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du manuscrit original, dans lequel le B, première lettre du nom de Babrias, avoit été métamorphosé en r (1); et c'est, comme on le voit, le changement d'une seule lettre qui nous a donné un fabuleux Gabrias, au lieu du fabuliste Babrias. Il est vrai encore que ces quatrains d'Ignatius étoient en grande partie tirés des fables de Babrias, que ce moine ignorant avoit resserrées, ou plutôt étranglées, autant qu'il l'avoit pu, pour les ajuster à son cadre, véritable lit de Procruste; et ceci n'est point une simple conjecture, mais un fait démontré par la seule inspection des manuscrits d'Ignatius, qui portent tantôt le titre de ivanov dianóvou Τεράςιχα διίαμβα εἰς τὰς μύθος τοὺς Αἰσωπικοὺς μεταφραστικά, tantot celui de Βαβρία ἐν ἐπιτομὴ μεταγραφὲν ὑπὸ Ιγνατίς Μαγίστρες (2). Mais les sources de cette corruption du hom de Babrias en celui de Gabrias, et de la méprise qui avoit fait attribuer au véritable Babrias les quatrains du moine Ignatius, étoient si généralement connues et si faciles à vérifier, surtout depuis l'excellente dissertation composée sur ce sujet par le célèbre Tyrwhitt (3), que la double erreur de M. de la Harpe dut paroître fort étrange aussi lui attira-t-elle, de la part d'un autre critique beaucoup mieux instruit dans ces matières, M. Boissonade, une réfutation trèssolide et très-vigoureuse (4).

A défaut de recherches, M. de la Harpe avoit un moyen bien simple et bien naturel de s'assurer que les fables si ridiculement renfermées en quatre vers n'étoient point l'ouvrage de Babrias, mais bien celui d'Ignatius. Ce moyen étoit de comparer les quatrains imprimés de ce dernier, avec les fragmens également imprimés de Babrias, et disséminés dans le Lexique assez connu de Suidas. Quoique M. de la Harpe ne paroisse pas avoir été très-familier avec la langue et la poésie grecques, il étoit impossible, s'il eût essayé de faire ce rapprochement, qu'il ne fût pas frappé de la différence énorme de la diction des deux écrivains. En supposant même que ce critique fût incapable de discerner le style barbare et plat d'Ignatius, d'avec l'élocution élégante et pure de Babrias, il pouvoit du moins, en jetant les yeux sur les quatrains du premier et sur les fragmens du second, se convaincre que les uns et les autres n'avoient pu sortir de la même plume, puisque plusieurs de ces frag

(1) Voyez l'Introduction de l'excellente édition qu'a donnée M. Coray des Fabulistes grecs, p. 27. (2) Cf. Biblioth. grecque de Fabricius, tom. 1, p. 635

de la nouvelle édit., et la Dissertation de Tyrwhitt sur Babrias p. 6 et 13.

(3) Dissertatio de Babrio, &c. Londini, 1776. Elle a été imprimée deux fois depuis la première par Harles, Erlang, 1785; la seconde, dans une nouvelle édition des Fables grecques de Furia, Lips., 1810.

(4) Journal de l'Empire, 4 octobre, 1812.

mens excèdent la mesure du quatrain, et que tous indiquent, par la contexture et le mouvement de la phrase, qu'ils appartenoient également à un cadre plus étendu. Voilà donc un moyen matériel de vérification, si je puis m'exprimer ainsi, qui eût dû prévenir l'erreur de M. de la Harpe, et qui n'eût exigé de sa part qu'un peu d'attention et de calcul. Mais ne poussons pas plus loin une discussion qui seroit déjà trop longue, si la méprise qui en a fourni le sujet, n'avoit servi en même temps à éclaircir quelques faits relatifs à Babrias et à ses fables, dont je dois exclusivement m'occuper."

La première question à laquelle je dois satisfaire, est celle qui concerne l'auteur même de ces fables. Quel est ce Babrias, dont on nous annonce trois livres d'apologues écrits en vers choliambes (1), et dont le nom ne s'est sauvé de l'oubli qu'avec tant de peine et à travers plusieurs altérations successives! Le court article que Suidas a consacré à ce fabuliste (2) ne peut servir à contenter notre curiosité, puisqu'il ne nous apprend rien autre chose, sinon que Babrius ou Babrias avoit composé dix livres de fables, lesquelles n'étoient que les fables mêmes d'Ésope, originairement écrites en prose. Les autres auteurs ou lexicographes qui ont mentionné le nom de Babrius, tels que l'empereur Julien (3), Festus Avienus (4), Jean Tzetzès (5) et le Grand Etymologiste (6), ne donnent aucun autre renseignement, et se bornent à citer des fragmens plus ou moins étendus de ses fables, fort répandues et fort estimées de leur temps. Ces fragmens, au reste, qui ne sont nulle part plus nombreux et plus considérables que dans le Lexique de Suidas, suffisent pour faire connoître le style et la manière de l'auteur. Plusieurs fables entières, qui ont échappé au naufrage (7), confirment ces notions, et justifient les jugemens avantageux portés par les anciens eux-mêmes sur les productions de Babrias. On y trouve de plus des raisons plausibles pour assigner l'âge de cet écrivain aux temps où la langue grecque étoit encore dans toute sa pureté ; et cette induction, tirée de l'élégante simplicité de la diction de Babrias, a été changée en certitude par un passage du Lexique d'Apollonius, où se trouvent cités des vers de Babrius, à la vérité, sans le nom de l'auteur, mais dont le sens, le style et la mesure attestent

(1) C'est par une erreur assez souvent reproduite, et dont la source est dans le texte même de Suidas, qu'on les a appelés choriambes; mais Tyrwhitt avait corrigé cette faute. (2) Suidas, voce Babeias. (3) Julian. Epistol. 59 ad Dionys., ed. Petay. (4) In Præfat. ad Theodos. Imper. (5) Chiliad. XIII, v. 258, 264, 495. (6) Voc. Ομφαξ, et voc. Πεπρωμένον, (7) Ce sont les cinq premières du Recueil de M. Berger..

indubitablement la main de Babrius (1). Il résulte de ce rapprochement fait par Tyrwhitt, que Babrias étoit au moins contemporain d'Apollonius, c'est-à-dire, qu'il vécut dans le siècle d'Auguste. Un savant critique de nos jours, M. Coray, charmé de la beauté du style de cet auteur, le croit encore plus ancien, et le raporte, mais sans aucune autorité, au temps où florissoient Bion et Moschus, deux célèbres poètes bucoliques (2), que le temps n'a guère moins maltraités que Babrius. Le nouvel éditeur, M. Berger, a cru pouvoir ajouter de nouvelles raisons à celles qu'on a jusqu'à présent employées pour déterminer l'âge de ce fabuliste. Il remarque (3) que Festus Avienus, dans sa préface, cite Babrius avant Phèdre; mais il cite aussi Horace avant Babrius d'où l'on voit qu'on ne peut rien conclure de certain sur l'époque précise de celui-ci. Les deux autres argumens de M. Berger sont encore moins péremptoires. Il prétend que, dans deux des fables qui nous restent de Eabrius ( la dixième du livre I, et la première du livre 111, dans le recueil du nouvel éditeur), cet écrivain, parlant de la corruption des mœurs de son siècle et des révolutions de toute espèce dont il avoit été témoin, n'a pu faire allusion qu'aux temps des proscriptions de Sylla; d'où il suit, selon M. Berger, que Babrius fut nécessairement le contemporain du dictateur. Mais qui ne sent que ces moralités, ces déclamations contre le vice, dont chaque siècle a fourni d'abondans matériaux et de nombreux exemples, ne peuvent en désigner aucun en particulier Si l'on vouloit déterminer l'âge d'Esope d'après les mêmes principes, ne pourroit-on pas le placer au siècle de Philippe avec autant de probabilité que dans celui de Pisistrate!

On est donc réduit à des conjectures sur l'âge de Babrius, et à une ignorance complète sur tout le reste. La destinée de ses écrits n'a guère été plus heureuse que celle de son nom et de sa personne; et c'est le cas de rappeler ce vers si connu de Terentianus Maurus:

Habent sua fata libelli (4).

Des dix livres de fables que Babrius avoit composés, il ne reste que quelques fragmens, plus capables d'exciter nos regrets pour la perte de l'ouvrage entier, que propres à nous donner une connoissance exacte de l'étendue de son mérite. Il paroît cependant que cet ouvrage n'a disparu complètement qu'à une époque assez récente, puisque Tzetzès, qui écrivoit au XII. siècle, avoit eu sous les yeux le recueil de Babrius,

(1) Lexic. Homer., voc. "Aede; vid. apud Tyrwhitt, Dissert. laud. p. 2, edit. Harles. (2) Voyez la Préface de l'édition d'Esope par M. Coray, p. 20. (3) Notit. litter. de Babrio, p. xiij. (4) Terentian. Maur. de Syllabis, v. 1006.

et que les trois principales collections des fables grecques qui nous sont parvenues, et dans lesquelles se trouvent disséminés, de la manière que je dirai plus bas, un grand nombre de morceaux de Babrius, ont été formées dans le même siècle, ou du moins dans des temps peu éloignés de celui-là. A la vérité, Festus Avienus ne parle que de deux volumes, duo volumina, de fables de Babrius; et quelques critiques ont inféré de là que, dès le temps de cet auteur, c'est-à-dire, dans le siècle de Théodose, le recueil de Babrius se trouvoit réduit à deux livres. Mais il s'en faut bien que l'expression latine d'Avienus soit susceptible d'une interprétation aussi rigoureuse que le terme grec de Suidas, et l'on peut être surpris que ces critiques, du nombre desquels est le nouvel éditeur de Babrius, aient trouvé entre ces deux expressions si différentes une contradiction qui n'est sans doute qu'apparente: car, il est assez simple de concevoir que les dix livres dont parle Suidas aient été distribués dans les deux volumes que connoissoit Avienus. Après ces éclaircissemens, que j'ai crus indispensables pour donner à nos lecteurs quelque idée de Babrius et de ses fables, parlons de la nouvelle édition qui me fournit le sujet de cet article.

Le livre de M. Berger se compose de deux parties. Dans la première, qui se divise elle-même en quatre livres, il donne le texte des fables et narrations grecques, dont la traduction métrique en langue allemande forme la seconde partie. Je ne m'occuperai pas de cette dernière, non plus que du quatrième livre de la première, lequel étant exclusivement consacré à des narrations puisées à différentes sources, n'offre rien de commun avec les apologues proprement dits de Babrius. Je ne ferai qu'une seule observation sur cette seconde partie ; c'est que l'auteur auroit pu la rendre bien plus considérable, s'il eût voulu y réunir tout ce que les poètes et même les prosateurs grecs offrent d'apologues disséminés dans leurs écrits. Le genre de la fable est un de ceux que les poètes de la Grèce cultivèrent le plus anciennement et avec le plus de succès. Hésiode en avoit parsemé son poème des Euvres et des Jours, et M. Berger n'a pas manqué de recueillir ces précieux morceaux. Archiloque s'étoit aussi fréquemment exercé dans ce genre de poésie, et l'on peut en juger par la dissertation qu'un savant allemand, M. Huschkius, a composée récemment sous ce titre de Fabulis Archilochi. Le vaste recueil de l'Anthologie grecque offre une foule de fables écrites en vers par un grand nombre d'auteurs, tels que Callimaque, Léonidas de Tarente, Antiphile de Byzance, Lucien, Agathias, et qui prouvent qu'en aucun temps l'apologue ne cessa d'être cultivé par les meilleurs écrivains. Ceci me fournit encore l'occasion de remarquer la négligence

:

de M. de la Marpe, qui, dans l'article de son Cours de littérature ancienne consacré à la fable, trouve à peine quelques mots à dire d'Esope, et se tait sur cette foule de noms illustres qui, avant et après ce fabuliste, s'étoient distingués dans le même genre de composition, quoiqu'avec des talens différens.

Les trois livres des fables de Babrius, les seuls dont je veux m'occuper, sont écrits en vers choliambes, sorte d'iambes appelés ainsi, c'està-dire, boiteux, parce que le sixième pied étoit un spondée ou un trochée. Ce mètre, qui portoit aussi le nom d'Hipponax, à cause du fréquent usage qu'en fit ce poète (1), paroît avoir été plus particulièrement affecté à l'apologue, sur-tout après les succès qu'il obtint sous la plume de Babrius; et cependant ce fabuliste lui-même ne s'en étoit pas exclusivement servi, puisque Suidas (2) cite sous son nom trois vers hexamètres qui commençoient la fable du Rat de ville et du Rat des champs. Mais peutêtre devons-nous penser, avec Tyrwhitt, que Suidas s'est trompé en attribuant à Babrius des vers qui paroissent, par la mesure, aussi étrangers à sa manière habituelle, et non pas, comme le prétend le nouvel éditeur, que Babrius avoit indifféremment employé dans le recueil de ses fables des vers de plusieurs mètres différens, sorte de mélange réprouvé par le goût des Grecs, et qui avoit déjà attiré au poète Chéræmon la juste censure d'Aristote (3). Quoi qu'il en soit, il se présente, à la seule inspection de ces trois livres de fables, une question bien naturelle. Comment et de quelles mains l'éditeur a-t-il a-t-il pu recueillir un débris aussi considérable du naufrage de Babrius! Jusqu'à ce jour, on n'en connoissoit que cinq fables entières, que Tyrwhitt avoit le premier réunies et en grande partie exhumées des manuscrits où elles reposoient ensevelies. Dans quels manuscrits inconnus, d'après quelles nouvelles lumières, M. Berger a-t-il pu découvrir ou recomposer les soixante-dixhuit fables nouvelles dont il nous fait présent? Je vais répondre à cette question d'autant plus volontiers, que j'y trouverai l'occasion d'exprimer en même temps mon opinion sur le genre et le mérite du travail de l'éditeur.

J:

Les nombreux fragmens que Suidas a conservés sous le nom de Babrius, et quelques autres qu'il cite sans nom d'auteur, mais qui, par le style et par la mesure, décèlent évidemment la même main, ont dû

(1) Fragment. Anonym. de Metris, ms. Harl. 5635, apud Tyrwhitt, Dissertat. laud, p. 17, ed. Harles.

(2) Suidas, v. 'Erapeia; vid. apud Tyrwhitt, p. 14.

(3) Aristot. lib. de Poetica, c. 1.

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