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du khalife Mamoun, qui remplissent les sept dernières Nuits du texte arabe imprimé.

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Ibrahim, surnommé Mousali, ou de Mossul, non qu'il fût natif de cette ville, mais parce qu'il y avoit passé une partie de sa vie, étoit, comme l'on sait, le plus célèbre musicien de son temps; et ses talens lui valurent la faveur de plusieurs khalifes, dont il partageoit les plaisirs et les parties de débauche. On le surnomma par cette raison alnédim almousali, c'est-à-dire, le compagnon de table de Mossul. Son fils Ishak hérita de ses talens, de sa faveur et de son surnom.

Un jour donc que Mamoun avoit passé une partie de la nuit à boire et à se divertir avec Ishak, il lui prit fantaisie de se retirer dans son harem, mais à condition qu'Ishak attendroit son retour pour recommencer à boire avec lui au lever de l'aurore. Mamoun oublia qu'il avoit promis à Ishak d'être promptement de retour; et celui-ci, se lassant de l'attendre, profita de la grande liberté dont il jouissoit dans le palais, pour persuader aux huissiers et aux serviteurs du khalife de le laisser sortir. Il ne voulut point souffrir que personne l'accompagnât, Comme il se rendoit chez lui, un besoin naturel l'obligea à se retirer dans une rue détournée. Après avoir satisfait à ce besoin, il remarqua qu'un grand panier garni de quatre anses étoit suspendu par des cordes le long d'une muraille. L'espoir de quelque aventure singulière ayant frappé son imagination, il se plaça dans le panier, qui fut aussitôt enlevé et hissé au haut de la muraille. Là, Ishak fut reçu par quatre jeunes filles qui lui demandèrent s'il étoit un ami, ou un nouveau venu. Sur sa réponse qu'il étoit un nouveau venu,' on le conduit, à la lueur d'un flambeau, dans un appartement décoré des meubles les plus riches, et on l'invite à s'y asseoir. Au bout de quelques instans, une portière se lève, et Ishak voit entrer une femme extrêmement belle, précédée d'un grand nombre de serviteurs portant, les uns des flambeaux, les autres des cassolettes où brûloient l'ambre et le bois d'aloès. Cette dame salue Ishak, le fait asseoir à la place d'honneur, et s'informe de lui quelle circonstance l'a amené en ce fieu. Ishak, sans se faire connoître, et sans faire aucune mention du khalife, raconte son aventure. Répondant ensuite à quelques autres questions, il se donne pour un marchand d'étoffes de Bagdad, né dans une classe médiocre. La dame met après cela la conversation sur des matières de belles-lettres et de poésie, et montre dans tous les genres de littérature une étendue de connoissances dont Ishak n'est pas moins ravi que de sa beauté. Provoqué à son tour par sa belle hôtesse, il lui récite les vers les plus spirituels de différens poètes anciens et modernes, et lui raconte des anecdotes piquantes. La dame, étonnée de trouver tant de talens dans un commerçant, et enchantée

de sa conversation, fait apporter une table richement servie; le vin suc cède aux mets; et la conversation s'animant de plus en plus, Ishak, que les prévenances de la dame avoient enhardi, déploie encore plus d'érudition et de talent qu'il n'avoit fait auparavant. La dame, de son côté, ne reste point en arrière; mais, la nuit s'avançant déjà, elle s'informe si son hôte sait jouer de quelque instrument. Ishak s'en excuse, et dit que, quelques efforts qu'il ait faits pour acquérir ce genre de talent, il n'a pu y réussir; mais il invite la dame à ajouter elle-même le plaisir de l'en tendre à ceux qu'elle lui a déjà procurés. Elle y consent, se fait apporter un luth et chante des vers propres à flatter son hôte. Mais bientot l'aurore paroît, et la dame s'empresse de congédier Ishak, après lui avoir recommandé le secret. Il est reconduit par une vieille femme à une porte de derrière, et se rend chez lui pour prendre quelque repos.

A peine étoit-il endormi, que des gens envoyés par Mamoun viennent le chercher; Ishak se rend au palais, et prétexte une excuse pour se justifier de n'avoir pas attendu le prince comme il l'avoit promis. Le khalife, satisfait de son excuse, se met de nouveau à boire et à se divertir avec lui, comme la veille. Cette journée et la nuit suivante se passent comme les précédentes. Le khalife entre dans son harem, et Ishak promet de ne point quitter le palais; mais à peine le khalife est-il sorti, qu'Ishak se fait ouvrir les portes et retourne tenter la même aventure qui lui avoit si bien réussi. Il n'est pas moins heureux cette nuit que la précédente. Entre autres divertissemens, son hôtesse lui chante diverses chansons, et lui demande s'il en connoît l'auteur; sur sa réponse -négative, elle lui apprend qu'elles sont de la composition d'Ishak. Que seroit-ce, ajoute-t-elle, si vous les lui entendiez chanter à lui-même! Le matin étant venu, Ishak rentre chez lui, et il est de nouveau mandé par le khalife. Cette fois, Mamoun se montre un peu plus difficile à recevoir ses excuses; cependant il lui pardonne encore son étourderie, et cette troisième journée voit se renouveler tous les événemens des deux précédentes. La nuit se passe pareillement avec toutes les mêmes circonstances: mais, pour cette fois, Ishak, sentant bien qu'il a tout à craindre du mécontentement de Mamoun, dit à la dame, avant de la quitter, qu'il a un cousin plus instruit que lui, et qui joint à toute sorte d'agrémens naturels un talent très-distingué pour la musique. Il demande et obtient aisément la permission de l'amener avec lui la nuit suivante.

Le lendemain matin, Mamoun se montrant très-offensé de la conduite d'Ishak, celui-ci lui raconte son aventure: le prince aussitôt lui témoigne le desir de la partager la nuit prochaine, et apprend avec plaisir qu'Ishak a prévenu ses voeux. A peine la nuit étoit survenue, que Mamoun

et Ishak se trouvent au rendez-vous : il est convenu entre eux que le khalife oubliera pour quelques heures sa dignité, et se présentera comme le camarade et le protégé d'Ishak. Ils sont donc conduits à l'appartement où la dame se rend : après les premiers complimens, elle reproche à Ishak, qui est déjà l'ami de la maison, de n'avoir point cédé la première place à son cousin, qui y avoit droit comme nouvellement introduit dans sa société : elle fait asseoir Mamoun à la place d'honneur, et s'informe quelle est sa profession; Ishak s'empresse de lui répondre que son cousin est commerçant comme lui, et qu'ils sont l'un et l'autre étrangers. Alors tous les plaisirs dont Ishak avoit joui les nuits précédentes, se renouvellent : on converse, on récite des vers, on mange, le vin est présenté à la ronde; enfin la dame, après avoir encore invité Ishak à chanter, chante elle-même en s'accompagnant de son luth. Le khalife, hors de lui, s'adresse alors à Ishak, les yeux enflammés de colère, et, avec un regard terrible, lui ordonne de chanter. Le musicien obéit, et chante quelques vers à la louange de Mamoun; le khalife, l'appelant toujours par son nom, l'oblige à prendre le luth et à chanter, en s'accompagnant de cet instrument, une chanson amoureuse.

La dame, reconnoissant alors que les étrangers qu'elle avoit reçus étoient le khalife et Ishak de Mossul, se retire précipitamment, et s'enferme dans un appartement reculé. Alors, par ordre du khalife, Ishak interroge la vieille femme qui avoit coutume de le reconduire, et apprend d'elle que la jeune dame est Bouran, fille du vizir Hasan ben-Sahel, à qui ce palais appartient. Mamoun fait venir Hasan, demande et obtient la main de Bouran. Ainsi se termine cette aventure, qui est parfaitement bien contée : les vers qu'elle renferme sont très-agréables.

Le texte arabe des Mille et une Nuits est, comme nous l'avons déjà dit, écrit en arabe vulgaire, c'est-à-dire, dans un style qui n'est point assujetti à la rigueur des règles grammaticales; cependant il ne s'en éloigne que sur très-peu de points, et il ne peut offrir aucune difficulté aux personnes qui possèdent bien l'arabe littéral. Quant aux mots qui y sont employés, il n'y en a qu'un très-petit nombre qui ne se trouvent pas dans nos dictionnaires. Il s'y rencontre aussi quelques locutions que je n'ai jamais observées dans les ouvrages écrits en arabe littéral. Je n'en ferai observer qu'une seule ; c'est celle-ci: fällo

et non credis quotiescumque afferunt tibi pabulum (p. 30). Elle se retrouve

فلما سمعت یا سیدی کلامها وبان عندى صدقها ما صدقت : encore dans ce passage bir auivi sermonem ipsius, et vera illam متى الصباح حتى ان اتيت اليك

locutam esse cognovi, non credidi quotiescumque illuxit aurora, donec venirem ad te (p. 61). Il résulte évidemment de ces passages que le sens des

mots est attendre impatiemment, montrer de l'impatience dans l'attente d'une chose. Cette expression a quelque analogie avec cette locution française et italienne, ne pas voir une personne où elle est, dont le sens est aimer quelqu'un avec une affection si vive, que, lors niême qu'on l'à sous les yeux, on éprouve encore à son sujet les mêmes inquiétudes que s'il étoit fort éloigné. Une autre locution qui mérite d'être remarquée, c'est celle-ci, al, employée dans le sens de deflorare virginem.

J'ai comparé le texte de notre imprimé avec les portions du texte du manuscrit de mylady Montague qui ont été publiées par M. Ouseley et par M. White, et qui correspondent à quelques-unes des parties de l'imprimé, c'est-à-dire, avec le récit qui sert d'introduction, et les huit Nuits tirées des aventures du troisième Calender. Dans ces Nuits, publiée's par M. White, il y a une très-grande ressemblance entre le manuscrit et l'imprimé. Quant à l'introduction publiée par M. Ouseley, la rédaction du manuscrit diffère totalement de celle de l'imprimé, et la différence est tout à l'avantage de la dernière. Je dois ajouter que le texte dont Galland s'est servi, est conforme, en général, à celui du manuscrit de mylady Montague. Je ne parle pas au surplus des fautes sans nombre qui défigurent le texte publié par M. Ouseley et le rendent souvent inintelligible: ces fautes ne doivent pas, je pense, être mises sur le compte du manuscrit.

Parmi les mots étrangers à l'arabe littéral que j'ai observés dans ce volume, il en est quelques-uns qui indiquent un ouvrage moderne; tel est le mot Ju, pour piastre (p. 339); pour eunuque ( p. 362 }; la, mot composé de l'arabe et du persan, pour chandelier (p. 402 ); pour asperger (p. 148).

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En deux endroits de ce volume, il est fait mention de canons que l'on tire en signe de réjouissance (p. 152 et 325); il y est également parlé des buveurs de haschisch, ou liqueur faite avec le chanvre, et l'auteur emploie les mots Lŵ (p. 348) et (p. 349).

L'auteur de cet ouvrage, ou du moins le rédacteur du texte imprimé, est tombé parfois dans un défaut très-commun aux Orientaux, et qui consiste à faire citer par les personnages d'un roman ou d'une fable', des faits ou des écrivains très-postérieurs à l'époque à laquelle l'aventure que l'on raconte est censée s'ètre passée. C'est ainsi que le troisième Calender, dont l'aventure se passe sous le khalifat de Haroun alraschid, vers l'an 160 de l'hégire, cite Motanabbi, qui ne florissoit que dans le IV.° siècle de la même ère (p. 250). Ce défaut est très-fréquent dans le roman intitulé publié à Calcutta en 1812, et dont les personnages citent fréquemment l'Alcoran et les traditions musulmanes,

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quoique la scène soit placée dans des temps d'une antiquité très-reculée. J'ai dit, en commençant cet article, que certains caractères ont paru indiquer que les contes des Mille et une Nuits avoient une origine persane. Cette observation, que j'ai répétée d'après plusieurs des écrivains qui ont traité ce sujet, n'est guère fondée que sur les noms des personnages qui figurent dans le récit qui sert d'introduction aux Mille et une Nuits. Les noms des deux rois Schehriar et Schah-zénan, et ceux des deux filles du vizir, Schehrazad et Dinarzad, paroissent en effet appartenir à la langue persane. Toutefois ces noms varient beaucoup dans les manuscrits. Dans le texte imprimé à Calcutta, on lit Schah-zéman au lieu de Schah-zénan, et Donyazad au lieu de Dinarzad. Je pense qu'on lit de même dans le manuscrit de mylady Montague, et que c'est par une méprise très-facile à commettre, que M. White a imprimé lis Dinazad pour les Donyazad. Je ne m'arrêterai pas à rechercher l'étymologie de ces noms; je me borne à observer que, dans le nom des deux sœurs, c'est certainement, comme le pense M. Caussin, le mot persan sl;, c'est-à-dire, né, qui entre en composition, et non azad sl libre, comme l'a cru M. Langlès: mais ce qui est plus essentiel à remarquer, c'est qué l'emploi de ces noms persans ne. prouve rien du tout par rapport au pays où ce recueil a pris naissance. Il suffisoit que l'auteur plaçât la scène du roman dans les contrées orientales de l'Asie, pour qu'il donnât aux principaux personnages des noms persans, ou, pour parler plus exactement, des noms formés à la manière persane. L'argument qu'on a tiré de ces noms, me paroît donc n'être d'aucun poids. Les contes des Mille et une Nuits, ceux du moins qui appartiennent incontestablement à ce recueil dans sa forme primitive, respirent par-tout le mahométisme et les mœurs des Arabes sous les khalifes Abbassides.

Nous finirons cet article en observant qu'il est permis de conjecturer que l'auteur primitif du recueil des Mille et une Nuits a laissé son ouvrage imparfait, et que, dans la suite, le cadre qu'il avoit imaginé a été diversement rempli par divers compilateurs. Alors l'édition complète et originale des Mille et une Nuits ne seroit qu'un être de raison, dont il faudroit dire ce que les Orientaux disent du roch et du läs ou griffon, qu'il n'a point d'existence sensible, log, expression qui, par une méprise assez bizarre, a été traduite ainsi dans les notes jointes au Voyage de Sindbad le Marin: il n'a pas la porte de la sortie de l'existence, c'est-àdire, il est immortel, (Voyages de Sindbad le marin, p. 149.)

SILVESTRE DE SACY.

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