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UN PAYSAGE, PAR M. TH. ROUSSEAU. Deux ou trois grands arbres, une prairie qu'ils encadrent, quelques vaches au bord d'une mare, au fond le soleil qui descend derrière la mer, voilà tout le tableau. Un paysagiste, il y a trente ou quarante ans, n'eût pas entrepris de peindre une scène si simple: il eût voulu ajouter des ornements à la nature; il lui cût fallu tout au moins bâtir un temple à Neptune au premier plan sur la droite, un aqueduc là-bas vers la gauche; puis figurer, près des vaches, une scène

mythologique, le crédule Argus s'endormant d'ennui aux chansons de Mercure, ou le fils d'Alcmène traînant sur la terre les restes palpitants de Cacus, ou l'imprudente Europe entrelaçant une guirlande aux cornes du taureau ravisseur, ou la pâle Eurydice tressaillant à la morsure du serpent caché sous l'herbe émaillée de la prairie. C'est là ce que l'on appelait un paysage historique, le seul qui parût alors digne d'exercer le pinceau des maîtres. Le public avait entendu louer si exclusivement, pendant tant d'années, ce genre pompeux, qu'il ne s'habitua que peu à peu et difficile

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ment à suivre les jeunes artistes dans une voie nouvelle. Mais leur persévérance et leur talent ont enfin justifié ce que l'on considérait d'abord comme une témérité. On peut dire qu'aujourd'hui le préjugé a disparu : on rend justice à nos peintres paysagistes, et l'on reconnaît leur incontestable supériorité sur ceux de l'Empire. Ils aiment la nature sincèrement et pour elle-même; ils l'observent avec plus de scrupule et de finesse; ils en saisissent plus habilement et plus délicatement les nuances infinies. On citerait sans doute plus d'un artiste qui, en voulant éviter la fausse grandeur d'un art de convention, est tombé dans le commun et le trivial; plus d'un qui, par aversion du fini, s'est arrêté à l'informe; plus d'un qui s'est égaré dans la recherche d'effets plutôt bizarres qu'agréables, plutôt propres à étonner qu'à plaire et à émouvoir. Mais, à côté de quelques exagérations, combien d'œuvres où respire un sentiment pur, vrai, profond, poétique de cette admirable nature, qui manifeste avec tant de grandeur, de charme et de diversité la puissance infinie du Créateur!

M. Théodore Rousseau est un de ceux qui, les premiers, se sont détournés des traditions trop étroites de l'ancienne école. Il a voyagé, et il s'est préparé à l'art difficile où l'appelait sa vocation par des études indépendantes et une contemplation sérieuse. Depuis longtemps il est placé à un rang élevé dans l'estime des amateurs: sa réputation s'est faite d'abord à l'écart du public; on le tenait éloigné du Salon un

Dessin de Daubigny.

peu systématiquement, ce semble. En 1849, il a exposé trois tableaux : une médaille de première classe lui a été décernée. Ses confrères ont témoigné de leur considération pour son talent et pour son caractère en le nommant membre du jury pour l'admission des peintures à l'exposition de 1850. Le tableau que reproduit notre esquisse est de grande dimension: c'est une des œuvres les plus importantes de M. Rousseau; on peut y apprécier tout ce qu'il y a de fermeté dans son dessin, de ressources dans sa couleur, surtout de vivacité et d'éclat dans sa lumière. Parmi les autres tableaux que M. Rousseau a exposés cette année, on remarque particulièrement celui qui représente un jardin potager plein d'arbres fleuris, devant une maison rustique qui se détache sur un rideau de peupliers encore sans feuilles et perdus dans la brume. L'originalité empreinte sur cette petite composition, l'élégance du dessin, la fraîcheur des tons, laissent une impression durable dans le souvenir.

UNE FAMILLE DE PÊCHEURS

(Côtes de Normandie).

Dans aucune de nos provinces maritimes la pêche n'a pris autant d'extension qu'en Normandie. Il semble que les descendants des anciens rois de mer, établis dans la vieille

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égales, parce qu'il partage les gains entre les associés). | L'équoreur se trouve sur le rivage à l'arrivée des bateaux de pêche; il reçoit le poisson, surveille la vente qui en est faite aux marayeurs, reçoit l'argent et en reste responsable. C'est lui qui règle toutes les affaires de l'association, qui établit les partages, accorde des crédits aux associés, gouverne leurs gains et jusqu'à leurs épargnes. Un bon équoreur enrichit l'association à laquelle il préside, non-seulement par son administration, mais par son autorité sur les pêcheurs sociétaires, grâce aux conseils qu'il donne et fait suivre à chacun.

Il reçoit pour salaire un pour cent dans les pêches ordinaires, moitié moins dans les grandes pêches; mais pour ces dernières il n'a pas la responsabilité des recouvrements, qui doivent se faire, presque toujours, au loin et par intermédiaires.

Dans ces associations, les bateaux appartiennent habituellement à la communauté; chaque pêcheur n'apporte que ses bras et un certain nombre d'engins appelés appelets. Les parts sont établies d'après la quantité de filets ainsi fournis. Les sociétaires ne s'embarquent point tous en même temps, mais à tour de rôle, et d'après un arrangement amical dans lequel on consulte les besoins du ménage et les affaires personnelles.

Si un des associés meurt, sa veuve reste intéressée pour le même nombre de parts que le défunt, pourvu qu'elle entre

tienne la même quantité d'appelets et qu'elle loue un homme qui puisse s'embarquer à son tour.

Les pêcheurs trop pauvres pour fournir des engins en empruntent, et peuvent ainsi participer aux bénéfices de la société.

On prélève sur chaque pêche, et avant tout partage, le septième de la recette brute; c'est le fonds social destiné à entretenir les bateaux et à les remplacer si quelque naufrage les enlève.

Toutes ces conventions sont établies par l'usage et ne donnent lieu à aucune discussion. Fondées sur une justice naïve et sur un sentiment de fraternité sincère, elles forment un véritable code auquel personne ne pourrait se soustraire impunément. Le pêcheur qui ne remplirait point ses devoirs, qui chercherait à frustrer ses associés, ou qui voudrait décliner la décision de l'équoreur pour recourir aux tribunaux, se déshonorerait aux yeux de la commune et n'y trouverait plus ni sympathie, ni secours.

Le tableau dans lequel M. Tony Johannot a représenté l'intérieur d'une de ces familles de pêcheurs normands est une des œuvres les plus remarquables de cet éminent artiste lui-même en a reproduit l'effet tout à la fois brillant et harmonieux dans le dessin que nous publions. On y reconnaît facilement la main habile déjà révélée par tant de gravures et d'eaux-fortes si recherchées des connaisseurs. Les compositions de M. Tony Johannot, que nous nous fé

licitons de compter au nombre de nos collaborateurs, se re- | végétations ainsi superposées et concurrentes. Des gerbes

commandent par des qualités toutes personnelles : nous aurons plus d'une fois l'occasion de les apprécier. La grâce, un sentiment aimable, distinguent toutes ses œuvres; et outre la finesse du trait et la liberté des tons qui donne tant de charme et de couleur à l'ensemble, nul ne sait mieux que lui appeler la lumière sur le point qu'il veut faire ressortir, et forcer le regard le plus distrait à s'y arrêter.

LA MALADETTA.

de fleurs, d'asters, de bengales, de dahlias, jetées çà et là comme si elles croissaient d'elles-mêmes; d'autres bouquets plus gigantesques et non moins colorés, de peupliers, d'aunes, de frênes, de châtaigniers, les uns déjà jaunes et rouges, les autres dans toute la fermeté de leur verdure d'été, se multipliant près des habitations, leur donnaient à toutes un air d'aisance. Toutes les vingt minutes, presque régulièrement, se présentait un village, et sur les hauteurs on en distinguait encore d'autres avec de nouveaux champs, dressant les toits aigus de leurs clochers par-dessus les premières forêts. Cellesci, déjà pleinement engagées dans l'automne, n'offrajent plus que des couleurs rutilantes qui, sous l'action du soleil et de la perspective aérienne, prenaient dans le lointain des nuances si riches et si tendres qu'un peintre n'aurait osé les risquer, surtout avec le contraste du vert sombre et inflexible des sapins entassés dans les zones supérieures. Le fond de ce splendide paysage était éblouissant les longs glaciers de Crabioules, inclinés au nord et frappés par le soleil du midi,

Depuis longtemps j'avais envie de voir les montagnes à la suite des premières neiges. Bien qu'il s'en fonde toujours un peu, il en reste assez pour garnir les hauteurs et les relever par le contraste avec les vallées où règne encore la végétation dans toute sa force; et en même temps l'eau de fusion, se trouvant saisie sur les pentes par les premiers retours du froid, s'y arrète en toutes sortes de congélations que les neiges durables de l'hiver viennent bientôt recou- | réfléchissaient les rayons dans la direction de la vallée avec vrir. Ce n'est ni le spectacle de l'hiver, où, les neiges voilant jusqu'aux plus basses collines, il n'y a plus de contraste; ni celui de l'été, où, les neiges ne subsistant que sur quelques cimes culminantes, les montagnes moyennes n'ont aucune apparence qui les fasse trancher: c'est quelque chose à part, de très-brillant, mais aussi de très-fugitif, puisqu'il suffit, soit d'une nuée, soit d'un rayon, pour tout changer en un instant. Telle était la théorie que je m'étais faite, et j'avais à cœur de la vérifier à la première occasion.

Une belle fin d'octobre me la donna. Les Pyrénées se cachèrent dans les nuages et se perdirent entièrement pendant une huitaine de jours; puis l'enveloppe se déchira et la chaîne se dessina sur le ciel comme une dentelure d'albâtre; mais ce ne fut qu'un prélude, car dès le lendemain, le soleil faisant réaction, la neige ne parut plus sur les premières lignes qu'en filamente si ténus qu'on eût dit une damasquinure | d'argent sur de l'acier bruni. Il ne me fallait qu'une reprise de froid: elle se fit, et à six heures du matin, me dirigeant sur la Maladetta, je traversai, à son débouché des montagnes, la Garonne, torrentueuse comme tous les fleuves dans leur berceau, mais déjà respectable. L'aube blanchissait l'orient, et il faisait grand jour quand, après avoir franchi une saillie qu'il contourne, je retrouvai le fleuve. Il était dès-lors en plein pays de montagnes, encaissé entre deux longues pentes qui fuyaient en perspective devant moi. Le fond de cette vallée, surtout au confluent de celle de Luchon, est d'une admirable opulence, et je me réjouissais, en en savourant pas à pas les riants tableaux, d'avoir manqué une diligence où je devais prendre place. La saison étant en retard, la campagne semblait au début de l'automne. Les prairies qui en partagent le fond avec les vignes et les maïs s'émaillaient de fleurs comme en juin, et toute la population, profitant de la beauté du jour, travaillait aux regains dont l'odeur balsamique remplissait l'air. La route était chargée d'attelages de bœufs, et je ne me lassais pas d'admirer ces robustes animaux, dont on dirait que l'espèce, plus favorisée à cet égard que celle du cheval, refuse d'admettre la laideur. La vendange restait à faire, et les deux côtés du chemin étaient garnis dans toute leur étendue de festons de pampres ployant sous les grappes. Quel aspect différent de ces maigres buissons noués à de secs échalas, qui constituent presque partout nos vignobles! Ici les échalas sont inconnus on plante le cep au pied d'un petit arbre droit et bien tenu, de 4 à 5 mètres de hauteur, généralement un érable; les pampres, se développant, lui forment un surtout qui le revêt entièrement, et les branches les plus vigoureuses, passant en guirlandes d'un arbre à l'autre, constituent dans les quinconces un plafond continu de verdure, sous lequel, aux rayons tamisés du soleil, s'élèvent les maïs. Rien ne donne une plus vive impression de la fertilité des champs que ces deux puissantes

une telle vivacité, que l'œil avait peine à en soutenir l'éclat;
et je me rappelle surtout leur effet à travers le feuillage d'un
| magnifique bouquet de saules pleureurs, sous lequel, assis
au bord du fleuve, je me complaisais à rassembler noncha-
lamment dans un même regard les beautés étagées des trois
saisons.

C'est au milieu de ces enchantements que j'atteignis Luchon : depuis longtemps tous les baigneurs s'étaient enfuis; la ville, avec ses grandes lignes d'hôtels, maintenant silencieux, privés de vie, portes et fenêtres fermées, enveloppée par les grands arbres qui l'ombragent au dedans et au dehors, ressemblait au palais mystérieux de la Belle au bois dormant. J'en sortis le lendemain au soleil levant, sur un poney de la montagne, me dirigeant vers le col de Venasque, où l'on m'avait assuré que je trouverais encore libre passage. La vallée, à demi barrée par un monticule que surmonté une tour carrée, bâtie, à ce que l'on dit, par les Maures, se roidit promptement et se resserre. On perd presque tout de suite de vue les champs et les prairies, et l'on entre dans une magnifique futaie de hêtres, de sapins et d'ifs séculaires, qui garnit les flancs abrupts de la vallée aussi longtemps que les lois de la végétation lui permettent d'aller. Elle expire à deux heures de Luchon, aux abords d'une pauvre station connue sous le vieux nom d'Hospice, où les voyageurs trouvent en tout temps, outre l'abri, le pain, le vin et le feu. Lorsque l'hospitalier, chassé par les excès de l'hiver, redescend à Luchon, il laisse la porte ouverte et la salle garnie : les passants prennent ce qu'ils veulent et en déposent le prix sur la table; dette sacrée et à laquelle nul ne manque.

C'est à cette station que commence à proprement dire le passage. Elle est dominée par une cime très-élevée, taillée en obélisque, et qui semble dominer toutes les autres: on la nomme la Pique. A droite s'ouvre la gorge qui aboutit au port de Venasque; à gauche, celle qui monte à la Picade: celle-ci se contourne, et son extrémité est masquée par la Pique; mais la première se découvre jusqu'à son sommet, qui est à trois heures et qui semble à deux pas. Je m'étais proposé de déboucher de ce côté sur la Maladetta; mais l'hospitalier me prévint que je n'y réussirais probablement pas avec mon cheval : des muletiers qui avaient tenté de passer l'avant-veille s'étaient vus contraints par la glace à y renoncer. Il n'en coûtait pas beaucoup d'essayer encore, et je priai un pasteur aragonais qui se trouvait là de prendre sa hache et de venir avec moi.

Les premières rampes ne nous offrirent aucune difficulté. Nous quittions rapidement l'automne de la forêt pour entrer dans l'hiver des régions supérieures. La terre durcie par la gelée, le gazon brûlé et saupoudré par une poussière de neige balayée des hauteurs, çà et là quelques buissons de hêtres rabougris et dépouillés de feuilles, pas un brin de verdure,

pas un petit oiseau, une bise glaciale qui nous gerçait les mains et le visage : voilà nos premiers pas. Mon Aragonais, en culotte courte, bas blancs, sandales, bras de chemise, avec un bandeau sur le front pour toute coiffure, rendait le climat plus saisissant encore par le contraste. Après une heure et demie à travers ces frimas, arrivés à la première ligne d'escarpements, nous vîmes l'obstacle. Les filets d'eau qui glis- | sent sur les rochers s'y étaient gelés, et, ne discontinuant pourtant pas de suinter du sein des fissures, avaient revêtu les parois, du haut en bas, d'un véritable manteau de glace. On eût dit une coulée de cristal sur un fond de marbre noir. Quelques dentelures entièrement nues, décorées seulement de rubans de neige arrêtés dans les stries; ailleurs des masses en surplomb, chargées à leur partie inférieure de pendentifs gigantesques; parmi tout cela, de petites cascades toujours en mouvement, et dessinant sur la pierre humectée des lignes d'un noir intense, formaient des complications qui relevaient encore la magnificence de ce spectacle, éclairé par-derrière et brillant sur ses arêtes de feux brisés et miroitants. Jamais je n'avais vu les montagnes dans une telle toilette. Des infiltrations à peine sensibles pendant la belle saison étaient maintenant admises, par l'effet de l'entassement de leurs eaux, à faire figure dans l'ornementation générale. Malheureusement, dans un tel concours, l'humble sentier lui-même avait reçu sa part d'écharpes et de festons. La hache de mon compagnon commença bien à y tailler quelques entames qui permettaient aux fers de mon cheval de se poser; mais nous reconnûmes bientôt que les revêtements étaient trop étendus et trop multipliés pour ne pas nous donner beaucoup plus de travail que nous n'étions décidés à en faire. Je troquai donc ma monture pour le bâton ferré du pasteur, et je continuai | ma course en fantassin.

à peine permis de distinguer dans le fond de l'abîme mon cheval qui, suivi du pasteur, finissait d'en descendre en tournoyant les rampes inférieures. Le plateau des lacs, avec son âpre entourage, m'interceptait l'horizon, sauf dans la direction de la vallée, où je voyais les montagnes s'élever encore par-dessus les plans de neige. Nul vestige de l'homme. Un aigle croisait d'un bord à l'autre au-dessus de ma tête. Il était assez rapproché pour me laisser distinguer tous les détails de sa sauvage personne: ses larges ailes rousses, ses serres contractées sous la poitrine, son mouvement de tête scrutateur de droite à gauche. « Va, lui disais-je, écumeur des airs, barre tant qu'il te plaira ce chemin; tu as mal choisi ton poste, et je te souhaite d'y demeurer encore! » J'avais aperçu, en effet, de l'hospice, trois ou quatre vols de ramiers qui, chassés par la saison, effectuaient leur passage en Espagne ; mais au lieu de donner dans le col de Venasque, à la vérité moins élevé, mais plus effrayant par sa sévérité pour ces timides habitués de nos bois, ils se dirigeaient vers la Picade, où quelques derniers arbres, leur seule défense contre les puissantes envergures, les encourageaient à passer en leur offrant des conditions meilleures. Ces pauvres oiseaux n'en étaient pas moins dans une agitation terrible: tantôt ils s'élevaient avec une apparence de résolution, puis tout à coup, comme saisis d'un vertige, ils se rabattaient en désordre sur les arbres, pour recommencer bientôt le même manége. Ils arrivaient peut-être à découvrir, dans leur ascension, quelque autre aigle en embuscade, dont celui qui croisait au-dessus de moi n'eût été que le compère; mais le seul effet de la nature, qui dans les hauteurs les frappait de tous les traits de cet hiver dont la seule prévision les faisait fuir d'instinct vers le midi, suffisait bien pour expliquer leur épouvante. « Peut-être, me disais-je, Il y avait dans le sentier ou dans ses alentours tant de quelques-uns d'entre eux étaient-ils, il n'y a encore que quelpierres éboulées présentant toujours quelque angle sûr, que ques jours, les hôtes de nos beaux marronniers des Tuileries; l'ascension n'avait ni difficulté ni péril. Aussi, sans la tenta-hôtes bien admirés et bien fêtés, nourris des gâteaux émie:tion d'ouvrir à chaque pas mon album pour tâcher d'y fixer, au moins par quelques traits, le souvenir de tant d'accidents curieux, ce passage eût-il été bientôt franchi. Sur les plateaux inclinés qui le dominent, le spectacle, devenu moins varié, offrait, en revanche, un caractère encore plus grandiose. La neige formait dans le fond de la gorge, large de trois ou quatre cents pas, des champs étendus sous lesquels s'ensevelissait le sentier. A droite et à gauche, des masses schisteuses de couleur sombre, à stratification presque verticale, venant au jour par leur tranche, se dressaient comme d'effroyables murailles, couronnées, à un millier de mètres de hauteur, par toutes sortes de dents, d'aiguilles et de crénelures. De ces sommets descendaient avec une régularité sévère, jusque dans la gorge, de longues bandes de neige intercalées dans les sillons de la reche, et quelques chutes d'eau, tombant sur des parois trop roides pour supporter la neige, demeuraient en évidence, bordées ou à demi recouvertes de congélations énormes. On eût dit les montagnes du Groënland ou du Spitzberg. Aux abords de l'ouverture du col, la nature polaire se montrait encore plus vive. Quatre petits lacs d'un vert sombre et transparent, complétement entourés de longs talus de neige; de temps en temps quelques amas de cette neige se détachant pour rouler en avalanches jusque dans l'eau, où ils flottaient quelque temps avant de s'y fondre; des pointes noires, chargées de lichens gris et jaunes, perçant çà et là le linceul; nul autre lointain que des sommets; au pied des escarpements qui ferment l'enceinte, un sentier se dissimulant entre les éboulis et venant donner dans un corridor tortueux, de deux à trois mètres de large, qui constitue le passage; et, pour couronner le tableau, ce ciel d'un bleu violacé qui dénote les alti ́tudes supérieures : voilà le lieu où je fis mes adieux au territoire de France.

J'avais entièrement perdu de vue l'hospice et les talus gazonnés qui lui succèdent : un dernier effort du regard m'avait

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tés devant eux par ces charmants enfants au milieu desquels ils voltigent si familièrement et si à l'aise! »

Tout en me retournant de temps en temps pour suivre les évolutions de mon aigle, je continuais ma montée sur la neige dans la réflexion sur cette loi si inconcevable de la nature, à qui il a plu de fouder l'existence d'une partie de ses créatures sur l'assassinat de l'autre. Le paysage atroce qui m'entourait, digne de servir de cadre à un Prométhée sur le Caucase, ajoutait son impression à mes pensées, quand j'aperçus tout à coup, à quelques pas devant moi, une empreinte sur la neige. Elle était si longue que je fus tenté, à première vue, de la prendre pour celle d'un ours; mais j'eus bientôt reconnu celle d'en énorme loup, légèrement allongée par le glissement. Cette vilaine bête, comme je l'appris en poursuivant ma promenade, aurait pu me servir de guide. Elle avait monté droit jusqu'aux lacs, dont elle avait exploré le tour comme pour y dépister quelque chamois; puis elle s'était engagée en connaisseur dans l'étroit corridor du col, d'où elle était descendue en Aragon du côté de Venasque, jusqu'à une distance que j'ignore; mais je retrouvai, sur le flanc de la Maladetta, cette même trace remontante, et de là dans le passage de la Picade, par où elle redescendait en Catalogne où je ne la suivis pas. Sur ces dernières hauteurs, on voyait sur la neige, en caractères très-lisibles, que le loup avait fait fuir une couple de renards qui y étaient venus, de leur côté, pour y surprendre sans doute une compagnie de perdrix blanches que j'avais effarouchées de loin et dont je ramassai, près d'un emplacement tout piétiné, quelques belles plumes. Comme il y avait encore beaucoup de brebis dans les environs de l'hospice, je me doutai bien que messire le loup y était allé faire dans la nuit quelque coup, et je n'eus plus d'incertitude à cet égard, lorsqu'en revenant j'aperçus le chien de garde qui, au lieu de me faire accueil par ses hurlements, filait en silence avec une mine piteuse, trafnant la patte, et la queue convulsivement serrée entre les

jambes. «Malheureux, lui dis-je, tu m'as bien l'air d'un vaincu!» Effectivement, le fermier de l'hospice me raconta qu'après mon départ, on avait découvert qu'il y avait eu dans la nuit six brebis de tuées, quatre à lui et deux au forestier. On venait de les rapporter pour les saler; car il faut savoir qu'ici, en général, le loup, contrairement au proverbe, ne mange pas les brebis : il les éventre, puis, après avoir écarté, avec ses dents et ses pattes, les intestins, il leur prend le foie tout trempé de sang. C'est un morceau plus tendre et qui lui agrée mieux que tout le reste. C'est ce qui justifie ses dégâts: six foies de mouton pour le déjeuner d'un tel seigneur, assurément il n'y a rien de trop!

Comme je faisais reproche en plaisantant au forestier, à lui chasseur par profession et par devoir, d'avoir laissé croquer impunément ses brebis : « Ah! monsieur, me dit-il, si ç'avait été un ours! » On ne le devinerait peut-être pas, mais il est infiniment plus aisé de se défaire d'un ours que d'un loup. L'ours est, au fond, de bonne pâte : si on le tracasse dans le canton où il réside, ou s'il n'y trouve plus une pâture suffisante, il se transporte avec bonhomie dans un autre où il prend ses quartiers; et s'il lui arrive, de temps à autre, d'y enlever quelque brebis, il la mange en conscience et ne la gaspille pas. Loin de mener une vie de vagabond, il fait élection de domicile, et une fois qu'on sait où il demeure, on est toujours sûr de le trouver chez lui. Aussi, malgré l'autorité si accréditée de la fable, peut-on dire qu'il n'y a réellement que peu de légèreté à vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Mais pour messire le loup, c'est une autre affaire. Il est monté sur d'autres jambes que son compère, et il en profite. On ne sait jamais où il est, et il n'y a pas à s'embusquer pour l'attendre, car on y perdrait sa peine. En brigand émérite, il fait son coup, se sauve à trente lieues, et ne revient pas. Au mois d'août, il y avait eu, en une seule nuit, quinze brebis d'éventrées: on avait fait une battue générale, on s'était mis à l'affût aux meilleurs endroits, on avait acheté un nouveau chien; plus de nouvelles du maraudeur; on n'y pensait plus, et puis tout à coup : « Au loup! au loup!... » Mais il n'est déjà plus temps.

Je crains que mon loup ne m'ait mené trop loin, d'autant que son histoire n'est pas le meilleur épisode de ma journée. De celui-ci je ne dirai que deux mots, car chacun partagera tout de suite ma compassion et mon plaisir. Je m'étais assis sur un quartier de roc, les pieds dans la neige, et je procédais à un déjeuner bien gagné, quand un murmure lointain de voix humaines, descendant sur ma tête, vint me frapper dans des solitudes effroyables comme celle dont il s'agit, c'est un son qui ne touche jamais l'oreille sans faire vibrer le cœur. Après quelques minutes, les survenants parurent enfin : c'étaient trois Espagnoles, trois pauvres femmes, deux déjà vieilles, et en avant, les pieds nus sur cette glace, une gentille enfant de douze ans. Je mourais d'envie de les voir auprès de moi. Elles passèrent noblement, sans sollicitation ni convoitise, et ce ne fut que sur ma demande que la petite m'avoua qu'elles étaient toutes à jeun depuis le grand matin et commençaient à souffrir. Je les comblai, car je ne sais quel bon génie m'avait inspiré de me charger d'un déjeuner copieux, et j'eus la satisfaction vraiment intense de les voir prendre place à une cinquantaine de mètres au-dessous de mon rocher, et m'animer ce désert en y déjeunant avec moi.

La fin à la prochaine livraison.

C'était un samedi soir. Le fermier Simon venait de rentrer un chariot de foin; il avait lui-même dételé les chevaux et les avait conduits à l'écurie; ses petits enfants, accourus audevant de lui, avaient saisi son fouet, et portaient la blouse et le chapeau qu'il venait d'ôter. Précédé de cette troupe joyeuse, il s'était assis sur un banc de pierre, près d'une table placée à l'ombre d'un vieux hêtre qui étendait ses

branches sur la porte de la cour. La bonne Marguerite, sa femme, avait posé sur la table un pot de cidre bien frais et une miche de pain cuit par elle. Le père, la mère, les enfants, formaient un groupe animé, plein de vie, de joie et de santé.

Un étranger vint à passer; il s'arrêta, et, saluant Simon, il lui demanda la permission de s'asseoir auprès de lui pour se reposer pendant quelques instants. La place lui fut offerte de bon cœur, avec sa part au modeste repas de la famille. Votre gaieté m'étonne, dit l'étranger; vous avez des journées fatigantes, des récoltes incertaines, de gros fermages à payer, des enfants à nourrir et à élever.

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-C'est vrai, répondit Simon; mais quand j'ai employé mes heures et mes forces au travail, quand j'ai fait aussi bien que je peux, quand je trouve, en revenant des champs, les soins de ma femme et les caresses de mes enfants, comment donc ne serais-je pas content? GRUN, Récits et pensées.

MARGARET FINCH.

Il n'est pas rare de rencontrer dans la littérature anglaise des allusions à Margaret Finch. Cette femme appartenait à la race mystérieuse des malheureux qu'on appelle Bohémiens en France et Gipsies en Angleterre (voy., sur les Bohémiens, la Table décennale). Elle était née à Sutton, dans le comté de Kent, en 1631. Pendant plus de quatre-vingts ans, elle parcourut les îles Britanniques en disant la bonne aventure. Les Gipsies du royaume l'avaient choisie pour leur reine. Arrivée à l'extrême vieillesse, elle fixa sa résidence à Norwood, dans un creux de rocher. Là, nuit et jour, elle restait assise sur terre, le menton appuyé sur les genoux, fumant et ne prenant presque aucune nourriture. Du reste, son indigence était volontaire et, pour ainsi dire, affaire de goût et d'habitude; elle aurait été riche si elle l'avait voulu en effet, sa

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célébrité de sorcière, son titre de reine, sa bizarrerie, attiraient vers sa caverne un nombre extraordinaire de visiteurs, qui presque tous étaient disposés à lui laisser des marques de leur générosité; mais elle était sans ambition. Dans l'étrange posture qu'elle avait adoptée, ses nerfs se roidirent en sorte qu'un moment arriva où il lui devint impossible de se lever elle mourut ainsi, en 1740, à l'âge de cent neuf ans. On l'ensevelit dans une petite boîte carrée que l'on transporta avec cérémonie à Beckenham, dans le comté de Kent; un sermon fut prononcé au bord de sa tombe, en présence d'un concours immense de peuple.

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