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métalliques dont Jennie ne pouvait détacher ses yeux; elle avait quitté son lit pour le mieux voir; elle était assise sur les genoux de la grand'mère, un bras passé sur son épaule, comme un enfant au berceau, et elle contemplait le houx avec enchantement.

Oui, c'était bien là la sombre verdure qui entourait la cabane où elle était née! Ces graines de corail étaient bien celles dont la mère lui faisait des colliers et des bracelets! C'est près de la haie de houx épineux que les voisines se réunissaient le soir pour raconter ou chanter les ballades !

Et ramenée à ces lointains souvenirs, la jeune fille murmurait d'une voie languissante les vieux airs d'Écosse, et la veuve, dont la mémoire s'éveillait, l'aidait et lui fournissait les paroles! Retransportées au fond des glens sauvages, toutes deux avaient senti l'air de la montagne et respiré le parfum de leur enfance! Charmante vision qui les affranchissait pour quelques instants de la vieillesse, de la maladie et de la misère ! Aucune d'elles ne voyait plus les solives poudreuses de la mansarde, le lit de paille, les meubles vermoulus, le poêle éteint! Grâce à l'imagination, l'arbuste avait grandi, il recouvrait tout de ses rameaux verdoyants, il avait transformé la misérable demeure en un de ces nids de verdure cachés aux fentes des highlands! Entendez-vous comme les oiseaux chantent, comme l'eau murmure dans les roches, comme les chants des bergers se répondent là-bas, de bruyère en bruyère. Tout abonde où tout manquait il y a un instant, et une petite branche verte a suffi pour ce prodige; elle a apporté la joie avec le souvenir !

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A ceux qui te conseilleront d'aller chercher par le monde, comme ton père, la fortune et les honneurs, réponds : « Je. n'irai pas au nord plus loin que l'ile Fair, au midi plus bas que la Yare; je ne quitterai pas la mer du Nord. Le Doggerbank m'a donné son nom, c'est mon parrain; il me nourrira, et je ne m'éloignerai pas des flots qui le recouvrent. » J'étais plus petit que toi, je n'avais guère plus de sept ans ; c'était au printemps de 1773, quand mon père me dit : James, tu viendras à la grande pêche. » Il y a maintenant quarante-cinq ans, et je n'ai pas oublié comme le cœur me bondit. Tout le monde était affairé sur le rivage et autour des barques. On achevait de tanner les seines, de réunir les barils, d'embarquer des tas de sel d'Espagne; et moi qui ne me sentais pas d'aise et me croyais d'un seul coup devenu homme, je voulais me mêler de tout. J'étais tantôt autour des chaudières où bouillait l'écorce de chêne, tantôt je voulais aider à soulever les filets qu'on y plonge pour les enduire, de cette brune gelée qui les renforce. J'étais partout à la fois, sous les pas de tout le monde, et je remboursai quelques coups de pied, quelques horions, sans en devenir plus sage., Enfin, toutes les barques appareillées, la flottille pavoisée, chaque homme à son poste, nous partîmes en poussant des houras, et je tenais si bien ma partie dans le concert que le, second de mon père me jeta un seau d'eau salée, en disant que « ce petit phoque qui criait comme un lamantin lui déchirait le tympan. » Le rendez-vous général était, comme de coutume, à Fair-Isle, entre les îles Shetland et les Orcades, et notre Herring-Buss (Buche), bonne voilière, eut bientôt

John Bolwer n'en veut point voir davantage; il quitte la pris les devants. Vers le soir, comme mon père, qui connaisfenêtre et retombe dans son fauteuil !

Désormais le secret lui est révélé; il voit que celui-ci a cherché son bonheur dans l'amitié; celui-là dans l'amour de la patrie, les autres dans les souvenirs du premier âge, tous en dehors d'eux-mêmes. Lui seul a vécu sans sympathie et sans mémoire, comme l'herbe inutile qui végète au coin de la ruelle déserte! Ah! maintenant il comprend que pour faire partie des vivants, il faut se mêler aux hommes ou aux choses par le cœur ! Et il se dit que, quand toutes les maisons sont illuminées pour la fête, si la maison noire reste seule obscure et silencieuse, c'est qu'il lui a toujours manqué ce qui éclaire toutes les ténèbres et ce qui donne toutes les joies un peu d'amour!

DOGGERBANK.

Voy., sur la Pêche du hareng, 1837, p. 355.

fait

sait au mieux tous ces parages, venait d'annoncer qu'ayant dévié à l'est nous étions à quinze brasses de fond sur le Doggerbank, qui s'étend entre la plage de Scarborough et le Horn, la corne du Jutland, je crus voir frémir au loin une longue ligne lumineuse, et je me frottai les yeux. D'abord la mer était toute noire; mais ses lames agitées s'étaient illuminées soudainement. «Voici les harengs ! » cria l'homme de garde; et je devins comme fou. Sans plus songer au serment que chaque pêcheur, au départ, de ne pas sortir un seul poisson de l'eau avant que la Saint-Jean soit passée, l'idée d'avoir le premier hareng de la pêche s'empara de mon esprit. Nous étions au 24 juin, mais loin encore de minuit; de sorte qu'aucun des nôtres ne se fût avisé de jeter la seine. La colonne serrée qui nageait au-devant de nous menaçait d'entraver notre marche. La plupart de nos hommes s'occupaient de la manœuvre, le reste semblait comme fasciné à la vue de cette houle vivante; car sur la ligne sombre des eaux chatoyaient, étincelaient de toutes parts des yeux miroitants Eh bien, oui, Doggerbank (1), disait un marin assis sur et de luisantes écailles. Personne ne faisait attention à moi; je un canot renversé, et parlant à son fils, jeune garçon de pus me glisser vers l'avant, et, au risque de passer par-dessus douze ans, qui écoutait, sérieux et immobile, debout de- bord, j'enfonçai dans ces flots animés une cape donnée par vant son père. Oui, je t'apprendrai aujourd'hui même pour- ma mère pour m'envelopper, et que j'avais en cachette amarquoi tu portes ce nom-là. Il ne te déplaira plus tant quand rée à un bâton. Je la retirai lourde; la respiration me mantu sauras qu'il me rappelle ma première et ma dernière qua; j'accourus vers le fanal de poupe, et je n'eus plus assez pêche. C'est sur ce banc de sable, c'est sur le Doggerbank, d'yeux pour admirer, au milieu d'un menu fretin qui retomba qu'est venue s'échouer ma vie de pêcheur; cette vie où l'on autour de moi en frétillant sur les planches, un énorme havogue sous la main de Dieu qui vous sauve à chaque marée. reng, d'argent dessous, vert changeant sur le dos, comme Je suis d'Yarmouth, comme mon père et mon grand- ceux que les Hollandais nomment groene harengs, et qui, à père, et je m'en vante. Si l'on nous traite, nous autres, de leur arrivée en juin, guérissent toutes les maladies; aussi harengs salés d'Yarmouth (salés ou fumés, peu importe), beau qu'un fin poisson de premier choix, il était plus gros c'est que nous résistons au feu et à l'eau. Je n'ai pas fait qu'un hareng de juillet, de la Saint-Jacques. Comme j'étais en comme mon père, j'ai quitté l'état; mais toi, enfant, tu contemplation à admirer ma prise, le second de mon père, le feras comme lui, entends-tu! A ceux qui te voudront tenter, bosseman, s'élança vers moi en poussant une clameur à me qui te parleront de devenir marin, officier, que sais-je ? (I renverser. «< Damné enfant! cria-t-il; c'est fait de nous!. y a plus de langues flatteuses pour tirer un brave homme de il a pèché le roi des harengs. » Mon père m'arracha des son métier qu'il n'y a d'écumes de mer, de serpules et autres mains ma cape qu'il lança dans la mer avec le beau poisson. vermines le long de nos sables pour amorcer ton hameçon.) C'est égal, reprit le contre-maître (un Frison qui ne (1) Doggerbank (banc des Chiens). C'est le nom d'un banc de m'aimait point); hareng hors de l'eau, hareng mort! Celuisable qui s'étend, dans la mer du Nord, entre les côtes du York-ci n'en réchappera pas; il ne nous ramènera plus, chaque shire et le Jutland. Dogger, dogre, est aussi le nom des gros bateaux pêcheurs hollandais qui exploitent ces parages,

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printemps, l'armée de ses compagnons. Maintenant je ne donnerais pas une caque vide de toute notre pêche. » A

barque et au foyer de mon père; à envier ce bonheur de revenir sur le pont couvert de poissons dont les écailles reluisent au soleil, et de voir, au retour, briller la goutte d'eau salée, comme un trop-plein de joie, dans les yeux de la femme, de la mère, de la sœur, des filles, qui accourent au-devant de vous; ce transport d'entendre les cris joyeux des enfants qui vous hèlent de loin, tandis que le feu flambe et petille, vous appelant à sa façon pour réjouir vos yeux et sécher vos membres. Toutes les mains sont occupées à vous aider, à vous soulager, à vous débarrasser; toutes les langues à vous envoyer des souhaits, à vous chanter la bienvenue. Avec vous, vous apportez le pain, l'abondance et le rire !...

dater de ce moment, je n'eus plus que rebuffades et fus, malmené par tout l'équipage. La pêche donna pourtant celte année plus qu'il n'était encore arrivé de mémoire d'homme, si bien que la mer ne semblait pas assez vaste pour contenir les innombrables bandes de harengs qui, poursuivies par les chiens de mer et les morues, poussaient devant elles les raies, les plies, les flétants et les carrelets. Toutes les petites baies étaient obstruées de poissons. On vendit un penny. (deux sous) les trente-quatre douzaines de harengs; on en donna gratis à qui en voulut, et les barques en étaient tellement chargées que quelques petits bateaux sombrèrent. Sur notre pont, il n'y avait plus place pour la manœuvre. Notre contre-maître eut le bras démis en tirant la seine pour la troisième fois. «La faute encore de ce petit requin d'eau douce!» dit-il. Les filets surchargés rompirent à notre deuxième voyage, toujours sur le Doggerbank. Enfin un dogre hollandais accourant à force de voiles nous aborda à Rien! répéta celui-ci; est-ce que la mer est avare? tribord, et il en résulta de telles avaries qu'il fallut renoncer Est-ce que ces bandes qui descendent de dessous les glaces à tenir la mer, et revenir au port se faire radouber. Il n'y du Nord ont cessé d'être innombrables? Est-ce que les feeut donc que pertes pour nous dans cette miraculeuse pêche melles des harengs ont cessé d'avoir chacune plus de dix qui enrichissait nos voisins. Je fus montré au doigt comme mille œufs à semer dans les baies? Eh! sans les pêcheurs et un porte-malheur, et l'année d'après j'étais mousse sur un les requins, à eux seuls les harengs combleraient la mer et de nos corsaires (un privateer). dessécheraient la Baltique. Eh quoi! leur armée est forcée J'ai passé ma vie errante à regretter ma place dans la de changer l'ordre de sa marche et de s'allonger en colonne

- Mais quand la pêche est mauvaise, et qu'il n'y a rien, ou seulement du fretin sur le pont ? hasarda le jeune garçon, jetant un coup d'œil de côté sur le galon d'or qui ornait le chapeau ciré du père.

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pour traverser le canal qui sépare le Groenland de la Norvége; et ce canal a soixante-dix lieues de largeur ! Dieu a envoyé le poisson, comme le blé, comme l'eau, comme la lumière et l'air, à tous, et sans compter.

J'ai assez souffert à poursuivre et piller des hommes; et quand il m'est né un fils, j'ai dit : « Il ne sera point corsaire pour dépouiller et détruire, comme son père; mais, comme son grand-père, il sera pêcheur pour apporter l'abondance et la joie au logis. » C'est alors que je te nommai Dogger

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Gravure de Henry Linton.

bank. Tu aideras à jeter la seine pour la première fois sur ce fond de sable où j'ai vu poindre avec tant de plaisir la première colonne de harengs, où j'eus le malheur de prendre un des conducteurs de leurs bandes. C'est là que tu te rendras demain sur le smack de ton oncle; et tu te rappelleras qu'il ne faut jeter ni hameçon ni filet avant que la Saint-Jean soit passée.

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On donne le nom de traines à ces menus bois qui forment | Ce fardeau, qu'elle transportait avec grande sueur et grande la lisière des forêts: ajoncs épineux, cépées rabougries, branches de taillis desséchées ou rompues par le vent, et que l'usage permet aux pauvres de ramasser pour leur chauffage d'hiver.

Qui n'a rencontré, dans le voisinage des bois, quelque vieille femme chargée d'une de ces bourrées liées d'une hart de genêt, et se reposant à la pente de quelque fossé?

TOME XIX. DÉCEMBRE 1851.

fatigue, avait demandé un long travail. Il avait fallu chercher l'un après l'autre ces rameaux de bois mort, les détacher avec la serpe, y joindre les broussailles qui bordent les fourrés, se déchirer à toutes les ronces et enfoncer dans toutes les ravines; car le ramasseur de traînes n'a droit qu'au glanage; les rebuts seuls lui appartiennent; partout où l'arbre est vivant et de belle venue, il faut qu'il passe, s'il ne veut

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Je lui demandai ce que c'était que ces enfants.

De pauvres orphelins, dit-elle avec compassion; leur

s'exposer aux réprimandes du garde. Mendiant de la forêt, il va prenant çà et là ce que le maître dédaigne, et picorant, pour les noires soirées de décembre, un peu de lumière | grand'mère prenait soin d'eux; mais voilà six mois que ses et de chaleur. pieds refusent de marcher et qu'elle est clouée sur la paille, si bien qu'à cette heure ce sont les petits qui la soignent, vous comprenez comment! Ça n'a rien, et ça vit d'aventure, sous la garde de la providence. Les voisins donnent tantôt un morceau de pain, tantôt une poignée de farine; et, vu que les innocents sont encore trop petits pour aller au bois, ils ramassent, comme vous voyez, les restes des pauvres gens.

Il faut avoir vu ce fagotage du pauvre dans les bois pour | bien comprendre la fable du bûcheron appelant la mort à son secours. Rien de triste comme ce labeur solitaire, au milieu des grands arbres qui entrechoquent leurs branches décharnées, et de ce profond silence interrompu par les seuls coups d'une serpe ébréchée. Le vent gémit sourdement dans le couvert; une bruine glacée pleure le long des troncs; la terre détrempée s'enfonce sous les pieds du fagoteur épuisé; et s'il s'asseoit un instant, à bout de vigueur, s'il cherche à l'horizon le toit de sa cabane pour reprendre courage, il n'aperçoit que les sombres voûtes de la forêt qui s'entre-croisent et se succèdent, ou les longues avenues désertes au bout desquelles s'encadre un coin de ciel pluvieux.

Le hasard nous conduisit, il y a quelques années, dans un carrefour de vente où nous rencontrâmes deux de ces ramasseuses de traînes qui fagotaient en commun. C'étaient des femmes déjà vieilles (deux sœurs, comme nous l'apprîmes bientôt), venues là de leur hameau, éloigné de plus d'une lieue, pour se procurer le bois de la semaine.

La plus jeune se plaignait amèrement de sa misère et de sa fatigue, tout en tordant les branches vertes dont elle se préparait à lier une énorme bourrée.

- Allez donc, jours de malheur! disait-elle, parlant à la plus vieille comme si elle se fût parlé à elle-même. Rien n'y manque, ici et là-bas ! Dans la futaie, c'est la pluie qui vous gèle; au logis, c'est la faim qui vous talonne,. Pourrais-tu me dire, tol, pourquoi nous sommes nées?

- Tu le sais bien, répondit doucement l'autre, qui continuait à élaguer les branches mortes nous sommes nées pour faire de notre mieux ce que lá nécessité nous commande.

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Et si je ne veux pas, moi? reprit aigrement la première; est-ce que j'ai demandé de vivre ? Je ne suis donc pas la fille de Dieu, comme les autres, pour qu'il me traite si durement?

- Dieu ne prend pas notre conseil, fit observer la vieille femme d'un accent pénétrant; il voit le monde de son œil, et il a tout réglé selon sa sagesse, tandis que nous autres nous ne savons rien. Crois-moi, pauvre fille, apaise ton cœur ; ne te révolte pas contre ce qui doit être, et puisque nous sommes venues au bois pour fagoter, achève palsiblement ton ouvrage; le Maître fera le sien.

Elles continuèrent à discuter ainsi quelque temps, l'une toujours en plainte, l'autre toujours soumise, et toutes deux me prenant à témoin pour s'appuyer de mon avis.

Cependant le fagot avait été achevé et chargé sur les épaules de la vieille. Je les suivis en les interrogeant. Leur histoire n'avait rien qui la distinguât de mille autres histoires. L'aînée était veuve, la jeune avait vieilli dans la célibat; toutes deux se trouvaient pauvres, sans famille, et vivant, comme les oiseaux du ciel, de ce que chaque jour apportait à leur faim. Celle qui avait été épouse et mère acceptait silencieusement la dure épreuve, et portait la vie comme son fardeau de traines, avec une vaillante patience; l'autre, au contraire, sevrée de toutes les joies, semblait retourner sans cesse vers la terre un regard irrité, et lui réclamer une part d'héritage dont elle se sentait frustrée.

Nous atteignimes, en causant, la lisière du bois.. Comme nous nous engagions dans le chemin creux qui conduisait au village, trois enfants, dont l'afné pouvait avoir sept ans, vinrent à notre rencontre.

Chacun d'eux portait serré contre sa poitrine un petit paquet de menues branches glanées, brin à brin, sur la route. Dès qu'ils aperçurent les ramasseuses de traînes, tous trois accoururent, et se mirent à recueillir les fétus qui tombaient de loin en loin du fardeau de la vieille femme,

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En parlant ainsi, la bonne vieille feignait de recharger son fardeau, et faisait tomber quelques branches que les enfants se hâtèrent de relever. Elle me regarda en souriant.

Monsieur voit qu'on a ses pauvres, dit-elle à demivoix; les chères créatures se chaufferont ce soir ! Et, tout en continuant, elle se mit à briser, dans le fagot, les rameaux à portée de sa main, et à les semer sur la route, tandis que sa sœur, complice du généreux subterfuge, ramassait elle-même les débris et les remettait aux enfants.

Toutes deux continuèrent ainsi jusqu'au bout du sentier, où les trois petits se préparèrent à rejoindre leur cabane. La plus jeune sœur réunit alors leurs glanes, et, voyant que tout pouvait tenir dans ses deux mains :

Eh bien donc les innocents n'en auront pas pour une flambée, dit-elle. Sur mon baptême, Jeanne, ce serait pitié de les renvoyer ainsi chez leur mère-grand; voyons, pas de ladrerie, jetez votre fascine à terre, que nous leur fassions une part.

La veuve ne se le fit point redire; le fagot fut délié, et la jeune sœur fabriqua elle-même une fascine proportionnée à la taille du plus grand des garçons; elle la lui chargea sur l'épaule, lui recommanda d'en être ménager, et le renvoya avec un souhait d'heureuse santé pour la malade.

Cette bonne action sembla dissiper sa sombre humeur. Elle prit à son tour le fardeau, l'enleva en s'aidant de la serpe, et dit avec une gaieté ironique :

— C'est pourtant vrai que l'on est récompensé du bien qu'on fait aux pauvres! Voilà que la bourrée qui vous faisait souffler d'ahan ne me pèse presque plus rien.

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Ah! Jésus, vous dites, comme ma sœur, monsieur, et je crois que vous avez raison. Ce que c'est cependant! pour ne pas tant sentir sa misère, il suffit de faire l'aumône.

Je me suis souvent rappelé depuis ce mot simple et touchant. Oui, la joie de secourir les autres nous fait oublier nos propres privations. Comment ne pas se trouver riche quand on peut donner?

Aussi, quelle générosité parmi les pauvres! Comme ils sont prompts à acheter, par le sacrifice d'une part de ce qu'ils possèdent, cette joie de protéger qui semble interdite à leur indigence! Lorsque le choléra-morbus décimait la population de Paris, un ouvrier et sa femme furent frappés presque en même temps, et laissèrent un jeune enfant encore au berceau. Un voisin, qui n'avait lui-même d'autres ressources que son travail, se présenta pour l'adopter. Des gens dont la prudence paralysait la pitié lui firent quelques observations.

-Bah! dit l'ouvrier en prenant l'orphelin dans ses bras, je ne risque jamais que la moitié de mon pain!

Oui, la moitié du pain de chaque jour, voilà ce qu'il est facile de sacrifier; mais ce que nous ne compromettons point aussi facilement, ce sont nos habitudes fastueuses, nos ruineux caprices, nos futilités opulentes. On partage, sans trop de peine, sa pauvreté; on est économe de sa richesse,

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LE SAGE PARMI LES HOMMES.

A quoi aboutissent tant d'efforts pour conserver la saintelé de ton âme? disait au sage un homme du siècle; ne vois-tu pas que, malgré toi, la corruption l'entoure, qu'elle la respire, qu'elle est forcée d'en vivre? Regarde à tes côtés, que trouveras-tu partout? Des fripons que tu dois souffrir, des lâches à qui tu parles, des scélérats qui se disent tes égaux. Ta vertu n'est qu'un éternel compromis avec le vice: partout tu le coudoies; il te souille, quoi que tu fasses, de ses éclaboussures. Tu vis forcément dans le torrent des infamies humaines, et, orgueilleux insensé, tu crois conserver ta pureté !

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Le même jour nous allâmes à Tierra-Blanca, le lendemain au village de Ventura habité par une trentaine d'Indiens Conibos, et nous marchâmes jour et nuit afin d'arriver sur l'Amazone à Naota. Nous passâmes devant Sapoté, où existait anciennement une mission pour les Indiens Majorunas; mais ces derniers l'ont détruite par le feu. Ils résistent à la civilisation, refusent tout vêtement, et se servent comme armes de sarbacanes, de lances et de flèches empoisonnées. Nous passâmes aussi devant le canal de Pucati qui se jette dans le Maragnon, et en marchant toute la nuit nous arrivâmes en face des îles de Cedro et de Tarapota. Vers trois heures de l'après-midi, nous entràmes enfin dans l'Amazone, qui vient se jeter à angle droit dans l'Ucayale. A ce point, ces deux rivières sont de dimensions à peu près égales, et peuvent avoir une demi-lieue de large. Aucune parole ne peut donner l'idée de la magnificence de ce beau fleuve, le plus grand et le plus étendu de tous les fleuves connus, qui nourrit tant de peuples, et dont les eaux, creusant incessamment ses rives, laissent à découvert des mines d'or et d'argent. Le pays qu'il traverse est un vrai paradis terrestre, et si les habitants aidaient un peu la nature, ses bords seraient de vastes jardins couverts de fleurs et de fruits. Coton, indigo, vanille, café, cacao, bois de toute espèce, y abondent. Les débordements de ses eaux fertilisent les terres, nonseulement pour une année, mais pour plusieurs. Ajoutez à ces richesses une abondance de poissons prodigieuse, mille animaux différents sur les montagnes, un nombre infini d'oiseaux, et dans le sein de la terre des pierres précieuses! qu'imaginerait-on de plus si l'on voulait peindre l'Éden ou les Hespérides?

Nous fimes notre première halte sur l'Amazone à Naota, une licue de remonte de l'Ucayale. Je mis pied à terre le premier, afin de porter une lettre à M. X..., négociant portugais. A peine avais-je salué M. X... qu'il me demanda si nous avions de la médecine Leroy; sur ma réponse négative, il devint d'une froideur extrême, et m'envoya au curé qui me reçut mieux, mais avec un sentiment de frayeur. Ses paroles s'échappaient péniblement de ses lèvres; cependant il vint avec moi chercher mon compagnon, tout en me disant qu'il ne pouvait nous offrir qu'une hospitalité modeste. Il avait avec lui un singulier petit homme, dont la tête était entièrement rasée à la manière des Indiens; quelques mèches rares tombaient sur ses yeux. Il avait environ

Le lendemain de notre arrivée eut lieu la fête de SaintFrançois. A peine le jour avait-il paru que le bruit des cloches et des coups de fusils nous annoncèrent le commencement des réjouissances. Nous étions prêts depuis six heures, et les Indiens étaient déjà en grand costume, chemise de coton blanc, pantalon pareil, les jambes garnies de grelots, un bonnet en plumes sur la tête et un panache à la main, attendant à la porte du couvent. Le père Plaza leur distribua trois dais et les accompagna à l'église. Vers la fin du service nos danseurs entrèrent et donnèrent une première représen- | tation qu'ils vinrent achever au couvent, où nous trouvâmes à notre arrivée la table couverte de mets plus curieux les uns que les autres. De temps en temps le père Plaza, sui-quatre pieds de haut. Cet homme n'était pas moins que le vant la coutume brésilienne, retirait avec ses doigts, du plat ou de son assiette, un morceau de poulet ou toute autre chose qu'il offrait à M. de Castelnau. Les Indiens ne cessaient d'apporter au père des bouteilles d'eau-de-vie que ce dernier prenait et goûtait dans un petit gobelet en bois du nom de matte.

La mission de Sarayacu est grande et bien tenue; une église est terminée et une autre en construction. Le village peat contenir environ mille à douze cents habitants, composés surtout d'Indiens des nations Panis, puis des Conibos, Chuntaquiros, Antis ou Campos. Depuis quarante-cinq ans le père | Plaza vit avec ces hommes, et les a habitués à une certaine civilisation.

Pendant le mois de repos que nous prîmes à Sarayacu nous fumes parfaitement traités par ce bon religieux et par les missionnaires qui sont avec lui. Il n'est aucun sacrifice qu'il n'ait fait dans l'intérêt de nos collections. Il envoyait des Indiens de tous côtés. Comme nous lui témoignâmes le désir d'avoir des poissons pour le muséum d'histoire naturelle de Paris, il organisa une pêche sur un lac voisin de Sarayacu qu'il fit empoisonner avec le barbasco (racine du Piscidia erihryna ou Jacquinia armillaris) : nous y allâmes accompagnés d'environ six cents Indiens.

Le 30 octobre, le père Plaza et le père Antonio nous accompagnèrent jusqu'au village de Belliem, où nous trouvames les embarcations qu'ils nous avaient fait préparer.

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gouverneur lui-même, le seigneur don Juan Gassendis, dont l'autorité s'étendait sur cinq autres villages, ainsi qu'il s'empressa de nous le dire. Si le curé parlait peu, en revanche monsieur le gouverneur ne nous laissait même pas le temps de lui faire une question.

Naola est habitée par les Indiens Cocamas, et se compose d'environ quarante à cinquante maisons construites en perches et recouvertes de feuilles de palmier. On trouve dans l'intérieur de presque toutes ces maisons un petit moulin à sucre très-grossier. L'église est un long bâtiment blanchi à la chaux. Il en est de même de la maison de don Bernardino. Jamais je n'ai vu autant de mosquites que dans cet endroit; ils y volent par millions, aussi insupportables par leur bourdonnement que par leurs piqûres. Il faut avoir été exposé à ces insectes pour se faire une idée de l'impatience qu'ils causent. Condamné à être toujours en mouvement dans l'espoir de les éviter, on succombe sous leur rage sans pouvoir se défendre.

Les principaux articles de commerce de Naota sont la salsepareille et le sel, qui vient de Huallaga, et que l'on apporte par pierres du poids d'environ 25 à 30 kilogrammes, et du prix de 4 réaux. Nous restâmes quelques jours à Naota pour enrichir nos collections zoologiques.

Le 15, nous partimes, et nous commençàmes notre descente sur l'Amazone. Nous nous arrêtàmes successivement aux villages des Omaguas, Iquitos, Orégones. L'extension

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