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nous n'avons jamais pu être payés. Les États d'Artois et de
Bourgogne, qui avaient traité même avant la création de la MÉMOIRE.
compagnie, eurent quelques peines à remplir leurs engage-
mens. Voilà comme les fonds dont nous croyions être sûrs
manquaient toujours aux époques prescrites, et l'on sait
combien ces déficits et ces fausses rentrées sont nuisibles
dans une entreprise. Voilà comment un ouvrage, qui devait
être fini en dix ans, en a duré trente-sept entre les mains de
la compagnie.

Toujours trompés, mais toujours bercés d'espérances, nous ne perdions point courage; nous nous bornions seulement à régler les progrès de notre carte sur la modicité des moyens. En 1777, nous avions déjà publié 105 feuilles; nous avions en outre 44 planches prêtes à graver, c'est-à-dire qu'il ne nous restait plus à lever de toute la France que la valeur d'une vingtaine de feuilles pleines, savoir : celles de la Provence et de la Bretagne. En 1778, les États de Provence se trouvèrent disposés à traiter. Ils nous demandèrent une carte particulière de la même échelle que la nôtre, et une carte générale réduite à une ligne pour 400 toises. Nous convinmes avec eux d'une somme de 27,600 livres en plusieurs paiemens proportionnés aux progrès de l'ouvrage; mais, quand tout était fait et livré, il se trouvait toujours quelque prétexte pour différer le dernier paiement, et, pour l'ordinaire, c'était autant de perdu pour nous. C'est ce qui nous arriva encore vis-à-vis des États de Provence.

Enfin, la carte de la France allait être absolument terminée, à l'exception de la Bretagne dont les Etats, depuis 25 ans, n'avaient encore pu se décider. Le Roi leur fit témoigner son mécontentement d'une indécision si obstinée. Ils se déterminèrent donc à passer un traité, qui fut signé le 21 septembre les membres de la commission intermédiaire et par

1781 par

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Cassini de Thury, qui s'engagea, pour la compagnie, à faire MÉMOIRE. lever la carte de la Bretagne sur la même échelle que celle de la carte générale, moyennant une somme de 40,000 livres payable par quart à mesure que l'ouvrage avancerait. De toutes les provinces de la France, j'ose le dire, la Bretagne est celle qui nous a donné le plus de peine, qui a offert le plus de difficultés en tout genre, de désagrémens de toute espèce, et dont nous avons été le plus mal récompensés. Soumis à l'examen et aux tracasseries de gens qui voulaient juger nos opérations et n'y entendaient rien, il nous a fallu répondre sans cesse à des objections sans fondement, écouter des plaintes vagues, et détruire les fausses applications des conditions du traité, qu'on nous accusait toujours de ne point remplir, le tout pour s'autoriser à ne point payer. Mon père n'éprouva que le commencement de ces contrariétés, il mourut en 1784, et n'emporta au tombeau que la satisfaction d'entrevoir la fin prochaine de la carte de France, la certitude de son entière exécution et de son plein succès. La Providence toujours juste ne voulut pas que l'auteur de tant de travaux, que celui qui, pendant 50 ans, s'était occupé et tourmenté de l'exécution d'une si belle entreprise, ne recueillit que les fruits amers qui devaient en être la récompense. Je remplaçai mon père dans la direction de l'ouvrage, et certes, ce fut pour moi un héritage bien funeste. La fatale destinée, qui m'a toujours substitué à sa place, m'a fait éprouver toutes les catastrophes qui étaient réservées à notre nom. Je ne m'en plaindrai point, s'il me reste au moins la consolation d'avoir pu démontrer que je n'ai rien fait qui pût les attirer ni les mériter.

Je pris le parti de me rendre dans le mois de décembre 1784 à l'assemblée des États de Bretagne, présidée par M. le comte de Montmorin. Ce ne fut pas sans peine et sans de

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fatigantes discussions que je parvins à lever toutes les difficultés, à éclaircir les mal-entendus qui avaient divisé jus- MÉMOIRE. qu'alors les directeurs de la compagnie et les membres de la commission intermédiaire. Celle-ci accusait les premiers de ne point remplir les conditions du traité, par exemple, de ne lui avoir point adressé en communication les triangles, les calculs et les dessins originaux de certaines feuilles; mais il se trouva que cette communication avait été faite à une commission de navigation qui l'avait demandée, et qu'on avait prise pour la commission intermédiaire. Cette méprise était bien pardonnable. D'ailleurs les directeurs avaient à se plaindre que lorsqu'ils envoyaient quelque épreuve on était un tems infini à la renvoyer, et que, pour les dessins originaux, les voyages leur faisaient éprouver des altérations fàcheuses et le risque d'être perdus ; il ne devait plus dorénavant êtrė permis de les exposer à de tels accidens. Quelques particuliers nous reprochaient aussi de n'avoir jamais vu nos ingénieurs chez eux; il se trouva que c'était dans des parties limitrophes de la Bretagne, qui avaient été levées vingt ans auparavant avec les provinces voisines: il était tout simple qu'on eût oublié le passage de l'ingénieur; d'ailleurs, je fis entendre à ces Messieurs qu'il était possible de lever un pays sans s'astreindre à aller voir tous les habitans, ce qui alongerait beaucoup trop l'opération. D'autres avaient imaginé de faire une savante critique de notre ouvrage. Ils avaient pris, tant bien que mal, avec le premier instrument venu, quelques angles entre des clochers, et les comparant avec les mêmes angles pris avec un rapporteur sur nos feuilles, ils avaient trouvé, comme on s'en doute bien, de grandes différences. Ceux-ci se plaignaient de l'oubli d'une métairie qu'on n'avait pas voulu placer pour éviter la confusion; ceux-là, que la carte était trop chargée d'objets et de noms qui la rendaient

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confuse. Quelques-uns trouvaient singulier qu'une carte de la MÉMOIRE. Basse-Bretagne ne présentât pas un coup-d'œil aussi agréable que celle des environs de Paris; je ne pus m'empêcher de répondre que c'était la faute du pays et non celle des ingénieurs. Mais le reproche dont je sortis le plus victorieux, fut celui que nous méritions cependant davantage, il regardait la nomenclature. J'avais eu l'adresse de consulter séparément, sur l'orthographe de certains noms bretons, des personnes différentes du même pays, qui ne s'étaient point accordées; j'eus le plaisir de les mettre en opposition et d'exciter entre elles une vive dispute, au milieu de laquelle je fis faire cette réflexion, que si des Bretons n'étaient pas d'accord entr'eux, il était bien pardonnable à mes ingénieurs, qui n'étaient pas du pays, d'être trompés sur l'orthographe bretonne par des indicateurs, par des recteurs, qui n'étaient pas membres des États, et dont il était facile de ne pas entendre ou de mal copier la prononciation, sur-tout pour les noms propres. Ce ne fut ainsi qu'avec une patience excessive et par une complaisance outre mesure à répéter vingt fois le même argument sur le même grief, reproduit vingt fois par différens membres des États, que je parvins enfin à persuader à MM. les gentilshommes bretons qu'ils pouvaient se reposer sur la bonté des moyens employés à lever leur pays, puisqu'ils étaient les mêmes que ceux dont nous faisions usage depuis 35 ans pour la levée de toute la France; que la partie topographique de la carte devait être bornée par l'étendue de l'échelle, qui nous forçait souvent à supprimer les objets les moins importans; la nomenclature était, sur-tout pour leur pays, la partie que dont nous pouvions le moins répondre; que d'ailleurs elle dépendait plus d'eux que de nous, puisqu'ils pouvaient la corriger eux-mêmes sur les épreuves que nous leur adressions à cet effet pour la vérification; qu'enfin, quelque tems et

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quelque soin qu'on y mît, un ouvrage tel que le nôtre né pouvait arriver à une perfection que tant d'autres productions MÉMOIRE. humaines n'avaient encore pu atteindre. On eut l'air d'abord de se rendre à mes observations. Plusieurs articles du traité de 1782 furent réformés; j'avais démontré qu'ils étaient plus nuisibles qu'utiles à l'ouvrage, et je revins à Paris plein de l'espérance de pouvoir en peu de tems achever la carte de la Bretagne. En effet, sept ingénieurs répandus dans le pays eurent entièrement terminé la levée en 1787; mais ce n'était pas le plus difficile de l'opération : la vérification restait à faire; je crus qu'elle ne finirait jamais. Nous étions convenus, et l'on tenait beaucoup à cette clause du traité, d'envoyer à la commission intermédiaire plusieurs feuilles ou épreuves gravées en ébauche de chaque planche, afin qu'elle pût les distribuer dans chaque canton pour être examinées et contrôlées par les personnes les plus intelligentes du pays. Ces envois et ces renvois ne finissaient pas; d'ailleurs ces personnes soidisant intelligentes brouillaient nos cartes, et y faisaient de prétendues corrections qui n'avaient aucun fondement et auxquelles on ne comprenait rien. Si nous envoyions les registres originaux et les calculs de nos ingénieurs, nos censeurs allaient chercher sur la carte les signaux, les arbres et autres points auxiliaires qui avaient servi à la liaison des triangles et à la levée, et ne les trouvant pas, comme de raison, ils traitaient cela d'omissions importantes et nous envoyaient de grandes listes d'erreurs. On voit par-là, combien ils étaient ignorans dans l'art de lever les plans, et combien il était dégoûtant pour nous d'avoir affaire à de tels juges. Il fallut absolument renvoyer partout des vérificateurs pour tâcher de démêler le vrai d'avec le faux, et pour faire entendre raison, s'il était possible, à des gens d'autant plus difficultueux qu'ils étaient moins instruits, et qu'ils ne cherchaient qu'à éluder les

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