Page images
PDF
EPUB

Ier

sciences ce fameux système de nivellement, ce grand principe MÉMOIRE. d'égalité, si fort à la mode dans ces tems-là? Eut-on l'intention de me conserver la prépondérance, en me donnant pour collègues mes propres élèves, préférablement à des membres de l'Académie mes confrères, qui cependant avaient toute espèce de droits à cette place, et avec qui j'eusse été plus flatté de partager mes anciennes fonctions? Les évènemens qui ont eu lieu par la suite montrent assez ce que l'on doit en penser. Quoi qu'il en soit, parfaitement informé des intrigues qui avaient amené cet ordre de choses, et de l'esprit dans lequel avaient été rédigés les nouveaux réglemens de l'Observatoire, je crus prudent et indispensable de céder la place et d'envoyer ma démission (1). On me donna pour successeur un jeune homme qui, sans doute, s'est montré depuis digne d'occuper un des premiers Observatoires de l'Europe, mais dont le choix, à cette époque, fut, j'ose le dire, d'autant plus extraordinaire, qu'il y avait à peine six mois qu'il s'occupait d'astronomie.

Ayant eu l'honneur de succéder à trois de mes ancêtres dans cet Observatoire royal, auquel la réputation de mon nom était si intimement liée depuis cent vingt-deux ans, dans cet Observatoire où, presque dès l'enfance, je m'étais consacré à l'astronomie, je devrais peut-être au public et à moimême la justification d'une démarche qui a pu trouver plus d'un censeur : mais, pour démontrer évidemment à tout le monde qu'il m'a été impossible de ne pas abandonner l'Observatoire, il faudrait rappeler des souvenirs et révéler des choses que la sagesse et la prudence ordonnent d'ensevelir dans un

(1) Je la remis entre les mains de M. Grégoire, le 6 septembre 1793, jour où, accompagné de M. Arbogast, son collègue au comité d'instruction publique, il se rendit à l'Observatoire pour voir l'éclipse de soleil.

Ier

éternel oubli. Je me bornerai donc ici à rendre compte de ce que j'avais fait précédemment pour remplir dignement les MÉMOIRE. fonctions qui m'avaient été confiées, et à faire connaitre le véritable état où j'ai laissé cet établissement en l'abandonnant à mes successeurs.

Les détails dans lesquels je vais entrer seront peut-être de quelque intérêt pour ceux qui s'occupent de l'histoire des sciences et des arts. Ils pourront même être utiles à des astronomes qui, plus heureux que moi, mieux secondés par les circonstances, et profitant de quelques-unes de mes idées, exécuteraient plus facilement des plans et des projets que les orages et les malheurs, survenus au milieu de ma carrière, ont entièrement renversés, en m'ôtant pour jamais le courage et les moyens de les reproduire.

Chargé de la direction de l'Observatoire bien avant la mort de mon père, à qui sa mauvaise santé ne permettait plus de s'en occuper, je résolus de réunir tous mes efforts pour obtenir, à quelque prix que ce fût, la restauration d'un édifice prêt à s'écrouler, et que je rougissais d'habiter, s'il ne devait plus lui rester de son antique splendeur qu'un vain nom et des ruines. L'insouciance et la pénurie qui avaient caractérisé les dernières années du règne de Louis XV, avaient laissé les monumens publics dans un délâbrement qui faisait l'objet de la honte de la nation française et de l'indignation des étrangers. Lorsqu'il en venait quelques-uns visiter l'Observatoire, il fallait les conduire avec précaution sous des voûtes dont les pierres, minées par les eaux, se détachaient fréquemment et faisaient courir aux curieux le risque de la vie. Aussi avais-je été obligé d'interdire l'entrée de la grande salle méridienne pendant l'hiver, sur-tout dans les tems de dégel.

Mais il ne suffisait pas de rétablir l'édifice; un Observa, toire n'est pas simplement un monument d'architecture; quel

Ier

que puisse être son mérite sous ce rapport, il est indigne de MÉMOIRE. son nom s'il n'est point meublé d'instrumens. C'est le cas où se trouvait l'Observatoire royal. Au commencement et jusqu'au milieu du règne de Louis XV, le goût particulier du monarque pour l'astronomie, les grandes opérations et les voyages entrepris pour la mesure de la terre, avaient donné lieu à la fabrication de plusieurs beaux instrumens, et avaient fait naître parmi les artistes français une heureuse émulation dont l'astronomie sut profiter. L'Observatoire avait été muni alors de muraux, de grands quarts de cercles mobiles, ouvrages des Langlois, des Canivet, des Lennel, qui étaient en ces temslà les plus célèbres constructeurs d'instrumens d'astronomie. Mais au moment où je pris la direction de l'Observatoire, ces vieux talens étaient éclipsés par les Bird et les Ramsden, artistes anglais qui avaient porté leur art à la plus haute perfection, laissant bien loin derrière eux les Français, à qui ils avaient enlevé presqu'entièrement le commerce des instrumens d'optique et de mathématiques. C'est ce que je représentais souvent, c'est ce que je faisais valoir fortement auprès des ministres, à qui je répétais sans cesse qu'il était illusoire pour moi de me trouver le directeur d'un Observatoire tombant en ruines et dénué d'instrumens.

Mes plaintes eussent été long-tems vaines (1), si je n'avais enfin rencontré deux ministres amis des sciences, et auprès de qui mes sollicitations trouvèrent accès lorsqu'ils les virent appuyées de vues utiles, et d'un plan vaste dont les moyens d'exécution ne furent point jugés trop difficiles ni trop dispendieux.

(1) Celles de mon père avaient été constamment repoussées sous le ministère de M. le duc de la Vrillière. Je fus plus heureux auprès de son successeur, M. le baron de Breteuil.

Ier

Après avoir suffisamment prouvé combien la supériorité des instrumens anglais de mathématiques, d'optique et d'astro- MÉMOIRE, nomie faisait passer d'argent en Angleterre et nuisait à notre commerce, j'osai avancer qu'il était possible de partager au moins avec cette nation rivale une branche d'industrie aussi fructueuse, si l'on parvenait à détruire la prévention outrée qui ajoutait encore beaucoup à la réputation des instrumens anglais. J'assurai que nos ouvriers ne manquaient ni d'ardeur ni de talens, mais d'encouragemens, de moyens et d'occasions de s'exercer. Je connaissais tous les artistes de la capitale ; mes relations avec eux me mettaient à même de les juger. Je savais qu'il en était parmi eux de fort instruits, de très-adroits, capables de copier et d'imiter à s'y méprendre les instrumens anglais, pourvu qu'on leur payàt le juste tribut de leurs peines, et que l'on n'eût pas cette injustice, dont je gémissais sans cesse, de consentir à payer an poids de l'or un instrument anglais souvent médiocre, et de ne vouloir donner qu'un vil prix d'un bon instrument fait en France. Prévention coupable, manie anti-patriotique qui, s'étant étendue sur des objets bien plus importans, a eu pour nous des conséquences si funestes! Combien de fois je me suis indigné contre des personnes qui, me priant de leur procurer un bon instrument, le marchandaient comme une aune de drap! Quel prix coûtera-t-il ? me demandait-on; pas aussi cher, sans doute, qu'un instrument anglais ? Pourquoi non ? répondais-jé; voulez-vous être juste? si l'instrument ne vaut rien, ne le prenez pas : mais s'il est bon, payez-le ce que l'ouvrier demandera, vous le fit-il même acheter plus cher que s'il était anglais. En effet, était-il possible que l'artiste français établit à Paris le même instrument au même prix qu'à Londres? Non, certes, et pour trois raisons principales : la première était le manque de moyens et de machines propres à exécuter plus

[ocr errors]

Ter

promptement et à meilleur compte certaines pièces ; la seconde, MÉMOIRE. la pénurie, le défaut de fonds pour faire les premières avances de construction;' la troisième, le peu de débit causé par cette funeste anglomanie qui faisait toujours préférer la marchandise anglaise.

D'après ces considérations, voici le plan que je proposai au ministre. Nos artistes, lui dis-je, sont pauvres; aucun d'eux n'est en état de faire les dépenses suffisantes pour établir les machines et se procurer les moyens propres à fabriquer les instrumens avec plus d'exactitude, de promptitude et à moins de frais; c'est donc au Gouvernement à y suppléer. Établissez à l'Observatoire un grand atelier où se construiront et où l'on établira toutes ces grandes machines de première fabrication. Elles nous serviront d'abord pour les instrumens qu'il nous est indispensable de nous procurer; elles donneront lieu de plus à exercer et à former des ouvriers. Nos travaux finis, vous les mettrez à la disposition des artistes pour les besoins du public et des étrangers. Si vous voulez calculer le prix de ces avances, de ces premiers frais, vous les trouverez modiques, quels qu'ils soient, lorsque vous évaluerez aussi les avantages qui en résulteront par la suite; savoir, vos artistes exercés, vos moyens de construction facilités, accélérés, perfectionnés, votre commerce plus étendu, et la conservation de votre argent, qui ne passera plus, comme à présent, chez l'étranger.

Voyant que ces idées commençaient à obtenir un accueil favorable, j'ajoutai : Le plan que je propose, s'il est exécuté et suivi avec intelligence et opiniâtreté, ne peut manquer d'avoir les plus heureux succès. Ils pourront être un peu tardifs, mais rien encore n'est plus facile que d'en hàter l'époque. Il faut convenir que l'artiste le mieux secondé, le mieux pourvu de moyens extérieurs, n'en tirera qu'un médiocre

« PreviousContinue »