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PHILOSOPHIE MORALE.

LIVRE TROISIÈME.

DEVOIRS RELATIFS.

PARTIE PREMIÈRE.

DES DEVOIKS RELATIFS QUI SONT DÉTERMINÉS.

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CHAPITRE I.

De la propriété.

E suppose que vous voyiez une troupe de pigeons dans un champ de blé. Au lieu de prendre çà et là ce qui convient à chacun et ce qu'il lui faut seulement, quatre-vingt-dixneuf rassemblent en un monceau tout ce qu'ils trouvent; ne reservent pour eux-mêmes que la balle et le rebut; gardent ce monceau pour un seul; et celui-là, peut être, le plus faible et le plus méchant pigeon de la troupe; s'arrêtent tous près de ce monceau, et le

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fixent des yeux, tandis que l'autre mange, dévore, disperse, détruit. Et si un pigeon, plus hardi ou plus affamé que les autres 9 touche un grain du monceau, tous les autres se jettent sur lui, et le mettent en pièces. Ce spectacle vous paraît bien étrange; et cèpendant vous ne voyez là que ce qui est établi tous les jours parmi les hommes. Parmi les hommes, quatre-vingt-dix-neuf travaillent et ramassent avec peine un tas de superfluités pour un seul; ne prennent pour eux-mêmes pendant ce temps qu'un peu des provisions les plus grossières, qui sont le fruit de leur travail. Celui pour qui tout se fait est souvent le plus faible ou le plus méchant de la troupe; un enfant, une femme, uu imbécille, un fou. Tous regardent tranquillement, tandis que le produit de leur travail est consommé ou dilapidé. Et, si l'un d'eux en prend ou en touche uue partie, les autres se jettent sur lui, et le pendent pour son vol.

CHAPITRE II.

Utilité de l'institution de la propriété.

Il faut des avantages bien importans, pour justifier une institution, qui, au premier coup-d'œil, semble si paradoxale, et si peu naturelle.

Les principaux de ces avantages sont les

suivans:

I. La propriété accroît les productions de la terre.

La terre, dans des climats tels que le nôtre, produit peu sans culture; et nul ne voudrait la cultiver, si les autres devaient avoir une part égale au produit. Cela est aussi vrai du soin des troupeaux d'animaux domestiques.

Les pommes sauvages et les glands, les bêtes fauves, les lapins, le gibier et le poisson seraient notre unique subsistance dans ce pays, s'il nous fallait compter seulement sur les productions spontanées de la terre. La condition des autres pays n'est pas beaucoup meilleure. Une peuplade de sauvages, dans le nord de l'Amérique, à peine composée de trois cents hommes, s'établit et souffre encore de la faim, dans une étendue de pays, qui en Europe, et avec la culture européenne, suffirait pour l'entretien d'autant de milles.

Dans quelques pays fertiles, dont les côtes sont très-poissonneuses, et où les habits ne sont pas indispensables, une population considérable peut subsister sans propriété foncière. Tel est l'état de l'île d'Otahiti. Mais dans des situations moins favorables, comme dans la Nouvelle-Zélande, bien que ce genre de propriété soit établi dans un certain degré, les habitans, faute d'ordre et de sécurité dans

cet établissement, en sont souvent réduits, la disette des provisions, à se dévorer les uns les autres.

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II. La propriété conserve les productions de la terre jusqu'à leur maturité.

Nous pouvons juger des effets qui seraient la suite d'une égalité de droit sur les productions de la terre, par les exemples rares que nous en voyons maintenant. Un cerisier dans une lisière, des noix dans une forêt, l'herbe d'un pâturage communal, sont rarement de quelque avantage pour qui que ce soit, parce que l'on n'attend jamais la saison favorable pour les cueillir. Le blé, s'il arrivait d'en semer, ne mûrirait pas ; les agneaux et les veaux ne deviendraient jamais des moutons ou des bœufs, parce que la première personne qui les rencontrerait penserait qu'il vaut mieux pour elle les prendre tels qu'ils sont, que de les laisser pour un autre.

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III. La propriété prévient les disputes. La guerre et la destruction, la confusion et le tumulte, seraient inévitables et sans fin, puisqu'il n'y aurait pas assez pour tous, ni une règle pour terminer les dissentions.

IV. Elle perfectionne les commodités de la vie.

· Et cela de deux manières. Elle donne aux hommes les moyens de se diviser en professions distinctes; ce qui est impossible, à moins

qu'un homme ne puisse échanger les produits de son art contre les produits des autres arts qui lui manquent. Or, l'échange suppose la propriété. Le plus grand nombre des avantages de l'état civilisé sur l'état sauvage dérive de cette source. Lorsqu'un homme est forcé d'être son propre tailleur, son faiseur de tentes, son charpentier, son cuisinier, son chasseur, et son pêcheur, il n'est pas à présumer qu'il devienne bien habile dans aucun de ces arts. Aussi rien n'est plus grossier que les habitations, les meubles, les habillemens et les instrumens des sauvages; rien n'est plus long que le temps qu'ils emploient pour les fabriquer.

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La propriété encourage aussi ces arts qui fournissent les commodités de la vie appropriant à l'artiste le bénéfice de ses découvertes et de ses perfectionnemens. Sans cette appropriation, jamais le génie ne pourrait s'exercer utilement.

D'après toutes ces raisons, nous pouvons aller jusqu'à dire qu'à peu d'exceptions près, les plus pauvres et les plus mal pourvus, dans les pays où règnent la propriété et les conséquences qui en résultent, sont dans une situation meilleure, par rapport à la nourriture, au vêtement, au logement, et à tout ce que l'on appelle les nécessités de la vie qu'aucun de ceux qui habitent les pays où la plupart des choses sont en commun.

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