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PHILOSOPHIE MORALE.

LIVRE TROISIÈME.

PARTIE SECONDE,

DES DEVOIRS RELATIFS QUI SONT INDÉTERMINÉS.

CHAPITRE I,

Charité.

Je n'emploie le mot de charité, ni dans le sens ordinaire de bonté envers les pauvres, ni dans le sens que lui donne St. Paul de bienveillance pour tous les hommes; mais je l'emploie maintenant dans un sens plus convenable à mon dessein, pour signifier l'avancement du bonheur de nos inférieurs.

Je regarde la charité, dans ce sens, comme le principal objet sur lequel doivent s'exercer la religion et la vertu. Car, tandis que la prudence mondaine dirige notre conduite envers nos supérieurs, et la politesse envers nos égaux, il n'y a guère que la pensée du devoir, ou,

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au défaut de cette pensée, un sentiment habituel d'humanité, qui puissent rendre notre conduite convenable envers ceux qui sont au-dessous de nous, ou qui dépendent de nous.

Il y a trois moyens principaux pour favoriser le bonheur de ceux qui sont au-dessous de nous :

1. Le traitement de nos domestiques, et de nos autres inférieurs;

2. Notre assistance, en ce qui dépend de notre profession;

3. Des secours en argent.

CHAPITRE II.

Charité.

Conduite envers les domestiques et les
inférieurs.

QUELQUES amis, partant ensemble pour un voyage, jugèrent convenable, pour l'agrément de chacun, que, tandis qu'ils seraient en route, un d'entr'eux marchât en avant pour faire préparer les logemens et les repas; un second portât la valise; un troisième prît soin des chevaux; un quatrième portât la bourse, conduisît et dirigeât le voyage: sans oublier cependant que, comme ils étaient égaux et indépendans à leur départ, ils devaient

revenir au même niveau, dès leur arrivée. La même attention, la même indulgence, le même support, la même réserve à employer leur service, la même douceur dans l'expression des ordres, le même soin de rendre leur voyage agréable et facile, auxquels celui qui dirigeait les autres se croyait décemment obligé pour eux, nous les devons à ceux qui, dans la loterie de la société humaine, se trouvent placés en notre pouvoir et sous notre dépen-, dance.

Une autre réflexion dont la tendance est la même, c'est que nous leur devons beaucoup plus qu'ils ne nous doivent. C'est une erreur de croire qu'un homme riche entretient ses domestiques, ses marchands, ses fermiers ses laboureurs. La vérité est que c'est eux qui l'entretiennent. C'est leur travail qui couvre sa table, garnit sa garde-robe, bâtit sa maison, embellit son équipage, pourvoit à ses amusemens. Ce n'est point le domaine, mais le travail employé sur le domaine, qui procure les revenus. Tout ce que fait le maître est de distribuer ce que les autres produisent. Cet emploi est le moindre de tous.

Je ne vois pas mieux sur quel fondement repose une opinion souvent soutenue parmi des gens d'une condition relevée; savoir, que les bons traitemens sont à pure perte envers des ames basses et communes; qu'elles sont

insensibles à la douceur, et incapables de gra titude. Si par des ames « basses et communes,» l'on entend les ames de ceux qui se trouvent dans une condition basse et commune, il semble qu'elles ne soient pas moins affectées que les autres par les bons traitemens et les bienfaits, ni moins promptes à les rendre. S'il en était autrement, ce serait une loi de la nature bien singulière.

Toute incommodité que nous occasionnons à nos domestiques, sans utilité pour notre service, ou sans avoir en vue une punition salutaire, est manifestement injuste; ne fût-ce que sur ce principe, qu'elle diminue la somme de la félicité humaine.

Par cette règle il nous est défendu:

1. De commander un travail, ou une retraite inutiles, pour le seul plaisir de commander; 2. Dinsulter nos domestiques par des paroles dures, méprisantes ou injurieuses;

3. De leur refuser des plaisirs innocens. Par cette règle, sont aussi defendus les accès d'une colère injuste ou immodérée; la mauvaise humeur habituelle, et les soupçons peu fondés.

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