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nécessairement de courte durée, puisque les organes ne peuvent conserver leur émotion au delà d'un certain temps; et si vous essayez de compenser cette imperfection dans leur nature par une fréquente répétition, vous perdez plus que vous ne gagnez, par la fatigue des organes et la diminution de la sensibilité.

Nous n'avons rien dit, dans cette estimation, de la perte des occasions, de la décadence des facultés, qui, lorsqu'elle a lieu, laisse le voluptueux dans le besoin et le désespoir; tourmenté par des désirs qu'il ne pourra plus satisfaire, et par le souvenir de jouissances qui ne doivent plus revenir.

Il me sera de plus accordé sans doute par ceux qui en ont fait l'expérience, et peut-être par ceux-là seulement, que le plaisir que l'on achète par des embarras de fortune est acheté trop cher; le plaisir ne compensant jamais le souci perpétuel d'une fortune embarrassée.

Après tout, ces plaisirs ont leur valeur: et comme les jeunes-gens sont quelquefois trop ardens dans leur poursuite, les vieillards sont quelquefois trop indifférens, c'est-à-dire, trop jaloux de leur repos, pour consacrer à ces plaisirs la peine qu'ils méritent.

II. Le bonheur ne consiste pas à être exempt de peine de travail, de soins, d'affaires, de troubles, de molestations, et de ces « maux qui sont au dehors. » Un état

semblable est ordinairement accompagné non de la liberté, mais de l'affaissement de l'esprit, d'une sorte d'insipidité dans toutes les idées, d'anxiétés imaginaires, et de tout le cortége des affections hypocondriaques.

C'est pour cela qu'il répond rarement aux espérances de ceux qui se retirent de leurs boutiques ou de leurs comptoirs pour jouir, pendant le reste de leurs jours, du loisir et de la tranquillité; encore moins de ceux qui, dans un accès de chagrin, s'enferment dans des cloîtres et des hermitages, ou quittent le monde et le rang qu'ils y occupent, pour la solitude et le repos.

Là où il existe une cause extérieure et connue d'anxiétés et de peine, la cause peut être éloignée, et la peine peut cesser. Mais ces maux imaginaires que l'homme éprouve faute de maux réels (maux qui sont aussi pénibles, et par cela même, ont autant de réalité ), ne dépendant pas d'une cause unique ou assignable, 'n'ont souvent ni soulagement ni remède.

Aussi une peine modérée, sur laquelle l'attention se puisse arrêter, est un soulagement pour un grand nombre. Un accès de goutte peut quelquefois guérir le spleen. Il en est de même de toute agitation moins violente de l'ame, telle qu'une dispute littéraire, un procès, une élection contestée, et surtout, le jeu, dont le goût chez les hommes d'une grande fortune et

d'une ame libérale ne peut s'expliquer que par ce principe.

III. Le bonheur ne consiste pas dans la grandeur, le rang, les postes élevés.

S'il était vrai que toute supériorité dût apporter du plaisir, il s'ensuivrait que plus l'on serait élevé, c'est-à-dire, plus on aurait de personnes au-dessous de soi, plus aussi l'on serait heureux, en tant que le bonheur peut dépendre de cette cause. Mais dans le fond il n'est aucune supériorité qui nous procure quelque satisfaction, si ce n'est celle que nous avons ou que nous acquérons sur ceux avec lesquels nous nous comparons immédiatement. Le berger ne trouve aucun plaisir dans la supériorité qu'il a sur son chien; le fermier dans sa supériorité sur le berger; le propriétaire dans sa supériorité sur le fermier; le roi enfin dans sa supériorité sur le propriétaire. La supériorité sans rivalité n'excite ni attention ni plaisir, et la plupart des hommes n'en tiennent pas compte.

Mais si le même berger peut courir ou lutter mieux que les autres paysans de son village; si le fermier peut montrer un plus beau troupeau, s'il tient de plus beaux chevaux, ou s'il passe pour avoir une bourse mieux garnie qu'aucun autre fermier du voisinage; si le propriétaire ou le lord a plus de faveur dans une élection, plus de crédit à la cour, une maison mieux montée, une fortune plus considérable qu'aucun

noble de sa province; si le roi possède un territoire plus étendu, une flotte ou une armée plus puissante, une cour plus brillante, des sujets plus loyaux, plus d'influence et d'autorité dans l'arrangement des affaires des nations, qu'aucun autre prince de l'Europe; dans tous ces cas, les uns et les autres éprouvent une satisfaction réelle dans leur supériorité.

La conclusion qui résulte de ces observations est toute claire. Les plaisirs de l'ambition, que l'on suppose propres aux rangs élevés,

sont dans le fait communs à toutes les conditions. Le maréchal qui ferre un cheval avec plus de dextérité, et que son habileté rend fameux dix milles à la ronde, goûte, autant que je puis le voir, le plaisir de la distinction et de l'excellence, aussi réellement que l'homme d'état, le guerrier et le littérateur, qui ont rempli l'Europe du bruit de leur sagesse, de leur valeur ou de leur science.

Il n'est point de supériorité à laquelle on attache du prix, si ce n'est la supériorité sur un rival. Celle-ci peut manifestement exister toutes les fois qu'il y a rivalité; et la rivalité se rencontre parmi les hommes de tous les rangs et de toutes les conditions. L'objet même de l'émulation, la grandeur ou la dignité de cet objet, n'occasionnent aucune différence; puisque ce n'est pas ce que les rivaux possèdent, qui constitue le plaisir, mais ce que l'un possède de plus que l'autre.

Le philosophe sourit du mépris avec lequel les riches et les grands parlent des petites querelles, des petites rivalités des pauvres. Il ne leur vient pas dans l'idée que ces disputes et ces rivalités sont précisément aussi raisonnables que les leurs propres ; et le plaisir que le succès procure, exactement le même.

Notre thèse est que la félicité ne consiste pas dans la grandeur; et nous la prouvons en montrant que même les avantages que l'on suppose particuliers à la grandeur, les plaisirs de l'ambition et de la supériorité, sont, dans la réalité, communs à toutes les conditions. Mais que les recherches et les travaux de l'ambitieux soient sages, qu'ils contribuent davantage au bonheur ou au malheur de ceux qui s'y livrent; c'est une question toute différente, et sur laquelle on nous permettra de conserver quelque doute. Le plaisir du succès est exquis; l'anxiété de la poursuite ne l'est. pas moins ; le tourment d'échouer l'est plus encore - et ce qui est le pire de tout, le plaisir n'est que d'un instant. Nous cessons bientôt de regarder en arrière pour voir ceux que nous avons laissés après nous; nous nous engageons dans de nouvelles rivalités, nous voyons s'ouvrir devant nous de nouvelles perspectives; nous sommes dans une succession perpétuelle de combats, tant qu'il reste encore un rival dans le cercle de nos projets et de notre profession: et dès

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