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fortune à notre famille, par notre industrie et l'application à notre état, ce qui constitue et ranime les occupations ordinaires de la vie; élever un enfant; poursuivre quelque plan pour son établissement futur; se rendre maître d'une langue ou d'une science; améliorer ou gérer un domaine; travailler pour obtenir une place. Enfin, une occupation quelconque, si elle est innocente, vaut mieux qu'aucune; comme composer un livre, bâtir une maison, planter un jardin, creuser un vivier, même élever un concombre ou une tulipe.

Lorque notre esprit est fixé par les objets ou les affaires qui sont devant nous, nous sommes ordinairement heureux, quel que soit l'objet ou l'affaire lorsque l'esprit est absent, et que les pensées divaguent après quelque chose de plus que ce qui passe devant nos yeux, nous sommes souvent misérables. III. Le bonheur dépend beaucoup d'une disposition prudente de nos habitudes.

L'art, qui renferme en grande partie le secret de la félicité humaine, consiste à disposer les habitudes de manière que tout changement puisse être pour le mieux. Les habitudes en elles-mêmes sont fort semblables: car tout ce qui est habituel devient aisé, doux et presque indifférent. Le retour à une ancienne habitude est aussi aisé, quelle que soit sa nature. Par conséquent l'avantage est pour

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ces habitudes, qui laissent encore du plaisir lorsqu'on s'en écarte. Les gourmets ne trouvent pas plus de plaisir dans leurs délicatesses que le paysan dans son pain et son fromage: mais le paysan est en fête, toutes les fois qu'il sort de chez lui, tandis que l'épicurien a besoin d'être bien traité pour échapper au dégoût. Celui qui emploie toutes ses journées à jouer aux cartes, et celui qui les emploie à la charrue, passent leur temps à-peu-près de la même manière; attentifs à leur occupation actuelle, ne manquant de rien, ne regrettant rien, ils éprouvent l'un et l'autre pendant ce temps ce que l'on peut appeler bien-être ; mais ensuite, tout ce qui suspend l'occupation du joueur le plonge dans la détresse; tandis que pour le laboureur une interruption est un délassement. Cela paraît évident par l'effet opposé que produit sur eux le jour du dimanche; pour l'un c'est un jour de récréation, pour l'autre un jour de fatigue et d'ennui. L'homme qui sait vivre seul se sent ranimer toutes les fois qu'il est en compagnie, et se retire sans regret; un autre, qui depuis longtemps a l'habitude de voir du monde, et de se trouver tous les jours dans une nombreuse société, n'éprouve en compagnie ni plus de vivacité dans l'esprit, ni plus de satisfaction intérieure, que l'homme retiré n'en trouve au coin de son feu. Jusque-là leur condition

est égale. Mais qu'un changement de place, de fortune, de situation, sépare l'homme du monde de son cercle, de ses visites, de son club, de son salon, de son café, et la différence dans le choix des deux habitudes se montrera d'elle-même. La solitude se présente à l'un comme enveloppée de mélancolie; à l'autre elle apporte la paix et la liberté. Vous verrez l'un chagrin et mal à son aise, ne sachant que faire de son temps, jusqu'à l'heure où il pourra s'oublier lui-même dans son lit; l'autre à son aise et satisfait, prenant son livre ou sa pipe, aussitôt qu'il se trouve seul; prêt à profiter du plus petit amusement qui se présente, ou à mettre la main au plus léger travail; ou s'il n'a ni l'un ni l'autre, content d'être tranquille, et de laisser ses pensées glisser indolemment sur son cerveau, sans beaucoup d'utilité peut-être ou de plaisir, mais aussi sans soupirer péniblement après quelque chose de meilleur, et sans aucune irritation. Un lecteur, qui s'est fortifié dans la méditation des livres scientifiqnes et raisonnés, s'il rencontre un roman, un pamphlet bien écrit, une gazette, le récit d'un voyage curieux, ou le journal d'un voyageur, goûte avec plaisir ces mets nouveaux; il jouit de son amusement, tant qu'il dure, et peut retourner sans dégoût, lorsqu'il a cessé, à ses lectures plus graves. Un autre, qui ne lit

que des ouvrages d'imagination et de plaisanterie, ou dont la curiosité ne peut se plaire que dans une perpétuelle nouveauté, consomme dans une matinée la boutique d'un libraire ; et durant ce temps encore, il cherche à s'amuser, plutôt qu'il ne s'amuse réellement; et comme les livres de son goût sont peu nombreux, et bientôt lus, il a bientôt épuisé le magasin, et il se trouve sans ressource du côté de cet amusement innocent.

Dans ce que les circonstances de fortune peuvent faire pour le bonheur, ce n'est pas le revenu qu'un homme possède, mais l'accroissement de ce revenu qui fait naître le plaisir. Deux personnes, dont l'une commence avec un revenu de cent livres et le porte successivement jusqu'à mille; et l'autre commence avec mille, et tombe peu-à-peu jusqu'à cent, peuvent, dans le courant de leur vie, avoir reçu et dépensé les mêmes sommes; mais leur satisfaction, autant qu'elle dépend de la fortune, est bien différente. La série et la somme totale de leurs revenus étant précisément la même, il y a une différence énorme de la commencer par l'un ou par l'autre bout. IV. Le bonheur consiste dans la santé. *Par santé, j'entends non-seulement l'exemption de toute douleur physique, mais encore cette tranquillité, cette fermeté, cette sérénité

d'esprit, que nous appelons good spirits (1); et que l'on peut avec justesse renfermer sous l'idée de santé, comme dépendant des mêmes causes, et cédant aux mêmes traitemens que notre constitution physique.

La santé dans ce sens est la seule chose nécessaire. Les peines, les dépenses, les privations, ne sont donc jamais trop fortes, dès qu'il s'agit de la santé. Qu'il nous faille abandonner un poste lucratif, nous abstenir de jouissances favorites, surmonter des passions immodérées, ou garder un régime ennuyeux; qu'il faille nous résoudre à d'autres gênes encore; si nous poursuivons notre bonheur d'une manière ferme et raisonnable, nous nous y soumettrons volontiers.

Lorsque nous sommes dans une santé parfaite, et l'esprit tranquille, nous sentons en nousmêmes un bonheur indépendant de toute jouissance extérieure, et dont nous ne pouvons nous rendre raison. C'est un plaisir qu'il a plu à la divinité d'attacher à la vie; et qui probablement constitue en grande partie le bonheur des enfans et des brutes, particu lièrement dans l'ordre le plus bas et le plus sédentaire des animaux, comme des huîtres,

(1) Je ne connais point en français d'équivalent à cette expression. Trad.

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