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en possession de toutes ses facultés, de s'élever ainsi en quelque sorte vers Dieu sur les ailes de la prière des hommes et soutenu par leurs exhortations et leurs conseils. N'espérant pas que vous me fassiez mourir en cet état, si je ne le méritais par un crime capital, j'ai choisi celui que j'ai cru le moindre, en tuant un enfant pur encore des corruptions de cette vie, né de parents pauvres et chargés de famille1. » Cela dit, il reçut sa sentence avec toutes les marques de la joie, et subit sa peine en chantant des hymnes.

Le bruit se répandit un jour que Gabriel Naudé et Raphaël Trichet du Fresne 2 avaient été appelés de France par la reine, celui-ci pour être gardien de son cabinet de curiosités rares et précieuses, celui-là pour être son bibliothécaire. On les disait déjà partis de Paris et qu'ils seraient bientôt à Stockholm. Cette nouvelle, qui réjouissait fort les Français, opéra sur les Suédois un effet tout contraire. Ils se plaignaient qu'on épuisât le trésor par des dépenses énormes et qu'on prodiguât les richesses du royaume à des étrangers, surtout à des Français; ils regardaient ceux-ci d'un fort mauvais œil, comme étant venus des extrémités du monde pour les piller; ils ne pouvaient souffrir que la reine aimât mieux donner les plus grosses récompenses et les plus beaux emplois à une nation toujours affamée du bien d'autrui qu'à ses propres sujets. En réfléchissant à tout cela, je regrettais mon fâcheux voyage et me préparais à fuir cette contrée ennemie. Plusieurs raisons, outre celles-ci, m'y détermi

1. Dans l'Huetiana, cet homme tient un discours un peu différent dans la forme, quoique semblable au fond. Voy. p. 124 de ce recueil.

2. Numismate et bibliophile, né à Bordeaux, en 1611, mort à Paris, en 1661. Il entreprit, sous les auspices de Gaston d'Orléans, plusieurs voyages pour recueillir des antiquités et des objets d'art. Il devint ensuite correcteur de l'imprimerie royale, lors de sa fondation, en 1640, puis bibliothécaire de la reine Christine. Il accompagna cette princesse en Italie, où il acheta, pour son propre compte et à vil prix, une foule de livres rares et curieux. On cite de lui une Vie de Léonard de Vinci et une Vie de L. B. Alberti, insérées dans le Trattato della Pittura, dont il donna la 1" édition en 1651.

naient l'automne assez avancée déjà et la nécessité de pourvoir à ce que les tempêtes du commencement de l'hiver ne rendissent pas impossible mon retour en France; mes affaires domestiques, que je n'avais pas perdues de vue (ce qui m'eût causé le plus grave préjudice), mais que j'avais ajournées à un autre temps. Mais quand je demandai à la reine la permission de partir, elle eut la bonté d'imaginer mille raisons pour m'en empêcher. Elle m'offrit d'abord un traitement aussi honorable qu'avantageux; elle me représenta surtout que cette édition des œuvres d'Origène, à laquelle je lui avais dit que je songeais déjà, je pourrais l'achever à loisir, chez elle, et avec le secours de sa riche bibliothèque. Moi, au contraire, de tenir ferme dans ma résolution, d'opposer la grandeur de l'entreprise, le temps et le travail considérable qu'elle exigeait, mes affaires domestiques qui réclamaient ma présence et qui ne pouvaient l'attendre plus longtemps. Tous ces arguments ayant été exposés et combattus pendant quelques jours, une transaction eut lieu aux conditions suivantes : qu'il me serait permis de retourner en France l'hiver prochain, mais que je reviendrais en Suède au printemps suivant. Et je les eusse remplies, si certaines rumeurs, vagues d'abord, ensuite plus précises, touchant l'abdication prochaine de la reine Christine, ne s'y fussent opposées. J'avais déjà prévu cet événement, éclairé par le caractère de la reine et par quelques paroles imprudentes qui lui étaient échappées sur les douceurs de la vie privée et les embarras de la royauté. C'est pourquoi, bien que j'eusse donné ma parole à la reine, toutefois, en quittant Stockholm, je ne me fis pas scrupule, lorsque j'invoquai la protection de Mercure pour mon retour, de protester que je ne reviendrais jamais en Suède, par quelques vers écrits dans la manière de Catulle. J'avais fait aussi en vers français une satire assez aigre et assez piquante des mœurs suédoises. L'ayant lue à Bochart, il la copia, la porta à la reine et la lui lut comme étant une chose qui pouvait l'amuser. Les vers lui plurent

en effet, elle en fit l'aveu, mais en ajoutant que ses peuples ne goûteraient nullement une plaisanterie qui avait pour but de les tourner en ridicule; qu'il fallait donc remettre ces vers en portefeuille et se garder bien de les montrer.

Je pris pour m'accompagner à mon retour Pierre Cahaignes de Fierville, de Caen, neveu d'Étienne Cahaignes dont j'ai parlé ci-devant. Ses parents l'avaient donné pour compagnon de voyage à Bochart, avec la recommandation de se laisser gouverner par celui-ci en tout et absolument. Mais Pierre, ennuyé de demeurer si longtemps chez des barbares et dans un pays affreux, s'effrayant beaucoup d'ailleurs à la pensée de ces nuits sans fin, de ces jours sans soleil dont l'approche de l'hiver le menaçait, résolut de quitter la Suède avec moi, et nonobstant les réclamations et la défense formelle de Bochart, d'être mon compagnon et mon Achate.

Un autre motif me faisait songer à regagner Caen au plus tôt. Depuis plusieurs années, j'avais remarqué qu'on approuvait peu dans le public ma longue liaison, mon intimité avec Bochart, et cette communauté d'études avec un homme qui n'était point catholique, et à l'autorité, à la réputation duquel je ne laissais pas de déférer considérablement. On ne croyait pas que je pusse en agir ainsi sans préjudice pour ma religion. Ces soupçons s'étaient accrus lorsqu'on m'avait vu partir, en si dangereuse compagnie, pour un pays tout luthérien, rester si longtemps à une cour qui ne faisait pas mystère de son mépris pour le catholicisme, auprès d'une reine qui voulait bien tout ce qu'elle voulait, et voulait surtout, disait-on, propager ses opinions religieuses, qui enfin avait donné à entendre que mes services pourraient lui être utiles dans quelque ambassade en Allemagne. Je savais toute la vanité de ces propos; néanmoins je pensai que l'opinion publique, quelque sotte qu'elle soit, mérite qu'on la considère, et qu'il fallait, par mon retour, faire taire ces bruits ridicules. Je pensai, de plus, qu'il y allait de la gloire de

Dieu et de mon propre salut, que non-seulement je gardasse mes sentiments sur la religion, purs et sans tache, tels enfin que je les avais reçus de ma très-sainte mère l'Église catholique, mais encore que je fisse la plus grande attention à ne donner lieu à personne, par ma négligence, de me juger autre que je n'étais en effet.

LIVRE III.

En allant en Suède, j'avais remarqué à Gottorp, dans la bibliothèque de cette ville, quelques anciens livres grecs, et conjecturé qu'ils pouvaient servir à mes études. En revenant sur mes pas, je ne voulus pas traverser la Chersonèse cimbrique, qui est une province danoise, sans examiner ces livres à loisir, et si j'y trouvais quelque chose à mon gré, sans en prendre des extraits ou le transcrire tout entier. Aussitôt donc que j'arrivai à Gottorp, j'allai voir Adam Olearius1, garde de la bibliothèque, personnage distingué par son savoir et par son jugement. Il en avait donné des preuves remarquables dans sa description d'un voyage en Moscovie et en Perse, ouvrage entrepris par ordre de Frédéric, duc de Holstein. Il s'occupait alors, autant que le lui permettaient de graves accès de fièvre dont il souffrait beaucoup, de dresser un index et un vocabulaire explicatif de tous les mots de la langue perse. Je lui demandai d'abord de m'obtenir une audience du prince auquel il était de mon devoir d'offrir mes respects, ensuite de me donner accès dans sa bibliothèque, afin d'y recueillir ce que j'estimais devoir m'être bon à quelque chose. Le lendemain, il me manda que le prince me recevrait, quand Son Altesse aurait ex

1. Olearius (Adam), dont le vrai nom est OElschlæger, né en 1600, dans le pays d'Anhalt, mort en 1671, fut secrétaire de l'ambassade que le duc de Holstein-Gottorp envoya, en 1633, au czar de Russie et au shah de Perse. Après six ans passés dans cette mission, il fut nommé conseiller et bibliothécaire du duc de Holstein. Ses Voyages en Moscovie, Tartarie et Perse, Sleswig, 1647, ont été traduits en français par Wicquefort, Paris, 1656-66.

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