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Pendant ce temps-là, il eut des lueurs de fortune dont il ne fut point ébloui. La reine de Suède, qui, après avoir abdiqué la couronne, s'était transplantée à Rome pour toujours, voulut l'attirer près d'elle en 1659; mais l'aventure de Bochart, demandé avec tant d'ardeur, et puis oublié dès qu'il parut, l'empêcha de succomber à la tentation de voir l'Italie. On le souhaita en Suède pour lui confier l'éducation du jeune roi, qui remplaça en 1660 Charles-Gustave, successeur de Christine. Mais il eut la force de remercier; et ceux qui jugent des actions par

l'événement, trouveront qu'il fit très-bien de se tenir en France, car dix ans après, il fut nommé sous-précepteur de M. le Dauphin, sans avoir d'autres patrons que són mérite et le discernement de M. de Montausier.

Il arriva à la cour en 1670, et y demeura jusqu'en 1680, qui est l'année que M. le Dauphin fut marié. Plus il sentit que ce nouveau séjour l'exposait à de fréquentes distractions, plus il devint avare de son temps; à peine donnait-il quelques heures au sommeil : tout le reste de son loisir allait ou aux fonctions nécessaires de son emploi, ou à la Démonstration évangélique, commencée et achevée parmi les embarras de la cour.

Je ne dois pas oublier ici le service qu'il rendit aux lettres, en nous procurant cette suite de commentaires, qui se nommait communément les Dauphins. Quoique la première idée en fût venue à M. de Montausier, on est redevable à M. Huet d'en avoir

tracé le plan et dirigé l'exécution, autant que le

, permit la docilité ou la capacité des ouvriers.

Tout occupé depuis si longtemps, et de ses compositions, et de lectures qui avaient directement la religion pour objet, il prit enfin, à l'âge de quarante-six ans, les ordres sacrés. Après quoi, il eut l'abbaye d'Aunay, où il se retirait tous les étés , lorsqu'il eut quitté la cour. Un des ouvrages qu'il y composa sous le titre de Quæstiones Alnetanæ , immortalisa le nom de cette solitude , agréablement située dans le Boccage, qui est le canton le plus riant de la basse Normandie.

Il fut nommé à l'évêché de Soissons en 1685. Avant que ses bulles fussent expédiées, M. l'abbé de Sillery ayant été nommé à l'évêché d'Avranches, ils permutèrent avec l'agrément du roi. Mais à cause de quelques brouilleries entre la cour de France et celle de Rome, ils ne purent être sacrés qu'en 1692. Je m'imagine qu’un si long délai ne chagrina que fort peu M. Huet; car la vie qu'il avait menée, et la seule qu'il aimait, ne sympathisait pas avec les fonctions épiscopales : aussi ne fut-il pas longtemps à s'en dégoûter. Il se démit de son évêché d'Avranches en 1699.

Pour le dédommager, le roi lui donna l'abbaye de Fontenay, qui est aux portes de Caen. L'amour de M. Huet pour sa patrie lui inspira de s'y fixer; et dans cette vue, il appropria les jardins et la maison de l'abbé. Sa patrie lui avait paru très-aimable, tant qu'il n'y avait eu que des amis ; mais du moment qu'il y posséda des terres , les procès l'assaillirent de tous côtés et le chassèrent, quoiqu'il eût aussi , grâce à son air natal, quelque ouverture pour le jargon de la chicane.

Alors il revint à Paris, et se logea dans la maison professe des jésuites, où il a vécu ses vingt dernières années, pendant lesquelles il s'est appliqué principalement à faire des notes sur la Vulgate. Il ne regardait pas

seulement la Bible comme la source de la religion ; mais il croyait que c'était' de tous les livres le plus propre à former et à exercer un savant. Il avait lu vingt-quatre fois le texte hébreu, en le conférant avec les autres textes orientaux. Tous les jours, dit-il, sans un seul d'excepté, il y employa deux ou trois heures, depuis 1681 jusqu'en 1712.

Une cruelle maladie dont il fut attaqué cette annéelà, et qui le tint au lit près de six mois, lui affaiblit considérablement, non pas l'esprit, mais le corps et la mémoire. Cependant, dès qu'il eut un peu recouvré ses forces, il se mit à écrire sa vie, et il l'écrivit avec toute l'élégance, mais non pas avec tout l'ordre, ni avec toute la précision de ses autres ouvrages, parce que sa mémoire n'était plus la même qu'autrefois. Elle alla toujours en diminuant. Ainsi, n'étant plus capable d'un ouvrage suivi, il ne fit plus que jeter sur le papier des pensées détachées, travail

proportionné à son état.

Quoiqu'il m'en ait confié son unique copie, pour la

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1. Commentar., p. 354 ; Hueliana, p. 182.

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publier sous le titre d'Huetiana, je ne me flatte point qu'à ce sujet on me permît de rapporter ici avec quelle complaisance il m'a souffert, depuis que j'eus l'honneur de le connaître en 1708. On doute, lorsqu'il s'agit de grands hommes, si c'est amour-propre ou reconnaissance qui fait que nous parlons de leur amitié; et souvent, de

peur
d'être

soupçonnés d'une faiblesse, nous renonçons à un devoir.

Je ne saurais pourtant ne pas avouer que c'est moi qui procurai la cinquième édition de ses poésies en 1709. Je m'en ressouviens d'autant plus volontiers, que sans cette édition qui réveilla ses Muses endormies vraisemblablement il n'eût jamais songé aux cinq' nouvelles métamorphoses qu'il composa en 1710 et 1711. Tout son esprit s'y retrouva. Quelle délicatesse, et pour un savant de ce rang-là, et dans un âge si avancé ! Quelle fleur, et, si nous osions parler ainsi, quelle jeunesse d'imagination!

Au reste, si l'on veut bien considérer qu'il a vécu quatre-vingt-onze ans, moins quelques jours ; qu'il se porta dès sa plus tendre enfance à l'étude; qu'il a toujours eu presque tout son temps à lui; qu'il a presque joui toujours d'une santé inaltérable, qu'à son lever, à son coucher, durant ses repas, il se faisait lire par ses valets; qu'en un mot, et pour me servir de ses termes, ni le feu de la jeunesse , ni l'embarras des affaires , ni la diversité des emplois, ni la société de ses égaus, ni les tracas du monde, n'ont pu modérer cet amour indomptable de l'érudition qui l'a toujours possédé : une conséquence qu'il me semble qu'on pourrait tirer de là, c'est que M. d'Avranches est peut-être, de tous les hommes qu'il y eut jamais, celui qui a le plus étudié.

1. Lampyris, Galerita, Mimus, etc. 2. Huetiana, p. 4; voy, aussi Commentar., lib. I, p. 15, el lib. V, p. 278. 1. C'est un bouillon connu sous le nom de bouillon rouge du médecin Delorme.

Outre qu'il était naturellement robuste, il vivait de régime. Dès l'âge de quarante ans, il ne soupait point. Encore dînait-il sobrement. Il ne mangeait que des viandes communes, point de ragoûts ; et à peine mettait-il dans son eau une huitième partie de vin. Sur le soir, il prenait une sorte de bouillon médicinal”. A la vérité, lors même qu'il se portait le mieux, il avait le teint d'une pâleur à faire craindre qu'il ne fat malade.

Une singularité bien remarquable, c'est que deux ou trois jours avant sa mort, tout son esprit se ralluma, toute sa mémoire lui revint. Il employa ces précieux moments à produire des actes de piété, et mourut tranquille, plein de confiance en Dieu.

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