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dont nous avons signalé l'étroite ressemblance avec les contes de La Fontaine, il les avait trouvés dans le conteur italien; les originaux lui furent inconnus; il conserve les noms propres de son modèle, sans se douter que ces personnages avaient porté d'abord des noms français, que ces aventures gaillardes s'étaient passées chez nous avant de se passer en Italie.

Un recueil plus ancien que celui de Boccace, et qu'on peut attribuer au commencement du xiv siècle, les Cento Novelle antiche, dont l'auteur est inconnu, montre que Boccace n'a pas eu l'initiative de cette transplantation du fabliau en Italie; mais le recueil qu'on nomme ainsi est d'un autre genre que ceux qui se multiplièrent à la suite du Décaméron. Les Cento Novelle antiche ne sont que des anecdotes rassemblées de toutes parts, historiques ou pseudo-historiques. Ces sortes de compilations florissaient dès longtemps en tous pays; c'étaient les petites encyclopédies de la science mondaine. Par leur concision, par leur caractère, par leur simplicité, ces récits n'ont point rang parmi ceux des conteurs.

C'est Boccace qui inaugura véritablement la nouvelle ou le conte en Italie, et il le fit avec un éclat incomparable. L'immense succès du Décaméron éveilla une émulation qui dura plus de deux siècles. Les novellieri se multiplièrent et devinrent légion. Trois ans après la mort de Boccace, ser Giovanni de Florence mit au jour le Pecorone (la Grosse bête), ainsi intitulé, dit-il avec un exès de modestie, parce que l'ouvrage ressemble à l'auteur,

Che'l libro è fatto com' é l'autore.

Les cinquante nouvelles du Pecorone sont reliées entre elles par une trame moins ingénieuse que celle de Boccace. Dans un monastère de la ville de Forli, une jeune religieuse nommée Saturnina donne chaque jour rendez-vous au parloir du couvent au jeune chapelain de la maison, nommé Auretto, dont elle est aimée; vingt-cinq fois ils s'abordent avec le même salut, et tantôt le frère Auretto, tantôt la sœur Saturnina commence une nouvelle, et, quand l'un a fini, l'autre prend la parole. Après s'être acquittés de leur tâche, ils disent l'un ou l'autre une chansonnette, et se séparent en se serrant la main.

Lisez la première nouvelle du Pecorone, et dites si elle n'est pas charmante dans ce genre, dont il faut toujours tolérer les libertés. Elle est racontée par le chapelain Auretto :

« Il y avait dans Sienne un jeune homme nommé Galgano, riche, de noble maison, adroit et habile à toute chose, valeureux, gai, magnanime, courtois et bienvenu de toute sorte de gens. Ce Galgano aimait une noble dame de Sienne appelée Minoccia, femme de l'honorable cavalier messire Stricca. Toujours il portait les couleurs et la devise de celle qu'il aimait, joutant, faisant des armes, donnant de magnifiques fêtes en son honneur. Jamais, malgré cela, madame Minoccia ne voulut l'écouter, tellement que Galgano ne savait plus que faire ni que dire, en voyant la cruauté qui régnait dans le cœur de sa dame, à qui il portait plus d'affection qu'à lui-même.

« Il chercha, par des messagères, à lui faire accepter des présents. La dame ne consentit jamais à rien recevoir et ne prêta l'oreille à personne. Ainsi bien du temps s'écoula, et Galgano se plaignait à l'Amour, disant : « Comment peux-tu souffrir que j'aime et ne sois pas « aimé? Ceci est contraire à tes lois ! » Et il était sur le point de désespérer. « Il résolut toutefois de porter ce joug tant qu'il plairait à l'Amour, espérant de trouver grâce à la fin. Il continua de chercher tous les moyens de plaire à sa dame. Mais celle-ci gardait toute sa dureté. Un jour que messire Stricca et sa femme étaient à leur maison de campagne aux environs de Sienne, Galgano vint à passer sur la route, faisant semblant de chasser l'épervier, mais espérant, en réalité, voir sa dame. Messire Stricca l'aperçut et le reconnut. Il alla à sa rencontre, le prit amicalement par la main, le priant de venir dîner avec eux. Le jeune homme le remercia, s'excusant et alléguant qu'il était attendu quelque part. Messire Stricca l'invita du moins à se rafraîchir. Le jeune homme refusa en se disant pressé. Messire Stricca n'insista point. Galgano poursuivit son chemin. « Pourquoi n'ai-je pas accepté? pen«< sait-il. J'aurais vu au moins celle qui a plus de prix à mes yeux que << tout l'univers. » Pendant qu'il s'abandonnait à ces pensées, une pie s'envola devant lui;il donna le vol à son épervier, et la pie se réfugia dans le jardin de messire Stricca, où eut lieu le combat des deux oiseaux. « Stricca et sa femme, au bruit qu'ils firent, coururent à la fenêtre du jardin pour assister à la prise de la pie par l'épervier, et, voyant la brave conduite de ce dernier, la dame demanda à son mari à qui il appartenait, car elle n'avait point vu son adorateur. Messire Stricca répondit: « Cet épervier ressemble à son maître, qui est le mieux <<< élevé et le plus brave jeune homme de Sienne. » La dame demanda

de qui il voulait parler. « De Galgano, reprit le mari, qui vient de « passer ici près, et qui n'a pas voulu dîner avec nous. C'est bien la <«< fleur de nos jeunes gens de Sienne, et je n'en connais pas au monde <«< un autre qui ait autant de mérite que lui. >>

« Sur ce propos ils quittèrent la fenêtre et se mirent à table, pendant que Galgano s'éloignait avec son épervier. Mais la dame avait tenu bonne note des paroles de son époux. A peu de jours de là, messire Stricca fut envoyé par la commune siennoise en ambassade à Pérouse. Lorsqu'il fut parti, la dame, demeurée seule, manda aussitôt Galgano. Celui-ci vint le soir, à l'heure indiquée, à la maison de celle qui lui était plus chère que ses yeux. Introduit en sa présence, la dame le prit par la main et l'embrassa, en le disant le bienvenu. La dame fit servir des fruits confits et des vins. Après la collation, elle dit, en le prenant par la main : « Mon Galgano, il est temps d'aller « dormir, par conséquent gagnons notre lit. » Ils entrèrent dans la chambre; la dame se déshabilla et se coucha. Elle dit à Galgano: <«< Pourquoi es-tu si honteux et si timide? Qu'as-tu? Est-ce que je ne << te plais point? N'es-tu pas content? N'as-tu pas ce que tu désires? » Galgano repartit : « Certes, madame, et Dieu ne pouvait me faire plus <«< grande grâce que d'être accueilli dans vos bras. >> En parlant ainsi il se dépouillait de ses vêtements, et il prenait place dans le lit à côté de celle qu'il avait si longtemps désirée. « Accordez-moi une «< grâce, s'il vous plaît, dit-il à son amie. - Mon Galgano, tu n'as qu'à «< demander, dit-elle, mais d'abord embrasse-moi. » Il l'embrassa et reprit : « Chère dame, je suis bien étonné que vous m'ayez fait venir ce <«< soir plutôt que les autres jours, depuis si longtemps que je vous re<«< cherche et je vous désire. Jusqu'ici vous n'avez jamais voulu ni me « voir ni m'entendre. D'où vient que vous êtes ainsi changée tout à <«< coup? » Elle répondit : « Je vais te le dire. Il y a peu de jours, tu <«< passas ici en chassant à l'épervier, et ton épervier poursuivit une pie « dans le jardin. Je demandai à mon mari à qui était l'oiseau. Il me répondit qu'il appartenait au plus vertueux jeune homme de Sienne, «< au plus estimé de tout le monde, et il te nomma, ajoutant beaucoup « d'autres louanges à ton sujet. En t'entendant priser de la sorte et en « l'écoutant, je pris dans mon cœur la résolution de ne plus t'être «< cruelle, et de te le prouver à la prochaine occasion. C'est la vérité? <«< dit-il. Oui, certes. Il n'y a aucune autre raison de votre change

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<«ment? - Aucune. - Eh bien, reprit Galgano, puisque votre mari a si « bien agi à mon égard et parlé de moi avec tant de courtoisie, à Dieu <«< ne plaise que je lui fasse nulle injure. » En disant ces mots il se jeta hors du lit, s'habilla, prit congé de la dame et lui dit adieu, et jamais plus il ne s'occupa de cette personne dans les mêmes intentions qu'auparavant, et il porta à messire Stricca beaucoup d'amitié et de respect. » Ainsi finit la nouvelle.

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« J'admire beaucoup, dit naïvement la sœur Saturnina, la fermeté de cet amant, et si j'avais été en sa place je ne sais ce que j'aurais fait. Dunlop, dans son History of the fiction, dit fort bien que c'est là un des plus beaux traits de délicatesse et d'honneur qu'on puisse citer, « one of the most beautiful triumphs of honour which has ever been recorded. »

Ce conte est un des plus courts du recueil. Les récits du Pecorone sont généralement plus longs et plus compliqués que ceux du Décaméron. La plupart sont aussi plus exclusivement italiens. Vous rappelez-vous l'usage que certain ermite, dans les Cent Nouvelles nouvelles (XIV) et dans La Fontaine (livre deuxième, XV), fait d'une sarbacane, « un long baston percé et creux, un long cornet, » qu'il introduit à travers une cloison et qui lui sert à rendre de singuliers oracles?

Nous trouvons cette sarbacane dans le Pecorone, employée dans une circonstance plus grave, s'il faut s'en rapporter au conteur. La sœur Saturnina raconte qu'après la mort du pape Nicolas d'Ascoli, les cardinaux, divisés en deux partis égaux, finirent par élire un anachorète des Abruzzes, qui fut intronisé sous le nom de Célestin. Ce pontife ne tarda pas à se sentir mal à l'aise au milieu des splendeurs et des corruptions romaines. Sa conscience fut plus troublée encore, à ce qu'on prétend, par un stratagème d'un cardinal ambitieux de lui succéder. Ce cardinal, messer Benedetto Gaietani, aurait eu recours au moyen dont nous venons de parler. Il fit retentir, à l'aide d'une sarbacane ou d'un cornet, ces paroles aux oreilles du pontife pendant la nuit: «Pape Célestin! - Qui es-tu? demanda le pontife. Je suis un ange envoyé par Dieu à son dévot serviteur, et de sa part je te dis de préférer le salut de ton âme aux pompes de ce siècle. » Cette ruse aurait achevé de déterminer le pontife à donner sa démission et à rentrer dans son désert. Il eut pour successeur Benedetto Gaietani sous le nom de Boniface VIII.

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Les anecdotes historiques occupent beaucoup de place dans le Pecorone; elles en ont une plus considérable encore dans les trois cents nouvelles (il n'en reste que deux cent soixante-huit) de Franco Sacchetti, autre contemporain de Boccace.

Sacchetti ne donne pas de cadre à ses tableaux; il prend lui-même la parole; il raconte ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu, répète tous les bons contes qu'on lui a faits. Il peint son époque, en retrace les mœurs familières, met en scène toutes sortes de personnages, Édouard d'Angleterre, Philippe de Valois, Giotto, Dante, Orcagna, marchands, ouvriers, bouffons, bouffons surtout, qui jouaient alors un grand ròle dans la vie intime des municipes d'Italie. Par la brièveté de la narration et la simplicité du style, Franco Sacchetti se rattacherait plutôt aux Cento Novelle antiche qu'à Boccace. C'est dans son recueil que l'on rencontre pour la première fois en Italie le fabliau qui a fourni la matière du conte de La Fontaine intitulé les Quiproquo. Mais La Fontaine avait trouvé ce sujet dans des versions plus modernes, puisque les Nouvelles de Sacchetti n'ont été imprimées qu'en 1724.

Voilà en quelque sorte la première génération des novellieri italiens. Nous avons à citer ensuite le Novellino de Masuccio de Salerne, comprenant cinquante nouvelles (1470), les Facetie d'Arlotto Mainardi, les soixante et une Porretane de Sabadino degli Arienti, les Ragionamenti d'Agnolo Firenzuola, abbé de Vallombreuse. Poggio Bracciolini (1380-1459) et le Napolitain Morlini restèrent fidèles à la langue latine, et n'en furent pas moins populaires. L'auteur des Facetiæ, Pogge, eut sa statue sur une des places publiques de Florence; et, par une destinée singulière, cette statue d'un des plus licencieux conteurs de la renaissance italienne est devenue, dit-on, l'image d'un saint; ayant changé de nom, elle ferait partie d'un groupe des douze apôtres, qu'on voit dans l'église Santa-Maria del Fiore.

Continuons à mentionner rapidement le livre Della Origine delli volgari proverbi d'Aloyse Cinthio degli Fabritii, ouvrage renfermant un grand nombre de contes populaires; la Prima e la Seconda Libreria d'Anton Francesco Doni, et Machiavel, qu'il faut compter parmi les novellieri pour son Belfagor ou Belphegor. Geraldi Cinthio, dans ses Hecathommiti, commença à tourner au tragique les aventures presque toujours plaisantes de ses prédécesseurs. Ainsi la quatrième nouvelle de la quatrième décade nous offre une variante de

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