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La Fontaine a ce privilége de résumer, dans les deux principaux genres qu'il a cultivés, deux traditions littéraires d'une grande antiquité et d'une grande fécondité. Après avoir recueilli et perfectionné la fable, dont nous avons dit ailleurs les origines lointaines, il frappe au coin de son esprit le vieux conte grivois, non moins antique, non moins fécond. Il n'est qu'un ouvrage dont la fortune le dispute à celle du Calila et Dimna, dont nous avons parlé dans notre introduction aux fables, c'est le Livre de Sindebad des Persans et des Arabes, les Paraboles de Sendabar des Hébreux, le Syntipas gree, l'Historia septem Sapientum de la basse latinité, le Dolopathos de la langue romane. Le recueil qui a porté, selon les contrées, ces noms divers, est originaire, comme le Calila et Dimna, de l'Orient indien. Il s'est répandu chez tous les peuples de l'univers. Il offre le premier type des récits qui au moyen age devinrent nos fabliaux, et que La Fontaine a renouvelés dans ses Contes.

Les nombreuses leçons de cette œuvre primitive présentent une trame uniforme. Il s'agit toujours d'un roi, de ses conseillers, de son fils et d'une reine. Le roi a confié son fils à sept sages chargés de l'instruire. Devenant vieux, il envoie chercher ce fils pour lui confier le gouvernement de ses États. Au moment où le jeune prince va le quitter, le chef de ses instituteurs, averti par des constellations menaçantes, exige de lui le serment qu'il ne prononcera pas une parole jusqu'à ce qu'il l'ait revu. Le prince se conforme à ses instructions. Le roi s'aperçoit avec désespoir que son fils est devenu muet. Une des plus jeunes femmes du monarque s'engage, si on veut le confier à ses

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INTRODUCTION

ORIGINES DES CONTES

La Fontaine a ce privilége de résumer, dans les deux principaux genres qu'il a cultivés, deux traditions littéraires d'une grande antiquité et d'une grande fécondité. Après avoir recueilli et perfectionné la fable, dont nous avons dit ailleurs les origines lointaines, il frappe au coin de son esprit le vieux conte grivois, non moins antique, non moins fécond. Il n'est qu'un ouvrage dont la fortune le dispute à celle du Calila et Dimna, dont nous avons parlé dans notre introduction aux fables, c'est le Livre de Sindebad des Persans et des Arabes, les Paraboles de Sendabar des Hébreux, le Syntipas gree, l'Historia septem Sapientum de la basse latimité, le Dolopathos de la langue romane. Le recueil qui a porté, selon les contrées, ces noms divers, est originaire, comme le Calila et Dimna, de l'Orient indien. Il s'est répandu chez tous les peuples de l'univers. Il offre le premier type des récits qui au moyen age devinrent nos fabliaux, et que La Fontaine a renouvelés dans ses Contes.

Les nombreuses leçons de cette œuvre primitive présentent une trame uniforme. Il s'agit toujours d'un roi, de ses conseillers, de son fils et d'une reine. Le roi a confié son fils à sept sages chargés de l'instruire. Devenant vieux, il envoie chercher ce fils pour lui confier le gouvernement de ses États. Au moment où le jeune prince va le quitter, le chef de ses instituteurs, averti par des constellations menaçantes, exige de lui le serment qu'il ne prononcera pas une parole jusqu'à ce qu'il l'ait revu. Le prince se conforme à ses instructions. Le roi s'aperçoit avec désespoir que son fils est devenu muet. Une des plus jeunes femmes du monarque s'engage, si on veut le confier à ses

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soins, à le guérir et à le faire parler. Le roi accepte la proposition. Le prince est renfermé dans les appartements, et exposé aux séductions de sa belle-mère. Celle-ci, en cherchant à charmer le jeune homme, s'enflamme elle-même. Le prince est obligé de se défendre, à peu près comme se défendit le Joseph de la Bible en pareil cas. Repoussée avec énergie, la reine comprend qu'elle est perdue si elle ne parvient pas à le perdre d'abord. Elle déchire ses vêtements, s'arrache les cheveux, appelle au secours, et accuse son beau-fils d'avoir voulu lui faire violence.

Le roi, indigné, condamne le prince à mort. Lorsque le jeune homme, toujours muet, est conduit au supplice, un Sage intervient, et, en racontant une histoire qui prouve combien il faut se défier des femmes, il obtient un jour de répit. Le même fait se répète pendant sept jours. Chaque jour, lorsqu'on va conduire le jeune prince au supplice, un Sage rapporte au monarque quelque nouveau trait de l'astuce féminine, qui jette l'incertitude dans son esprit et lui fait remettre au lendemain la punition du coupable. Chaque jour aussi, dans la plupart des leçons, la reine réplique au récit des Sages par un autre récit capable de produire une impression contraire. Enfin, le septième jour, c'est le chef des instituteurs, Sindebad, Sendabar ou Syntipas, qui arrive à son tour et relève le jeune prince de son serment. L'innocence de celui-ci éclate au grand jour, et c'est la perfide reine qui est punie.

Tel est le fonds commun de ces recueils. Les détails varient. Les sept Sages font un nombre plus ou moins grand de contes, et ces contes sont différents dans les rédactions de chaque époque et de chaque contrée. La conclusion n'est pas non plus partout la même, et, tandis que dans le Dolopathos la reine est jetée sur le bûcher préparé pour son beaufils, celui-ci, dans la version hébraïque, demande et obtient la grâce de la coupable. La rédaction grecque offre une sorte de compromis : la reine est condamnée à être placée sur un âne, le visage tourné vers la croupe et la tête rasée, et à être promenée ainsi par la ville.

Ces récits ou paraboles sur les ruses des femmes (c'est le titre même de la version hébraïque) nous offrent le type essentiel du conte satirique, qui devint au moyen âge le fabliau. Ils en reportent done L'origine dans un Orient lointain, quoique nous n'ayons pas ici une filiation aussi précise que celle du Calila et Dimna. Plusieurs des anecdotes les plus souvent répétées par les conteurs européens se trouvent dans les différentes versions du Livre de Sindebad : telles

sont, par exemple, l'histoire de l'homme qui, dans son aveugle précipitation, tua le vaillant chien qui avait empêché un serpent de dévorer l'enfant confié à sa garde, l'histoire de la méchante vieille qui corrompit la jeune femme innocente, le trait de malice que Molière a employé dans la Jalousie du Barbouillé et dans le troisième acte de George Dandin, et enfin la légende de la fragilité féminine, que l'on connait sous le titre de la Matrone d'Ephèse, et que La Fontaine a contée après tant d'autres.

Le Pantcha-Tantra et le Calila et Dimna contiennent aussi, parmi les fables, un bon nombre d'anecdotes grivoises transformées plus tard en fabliaux. Dans le Pantcha-Tantra se trouve l'histoire du prince qui laisse sa femme lui mettre une bride dans la bouche, lui monter sur le dos et le conduire comme un cheval, histoire qui fut célèbre au moyen âge sous le titre de Lai d'Aristote. L'anecdote du cordonnier, de la cordonnière et de la chirurgienne, est passée du même recueil indien dans le Décaméron (VIIe journée, vine nouvelle), puis dans un grand nombre de conteurs, avant de prendre place dans la Gageure des trois Commères de La Fontaine. Nous indiquons ci-après le rapport qui existe entre l'aventure du Muletier et une aventure du Calila et Dimna.

La coupe enchantée, douée de la merveilleuse propriété de faire connaître aux maris l'infidélité de leurs femmes, existe dans les recueils de l'Inde sous une autre forme. Le Vrihat-Katha sanscrit rapporte que deux jeunes époux obligés de se séparer implorent du dieu Siva un moyen d'être assurés de leur mutuelle constance. Leurs prières sont exaucées. Pendant la nuit, le dieu apparait à Gouhasena et à sa femme, et leur présente à chacun un lotus rouge qui perdra sa couleur et sa fraîcheur si l'un des deux manque à ses serments. Cette fleur de lotus se modifie dans les contes plus récents: elle devient tantôt un miroir qui se ternit, tantôt un bassin dont l'ean a cette vertu que la femme innocente y surnage et que la coupable va droit au fond. En Occident, la même fiction engendrait le manteau des Mabinogion et des fabliaux, le cornet à boire du roman de Tristan, la rose du roman de Perceforest, et enfin la coupe dénonciatrice de l'Arioste et de La Fontaine.

Les Mille et une Nuits nous offrent à leur première page la mésaventure qui désola le roi Astolf et Joconde, mais dont les princes sassenides se consolent moins facilement qu'eux.

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