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Un recueil turc contient une variante curieuse de l'histoire de la Servante justifiée, que La Fontaine emprunta à la reine de Navarre: un riche négociant d'Agra marie son fils unique à une Indienne remarquablement belle. Un Indien en devient amoureux; il lui témoigne sa passion, à laquelle elle n'est pas insensible. L'amoureux envoie à celle qu'il aime une messagère. L'Indienne la renvoie avec indignation, mais elle fait sortir la vieille par un aqueduc par lequel on peut communiquer du dehors dans le jardin. Cette circonstance n'échappe pas à l'amoureux, qui ne suppose pas que la dame ait agi de la sorte sans intention et qui s'empresse de profiter de ce chemin secret. Il se rend dans le jardin, où il trouve en effet sa maîtresse qui l'attend. Les rendezvous se succèdent. Un jour, le père du mari, qui vivait dans la même maison, aperçoit les deux amants endormis dans les bras l'un de l'autre.

Le vieillard, cherchant les moyens de convaincre l'infidèle, détache de son bras un bracelet qu'elle tenait de son époux. La belle, à son réveil, s'aperçoit du larein; elle soupçonne aussitôt son beau-père, car elle sait son mari plongé dans un sommeil profond. Elle se hâte de regagner le lit conjugal, où elle trouve en effet son époux endormi. Elle le réveille par ses caresses, l'attire dans le jardin, s'assied avec lui sous les mêmes ombrages témoins de sa trahison. Ils s'y reposent, et l'Indienne, feignant de se réveiller, cherche son bracelet, qui lui a été ravi, dit-elle, pendant son sommeil.

Le beau-père vient avertir son fils des déportements de sa femme, et il lui montre pour preuve le bracelet qu'il a détaché de son bras. Le jeune homme, abusé, ne fait que rire de cette accusation. « C'est moimême, dit-il à son père, qui étais avec ma femme sous le berceau où vous nous avez trouvés. L'obscurité vous a déçu. Rapportez-vous-en à moi sur ce qui doit m'intéresser encore plus que vous. »

Les contes se répandirent en Europe par les mêmes intermédiaires que les fables; l'antiquité grecque et latine nous en transmit un certain nombre. Le Cuvier, par exemple, est dans l'Ane d'or, ou les Métamorphoses d'Apulée tel exactement que nous le revoyons dans La Fontaine.

Il y a tout lieu de supposer que, pendant les siècles qui suivirent l'invasion des Barbares, il se fit des abrégés des contes populaires. On pourrait apercevoir un reste de ces abrégés dans les Mirabilia urbis Romæ et dans les Gesta Romanorum, dont l'origine semble plus

ancienne qu'on ne le pense communément. Ces recueils auraient donc correspondu aux collections de fables désignées sous le nom de Romulus et auraient transmis aux âges nouveaux le fonds d'anecdotes légué par l'antiquité, non sans y ajouter, sans doute, comme faisaient aussi les auteurs des Romulus, plus d'un trait s'adaptant aux mœurs et aux idées de l'époque.

Un autre intermédiaire entre l'Orient et l'Occident, ce furent les livres juifs, non plus cette fois les livres sacrés, mais le Talmud, les compilations rabbiniques. « Le Talmud, disent les hébraïsants, renferme beaucoup d'historiettes qu'on retrouve dans les conteurs du moyen âge. » Les Juifs, témoin ce Pierre-Alphonse à qui nous devons la Disciplina clericalis, écrivirent ces historiettes en latin et les répandirent en Europe.

Des matériaux abondants se trouvèrent de la sorte à la disposition de nos trouvères, lorsque le génie du conte s'éveilla en eux. C'est au début de notre littérature nationale, avec les premiers accents de notre langue, que ce génie s'éveilla. Le x siècle vit s'épanouir le fabliau.

Le fabliau est la narration plaisante, railleuse et comique, d'une aventure de la vie commune. Il offre la contre-partie des poëmes chevaleresques, héroïques et amoureux. C'est la prose, et la prose souvent brutale, contredisant la poésie. Il représente dans la littérature du moyen âge la jovialité, l'humeur facétieuse et goguenarde; c'est l'esprit qui règne dans le fabliau qu'on s'est habitué à désigner par l'expression d'esprit gaulois, tant il y a là en quelque sorte une saveur tout indigène, un goût de terroir prononcé; tant la verve qui y éclate semble particulière à notre race et à notre sol.

Le fabliau est en vers, en vers octosyllabiques. Le vers de douze et de dix pieds était, dans les commencements de notre poésie, réservé aux chansons de geste, aux grands poëmes animés d'un souffle héroïque, et qui sont nos véritables épopées. Il est court généralement, dégagé de toutes complications, réduit aux personnages indispensables. Il développe une situation unique.

Les conteurs du moyen âge sont souvent grossiers, violents; ils ont des recherches de brutalité et de férocité, pour ainsi dire. En voici un exemple caractéristique, et que nous pouvons citer :

L'histoire de la Matrone d'Éphèse est, sous un autre nom, dans le Roman des sept Sages, rimé en français du xme siècle. Il ne suffit

plus au trouvère que la veuve consente à ce que le corps de son époux défunt prenne au gihet la place du cadavre dérobé, il faut qu'elle l'y attache elle-même, car le chevalier qui l'a trop vite consolée de son chagrin serait déshonoré s'il faisait lui-même cette œuvre vile :

Dame, dist-il, se jel pendoie,
Tous fins couars en devenroie.

- Amis, dist-elle, jel pendrai

Pour vostre amor sans nul delai. »

La dame fu de male part,

Entour le col li mist la hart.

Mais ce n'est pas tout. Le larron dépendu avait été frappé d'un épieu dans les côtes. Il faut que le cadavre qu'on lui substitue ait la même blessure :

« Dame, dist-il, cist est lassus,

Mais, par mon chief! il i a plus :
L'autres fu au pendre navrés
D'un espié parmi les costés. »

Qu'à cela ne tienne! La dame, s'il le faut, infligera au mort cette bles

sure:

Dist la dame : « Si le plaiés,

Car bien en estes aaisiés;

Et, se volés, je le ferrai

Tout maintenant sans nul delai. »

La dame a un espié cobré,

Son signor fiert par le costé;

Un si ruiste cop li donna

Que le fer outre li

Mais ce n'est pas encore tout :

passa.

« Dame, dist-il, cist est lassus,
Mais, par mon chief! il i a plus :
L'autres avoit brisié deus dens.
Demain, quant chi vienront les gens,
Demaintenant le connistront,
Tout aussitost com le verront.

Amis, dist-elle, or li brisiés,

Molt bien en estes aaisiés;

Et, se volés, jes briserai

Tout maintenant sans nul delai. »

Lors a une pierre saisie,

Vers lui en vient tout ahatie,

Maintenant deus dens li brisa

Et en après se devala.

Aussi, quand elle est de retour après ces atroces expéditions, le chevalier la repousse :

« Soit cil honnis, ki que il soit,

Ki en mauvaise femme croit!

Tost avés chelui oublié,

Ki par vos fu hier enterré.

Je jugeroie par raison

Que l'on vous arsist en charbon! »

L'aventure, contée par Pétrone avec un scepticisme souriant, est aggravée et poussée au tragique par les conteurs du moyen âge, et cet excès d'énergie se remarque, en effet, dans la plupart des fabliaux.

Le fabliau était, comme la plus grande partie de la littérature de ce temps, destiné non à être lu, mais à être récité par des jongleurs ambulants. Le début et la fin du récit portent souvent la marque de cette destination. Il commence souvent par un appel à l'attention des assistants.

Oiez, seignor, un bon fablel',

ou plus prolixement :

Seignor, se vos volez atendre,
Et un seul petitet entendre,
Jà de mot ne vous mentirai,
Mais tout en rime vous dirai
D'une aventure le fablel 2.

Il se termine quelquefois par un appel à l'intervention des auditeurs;

Beax seignor, vos qui estes ci,

Qui nos parole avez oï,

Se j'ai auques mielz dit de li,

A toz ge vos requier et pri

Que le metez fors de céanz,

Qui bien pert que c'est uns noienz'.

Les trouvères et les jongleurs colportaient d'un bout à l'autre de la France leurs joyeux récits; en certaines provinces une chanson ou un

1. Des trois dames qui trouvèrent l'anel.

2. Des trois boçus, par Durand.

5. « Mettez-le à la porte, puisque c'est un propre à rien. » (Des deux bordeors ribauz.)

conte payait leur hôte, sans doute quand celui-ci était généreux et bon vivant :

Usages est en Normandie

Que qui herbegiez est qu'il die
Fablel ou chanson à son oste.

Ils ne se renfermaient pas dans nos frontières; ils avaient en Europe le privilége des chants et des concerts sur les places publiques. L'Italie nous envoie à présent ses bardes vagabonds. La France envoyait alors les siens en Italie. Une ordonnance des officiers municipaux de Bologne, rendue en 1288, fait défense aux ménestrels de France de stationner dans les carrefours pour chanter: Ut cantatores Francigenorum in plateis communibus ad cantandum morari non possint'.

Il y avait de ces récits joyeux pour toutes les compagnies, depuis les plus hautes jusqu'aux plus basses, depuis la salle du château seigneurial jusqu'à la taverne. Il semble toutefois que le plus grand nombre ait été composé pour un auditoire de bourgeois en goguette. C'est pour eux sans doute que furent contés tous ces fabliaux où le prêtre et le moine sont livrés à une audacieuse dérision. Car, si La Fontaine éprouve à plusieurs reprises le besoin de s'excuser de mettre trop souvent en scène les religieux et les religieuses :

Vous me direz: C'est une étrange affaire,
Que nous avons tant de part en ceci.
Que voulez-vous? Je n'y saurois que faire.
Ce n'est pas moi qui le souhaite ainsi2;

ce n'est pas lui, en effet, qui a donné le signal de cette irrévérencieuse raillerie. Déjà nos trouvères du xm siècle s'en donnaient à cœur joie aux dépens du peuple monastique; déjà ils choisissaient de préférence sous le froc ou sous la guimpe les acteurs de leurs plus cyniques aventures. La satire ne tirait pas alors à conséquence: elle semble n'avoir d'autre but que d'amuser davantage en mettant en scène des acteurs plus graves et en les plaçant dans des situations plus opposées à leur caractère. « C'est la ruse des enfants envers leurs pédagogues, dit Me de Staël; ils leur obéissent à condition qu'il leur soit permis de s'en moquer. »

1. Muratori, Antichit. ital. t. II, c. 29.

2. Le Psaulier.

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