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Cette littérature gaillarde et malicieuse fut d'une prodigieuse fécondité. On croirait volontiers que tout ce que l'esprit humain avait jamais forgé de traits capables de l'enrichir fut renouvelé par nos vieux conteurs; nul doute qu'ils n'aient ajouté au fonds antique bien des inventions de leur propre cru: accidents de la vie réelle, scandales et médisances, furent exploités par des observateurs caustiques. Leur verve pendant près de deux siècles ne tarit pas. Les manuscrits parvenus jusqu'à nous sont seulement une copieuse épave qui permet de deviner ce que dut être la production entière.

Dans ce qui nous reste aujourd'hui il y a huit fabliaux à mettre chacun en regard d'un conte de La Fontaine. Les voici :

1. De la borgoise d'Orliens. - Le Cocu battu et content. 2. Du chevalier qui fist sa femme confesse. Le Mari confesseur.

3. De Gombert et des deux clers. Le Berceau.

4. Des trois dames qui trouvèrent l'anel. — La Gageure des trois

commères.

5. Du bouchier d'Abbeville. A femme avare galant escroc.

6. De Constant du Hamel. - Les Rémois.

7. De la demoiselle qui volt voler en l'air. - La Jument de maître Pierre.

8. Du meunier d'Aleus. Les Quiproquo.

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Nous nous bornons à citer les fabliaux ayant un étroit rapport avec les contes de La Fontaine, sans parler de ceux qui présentent seulement avec eux quelque vague ressemblance. Pour les fabliaux, notezle bien, non plus que pour les Isopets et pour les Romans de Renart, nous ne croyons que notre poëte ait consulté les manuscrits du x siècle. Il a trouvé ces contes dans des imitations plus récentes, soit françaises, soit italiennes.

Il est d'autant plus curieux de voir, dans une littérature, les mêmes thèmes se reproduire à quatre siècles de distance, spontanément pour ainsi dire, et dans une forme toute pareille.

Par une lacune que les recherches des érudits ne tarderont pas sans doute à combler, nous n'avons pu indiquer précisément l'œuvre du xve ou du xvi° siècle qui a servi d'intermédiaire entre le fabliau de Constant du Hamel et les Rémois. Un anneau de la chaîne nous a manqué, probablement par quelque défaillance de notre mémoire. La’· necdote remonte bien haut, et c'est une de celles qui montrent le mieux

b

la singulière destinée de ces récits. Nous pouvons donc, pour donner une idée des transformations successives qu'elles ont subies, suivre celle-ci dans son cours.

Elle vient de l'Inde, comme la plupart d'entre elles. On en trouve le type primitif dans un conte du recueil sanscrit intitulé Vrihat-Katha; voici l'analyse de ce conte par M. Loiseleur-Deslonchamps :

Upakosa, femme honnête et vertueuse, pendant l'absence du brahmane Vararutchi, son mari, attire les regards de plusieurs amants, qui lui adressent leurs hommages, entre autres du chapelain du roi, du commandant de la garde, et du précepteur du jeune prince, qui tous les trois l'importunent tellement de leurs prières et de leurs menaces qu'elle se décide enfin à les punir. Ayant médité son plan, elle donne rendez-vous pour le même soir à ses trois amoureux, à une heure de distance l'un de l'autre. Voulant se rendre les dieux favorables, elle envoie réclamer une somme d'argent déposée chez un banquier, pour en faire des aumônes. Le banquier, qui est aussi amoureux de la dame, déclare qu'il ne rendra l'argent qu'autant qu'elle consentira à l'écouter. Craignant de perdre son bien, elle lui donne un rendez-vous comme aux autres, mais une heure plus tard.

« Le précepteur du prince arrive le premier, et Upakosa, après lui avoir fait le meilleur accueil, lui propose de prendre un bain, ce qu'il accepte. On le conduit dans une chambre très-obscure, où le bain était tout prêt, et, lorsqu'il est déshabillé, on enlève ses vêtements et on met à la place une pièce de toile enduite de noir de fumée et de parfums. Lorsqu'il sort du bain, on se sert de serviettes pareilles pour l'essuyer, de sorte qu'il se trouve être noir comme l'ébène des pieds à la tête.

<«< Pendant ces préparatifs, une heure s'est écoulée, et le second amant arrive. Les femmes se mettent à crier : « Dieux! c'est un ami particulier de notre maître! » et elles poussent le malheureux précepteur dans une grande corbeille, où elles l'enferment. Les deux autres amants sont traités de la même manière. Il ne reste plus que le banquier. Lorsqu'il arrive, Upakosa le conduit auprès des corbeilles et lui fait jurer de rendre l'argent déposé. On lui propose le bain, qu'il accepte; mais comme le jour commence à poindre au moment où il en sort, les domestiques le mettent à la porte tout nu, et il se sauve chez lui, poursuivi par tous les chiens du quartier.

« Dans la matinée, Upakosa se rend au palais du roi Nanda, et porte plainte contre le banquier, qu'elle accuse de vouloir s'approprier de l'argent qui lui appartient. Le banquier est appelé et nie le dépôt. « Lorsque mon mari partit,. reprend Upakosa, il mit nos dieux domes« tiques dans trois corbeilles; ils ont entendu cet homme reconnaître « le dépôt, et ils porteront témoignage en ma faveur. » Les corbeilles sont apportées. Upakosa interpelle ses prisonniers, qui, dans la crainte qu'elle n'ouvre les corbeilles, s'empressent de répondre comme elle le désire, et le banquier est forcé de reconnaître la dette. Mais le roi Nanda, curieux de voir les dieux domestiques, fait ouvrir les corbeilles, et l'on en tire les trois pauvres diables au milieu des rires de toute l'assemblée. Le roi, furieux, les chasse de ses États. >>

L'histoire de la belle Upakosa fit son chemin dans l'Orient. On la trouve avec de nouveaux développements sous le titre de l'Histoire de la belle Arouya dans les contes persans, traduits en français par Pétis de La Croix, et dans le roman arabe des Sept Vizirs, traduit en anglais par Jonathan Scott, et qui est une imitation peu éloignée du Livre de Sindebad.

Le fabliau de Constant du Hamel est exactement l'histoire de la belle Upakosa et de la belle Arouya. Le prêtre, le prévôt, le forestier, sont amoureux de la dame Isabeau, femme de Constant du Hamel. En vain ils lui font des promesses séduisantes. Obligés de reconnaître qu'ils n'ont pas d'espoir de la vaincre par leurs présents, ils prennent le parti de la réduire, en persécutant et en ruinant son mari. Le pauvre Constant voit, dans une seule journée, pleuvoir sur lui les confiscations et les amendes. Isabeau, devinant d'où partent les coups, dé. cide qu'elle se vengera. Elle envoie chercher, par sa servante Galestrot, le prêtre d'abord. Elle le fait baigner, et pendant ce temps mande le prévôt, qui accourt. Le prêtre est caché dans un tonneau rempli de plumes, derrière un van. Le prévôt est mis au bain. Le forestier survient à son tour. L'un après l'autre, ils vont rejoindre le prêtre dans sa cachette emplumée. Car voici Constant qui, averti par sa femme, rentre chez lui, armé d'une lourde hache. Et ici le fabliau introduit dans l'anecdote un trait nouveau que relèvera La Fontaine à l'exclusion de tous les autres. Isabeau dit : « Ils voulaient abuser de moi; je vais envoyer quérir leurs femmes, et, en leur présence, vous ferez à celles-ci ce qu'ils voulaient me faire. »

En effet, Galestrot se remet en course, elle ramène d'abord la prétresse (la gouvernante du prêtre, comme on dirait aujourd'hui), qui, à peine entrée, est saisie par Constant, et ne lui peut rien refuser. A cette vue, le prêtre dévore sa honte au fond de la cachette, pendant que ses compagnons se raillent de lui. Mais le prévôt et le forestier ont leur tour, et chacun des coupables voit le mal qu'il avait voulu faire retomber sur lui.

Ce n'est pas tout. Après cette première revanche, Constant du Hamel bouscule le van et met le feu aux plumes du tonneau. Les trois emplumés se sauvent, hués par les passants, poursuivis et mordus par les chiens.

Combien les choses se passent plus doucement et avec moins de bruit dans le conte de La Fontaine ! Il n'y a pas autant de complications dramatiques, mais la punition infligée aux époux de Me Alix et de Mme Simonette est bien la même que celle que dame Isabeau inflige à ses trois persécuteurs. L'étroite parenté des deux récits n'est pas douteuse; mais, je le répète, il a existé certainement un intermédiaire que nous ne retrouvons pas. Après La Fontaine, Voltaire revient à l'anecdote orientale dans le treizième chapitre de Zadig ou la Destinée.

Fils naturel d'un négociant italien et d'une Française inconnue, né à Paris, où il passa la plus grande partie de sa jeunesse, Jean Boccace importa en Italie des sujets empruntés à notre littérature. Il commença par imiter, soit en vers, soit en prose, nos romans d'aventures; il développa dans son Filostrato un épisode du Roman de Troie, de Benoît de Sainte-More : les Amours de Troïlus et Briseïda1, et il raconta en deux volumes, dans son Filocopo, l'histoire de Flore et de Banchefleur, si souvent contée par nos trouvères. Il exploite ensuite la riche veine des fabliaux, et il en tire le chef-d'œuvre qui devait l'immortaliser et faire fleurir toute une littérature nouvelle en Italie.

Le Décaméron (composé vers 1558) contient cent contes, la plupart imités de nos trouvères. Mais la transformation que Boccace leur fait subir est considérable. D'abord ils sont reliés par une trame, placés dans un cadre qui leur impose une mesure à peu près égale. De plus, ils sont en prose, ils sont destinés à être lus, non plus à être récités.

1. Voyez Nouvelles en prose du xive siècle, publiées par MM. Louis Moland et Ch. d'Héricault. Paris, chez P. Jannet, 1858, p. 86.

Il s'ensuit de là un changement complet dans le caractère de ces récits. Leur variété adroitement ménagée, la science de la composition, la richesse et l'harmonie du style, ont été assez souvent signalées par la critique. Boccace eut pour lui le prestige d'un art nouveau. En même temps que sa naissance lui rendait familière notre ancienne littérature, il était un de ces savants italiens qui furent les premiers éclairés par la lumière de la Renaissance. Passionné pour l'antiquité, ardent collectionneur de manuscrits grecs et latins, il a transporté dans ses récits les qualités acquises par la fréquentation assidue des grands écrivains de la Grèce et de Rome : la juste proportion des parties, l'élégance soutenue de la diction, la pureté et l'harmonie d'un idiome arrivant bien avant le nôtre à la perfection classique.

La Fontaine a, de son propre aveu, emprunté directement au Décameron une vingtaine de contes

Richard Minutolo,

Le Cocu battu et content,

Le Faiseur d'oreilles et le Raccommodeur de moules,

Le Berceau,

Le Muletier,

L'Oraison de saint Julien,

Deux des récits de la Gageure des trois commères,

Le Calendrier des vieillards,

A femme avare galant escroc,

La Fiancée du roi de Garbe,
L'Ermite,

Mazet de Lamporechio.

Les Oies du frère Philippe,

Le Faucon,

Le Psautier,

Le Diable en enfer,

La Jument de maître Pierre,

Le Magnifique,

La Confidente sans le savoir.

On voit que c'est principalement à travers l'italien de Boccace que notre vieille littérature conteuse parvint à La Fontaine. Les nouvelles du Décaméron transmettent au poëte du xvi siècle la plupart des fabliaux qu'il a ressuscités; ceux mêmes que nous possédons encore et

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