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ames qui seraient toutes égales d'ailleurs, ou comment des substances simples peuvent-elles être inégales par leur nature? Comment les animaux, avec des organes pareils aux nôtres, avec des sensations semblables, et souvent plus vives, restent-ils bornés à ces mêmes sensations, sans en tirer, comme nous, une foule d'idées abstraites et réfléchies, les notions métaphysiques, les langues, les lois, les sciences et les arts? Enfin, jusqu'où la réflexion peut-elle porter les animaux, et pourquoi ne peut-elle pas les porter au-delà? Sur tous ces objets, l'intelligence suprême a mis an devant de notre faible vue un voile que nous voudrions en vain arracher.

L'existence des objets de nos sensations, celle de notre corps, et celle de l'ètre pensant qui existe en nons, conduisent le philosophe à la grande vérité de l'existence de Dieu. Cette vérité ne peut être l'objet de la révélation, puisque la révélation la suppose. Le philosophe raisonnable se borne ici aux preuves qui sont communes à toutes les sectes, aux seuls argumens qui sont fondés sur des principes avoués par tous les siècles et par tous les hommes. Il cherche l'existence de Dieu dans les phénomènes de l'univers, dans les lois admirables de la nature, non dans ces lois métaphysiques sujettes à exceptions, et que chacun peut, à son gré, étendre, medifier et resserrer, mais dans les lois primitives fondées sur les propriétés invariables des corps. Ces lois, si simples qu'elles paraissent dériver de l'existence même de la matière, n'en dévoilent que mieux l'intelligence suprême. Par la manière dont elle a coustruit les différentes parties de notre univers, ele semble n'avoir cu besoin que de donner à cette grande machine la première impulsion, pour en régler à jamais les différens phénomènes, et pour produire, comme par un seul acte de sa volonté, l'ordre

constant et inaltérable de la nature; impulsion trop admirable et trop raisonnée pour être l'effet d'un hasard aveugle. C'est dans ces lois générales, plutôt que dans les phénomènes particuliers, que le philosophe cherche Etre-Suprême. Ce n'est pas que les procé dés d'un insecte, qui occupe en apparence si peu de place dans l'univers, découvrent moins à un esprit attentif l'intelligence infinie que les phénomènes généraux; mais ce dernier spectacle est bien plus fait que le premier pour frapper tous les yeux, et les meilleurs argumens en ce genre sont ceux qui peuvent convaincre le plus grand nombre.

De toutes les vérités métaphysiques, celle qui nous intéresse le plus après l'existence de Dieu, et sans laquelle même l'existence de Dieu nous intéresserait beaucoup moins, est l'immortalité de l'âme. Comme cette vérité tient en même temps à la philosophie et à la révélation, il est nécessaire de "distinguer ce qu'elle emprunte de l'une et de l'autre. La philosophie fournit des argumens pressans de la réalité d'une autre vie. Nous avons de très-fortes raisons de croire que notre âme subsistera éternellement, parce que Dieu ne pourrait la détruire sans l'anéantir, que l'anéantissement de ce qu'il a produit une fois ne paraît pas être dans les vues de sa sagesse, et que les corps mêmes ne se détruisent qu'en se transformant. Mais, d'un autre côté, l'exemple des animaux dans lesquels la substance immatérielle périt avec eux, et ce grand principe que rien de ce qui est créé n'est immortel de sa nature, suffisent pour nous faire sentir que Dieu pouvait ne créer notre âme que pour un temps. Ainsi l'impénétrabilité des décrets éternels nous laisserait toujours quelque espèce d'incortitude sur cet important objet, si la religion révélée ne venait au secours de nos lumières, non pour y suppléer entièrement, mais pour y ajouter

le peu qui leur manque. D'un côté, la vertu, souvent malheureuse dans ce monde, exige, de la justice de l'Etre Suprême, des récompenses après la mort; de l'autre, la révélation nous fait connaître pourquoi Dieu, qui doit des récompenses à la vertu, ne les lui accorde pas dès cette vie même, et souffre qu'elle soit malheureuse sans paraître l'avoir mérité. La religion seule, dit Pascal, empêche l'état de l'homme en cette vie d'être une énigme.

L'existence de l'Etre-Suprême étant une fois reconnue, nous conduit à chercher le culte que nous devons lui rendre. Mais, quoique la philosophie nous instruise jusqu'à un certain point sur ce grand objet, cependant les lumières qu'elle nous donne sont très-imparfaites. Le Créateur nous en a avertis lui-même, en nous prescrivant, par une révélation particulière, la manière dont il veut être honoré et que tous les efforts de la raison n'auraient pu nous faire découvrir. Ainsi la religion, qui n'est autre chose que le culte que nous devons à l'intelligence. souveraine, ne doit point entrer dans des élémens de philosophic. La religion naturelle ne doit même y paraître que pour nous avertir qu'elle ne suffit pas.

Mais ce qui appartient essentiellement et uniquement à la raison, et ce qui est, en conséquence, uniforme chez tous les peuples, ce sont les devoirs dont nous sommes tenus envers nos semblables. La connaissance de ces devoirs est ce qu'on appelle morale, et l'un des plus importans sujets sur lesquels la raison puisse s'exercer. La morale est une suite nécessaire de l'établissement des sociétés, puisqu'elle a pour objet ce que nous devons aux autres hommes. Or, l'établissement des sociétés est dans les décrets du Créateur, qui a rendu les hommes nécessaires les uns aux autres. Ainsi les principes moraux rentrent.

dans les décrets éternels. Il n'en faut pourtant pas, ajoute d'Alembert, conclure, avec quelques philosophes, que la connaissance de ces principes suppose nécessairement la connaissance de Dieu. Il s'ensuivrait de là, contre le sentiment des théologiens mêmes, que les païens n'auraient eu aucune idée de vertu. La religion, sans doute, épure et sanctifie les motifs qui nous font pratiquer les vertus morales; mais Dieu, sans se faire connaître aux hommes, a pu leur faire sentir, et leur a fait sentir en effet la nécessité de pratiquer ces vertus pour leur propre avantage. On a vu de même, par un effet de cette providence qui veille au maintien de la société, des sectes de philosophes, qui révoquaient en doute l'existence d'un premier être, professer, dans la plus grande rigueur, les vertus humaines. Zénon, chef des stoïciens, n'admettait d'autre Dieu que l'univers, et sa morale est la plus pure que la lumière naturelle ait pu inspirer aux hommes. C'est donc à des motifs purement humains que les sociétés ont dù naissance : la religion n'a eu aucune part à leur première formation; et, quoiqu'elle soit destinée à en serrer le nœud, cependant on peut dire qu'elle est principalement faite pour l'homme considéré en lui-même. Il suffit, pour s'en convaincre, de faire attention aux maximes qu'elle nous inspire, à l'objet qu'elle nous propose, aux récompenses et aux peines qu'elle nous promet. Le philosophe ne se charge donc que de placer l'homme dans la société, et de l'y conduire, c'est au missionnaire à l'attirer ensuite aux pieds des autels.

La connaissance des principes moraux, qui précède la connaissance de l'Etre Suprême, est ellemême précédée par d'autres connaissances. C'est par les sens que nous apprenons quels sont nos rapports avec les autres hommes et nos besoins réciproques,

et c'est par ces besoins réciproques que nous parvenons à connaître ce que nous devons à la société, et ce qu'elle nous doit. Il semble donc qu'on peut définir très-exactement l'injuste, ou, ce qui revient au même, le mal moral, ce qui tend à naire à la société en troublant le bien-être physique de ses membres. En effet, le mal physique est la suite naturelle du mal moral; et, comme nos sensations suffisent, sans aucune opération de notre esprit, pour nous donner l'idée du mal physique, il est évident dans l'ordre de nos connaissances c'est cette idée qui conduit à celle du mal, quoique l'une et l'autre soient de nature différente. Que ceux qui nieront cette vérité supposent l'homme impassible, et qu'ils essaient de Tui faire acquérir, dans cette hypothèse, la notion de l'injuste.

que,

Mais cette notion en suppose une autre, celle de la liberté; car, si l'homme n'était pas libre, toute idée de mal se réduirait au mal physique. C'est donc renverser l'ordre naturel des idées que de vouloir prouver l'existence de la liberté par celle du bien et du mal moral. C'est prouver une vérité qui n'est que de sentiment, c'est-à-dire, de l'ordre le plus simple, par une vérité, sans doute aussi incontestable, mais qui dépend d'une suite de notions plus combinées. Nous disons que l'existence de la liberté n'est qu'une vérité de sentiment, et non pas de discussion: il est facile de s'en convaincre; car le sentiment de notre liberté consiste dans le sentiment du pouvoir que nous avons de faire une action contraire à celle que nous faisons actuellement. L'idée de la liberté est donc celle d'un pouvoir qui ne s'exerce pas, et dont l'essence même est de ne pas s'exercer au moment que nous le sentons. Cette idée n'est donc qu'une opération de notre esprit, par laquelle nous séparons le pouvoir d'agir d'avec

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