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rience. Les philosophes peuvent disputer ensemble sur la manière dont elles doivent être déterminées. Une morale rationnelle fausse et mal conçue peut corrompre les actions d'un homme; mais l'homme ne devient ni vertueux ni heureux parce qu'on favorise en lui les penchans naturels.

CHAPITRE VINGT ET UNIÈME.

Histoire de la Philosophie en Allemagne, depuis le milieu du XVIII. siècle jusqu'à Kant.

VERS le milieu du dix-huitième siècle, les savans de l'Allemagne commencèrent à se familiariser avec la langue, la littérature et la philosophie des Français et des Anglais. Non-seulement cette nouvelle connaissance leur fit sentir les imperfections de leur propre langue, et le mauvais goût de leurs compatriotes dans tout ce qui avait rapport aux lettres et aux arts, non-seulement elle les encouragea à épurer l'idiome et le goût de leur nation, et à les mettre au même niveau que chez les peuples voisins; mais encore elle leur inspira un véritable dégoût pour le wolfianisme et la méthode scolastique qui avaient dominé jusqu'alors. La marche rigoureusement systématique de la doctrine de Wolf semblait arrêter l'essor du génie, et le charger de chaînes, sous le poids desquelles il succombait. On voyait bien l'esprit de système régner aussi dans certains ouvrages philosophiques publiés hors de l'Allemagne; mais cet esprit s'y montrait sans affectation, sans contrainte, sans raideur: il n'exprimait que l'ordre naturel et nécessaire dans toute production du raisonnement, joint à une exécution facile et à un style élégant. Les manuels mêmes des philosophes étrangers à la Germanie étaient infiniment plus agréables à lire qu'aucun de ceux qui avaient vu le

jour jusqu'à cette époque chez les Allemands. Si donc quelques hommes de génie, élevés selon la coutume reçue, furent imbus, dans leur jeunesse, des principes dominans, ils ne s'en trouvèrent que plus vivement frappés ensuite des charmes de la philosophie étrangère, et le soin qu'ils prirent de l'étudier contribua encore à leur donner plus d'aversion pour les doctrines adoptées chez eux.

Les sarcasmes dont le pédantisme allemand était l'objet de la part des savans français fixés à la cour de Frédéric-le-Grand, ne demeurèrent point non. plus sans effet. La philosophie usuelle, facile à comprendre, et avantageuse pour toutes les classes de la société, que les Anglais, principalement, cultivaient avec tant de soin dans leurs feuilles hebdomadaires, avait été presque totalement négligée en Allemagne. Il était naturel que l'étude de cette branche si importante, à cause de son influence sur l'esprit et le cœur, qui lui assure une utilité immédiate, fît peu à peu mépriser la métaphysique qu'on enseignait dans les écoles et dans les livres. On conçoit aisément, d'après cela, comment une multitude d'Allemands, surtout parmi les gens du monde, prirent bientôt une si grande prédilection pour la langue et les ductions des Français, et conçurent tant de mépris pour la littérature de leur propre pays. De quel contraste ne devait point être frappé un Allemand qui jetait un coup d'oeil sur l'état où languissaient l'idiome et la littérature de sa patrie, après avoir goûté à Paris les charmes de la conversation la plus brillante, saisi toutes les finesses de la langue française, et médité les ouvrages des meilleurs écrivains de cette nation! En Allemagne, il ne trouvait, pour ainsi dire, qu'une science lourde et empesée, des formes raides et systématiques, une langue rude, barbare et inflexible, enfin un style rebutant par sa prolixité.

pro

Les écrits des Allemands ne lui offraient rien qui charmât l'esprit ou intéressât le cœur, rien qui pût séduire et capter l'imagination, point d'urbanité dans les formes, point de naïveté, de gaîté, ni de finesse dans les saillies, point de légèreté ni d'art dans la composition, point d'élégance ni de choix dans les expressions. Au contraire, il rencontrait dans la littérature française la réunion de toutes ces aimables qualités, dont il cherchait en vain la moindre trace dans celle de l'Allemagne. Il devait donc naturellement s'abandonner avec enthousiasme à l'étude de l'une, ne plus s'inquiéter de l'autre, et l'abandonner aux savans des colléges, malgré toute la véhémence avec laquelle les scolastiques déclamaient contre la supériorité accordée aux étrangers, et contre le mépris prodigué à leur propre érudition, dont ils se plaisaient tant à exalter l'excellence et le prix.

Telle fut la source aussi de la prédilection qu'eut Frédéric-le-Grand pour la nation française et pour sa littérature. Ce prince apprit d'abord l'allemand comme sa langue maternelle, et ensuite le français comme celle de la cour et du grand monde. Il étudia le wolfianisme pendant sa jeunesse, et s'adonna sérieusement à cette doctrine. Ses lettres, ses ou vrages philosophiques, et son estime pour Wolf lui-même en sont la preuve. Mais, dans le même temps, il médita les écrits des Français, dont la philosophie agit sur lui d'une manière, en quelque sorte, magique. De là vint qu'il s'attacha beaucoup aux savans français, qu'il en fit ses amis et ses favoris, qu'il se délassa de ses pénibles travaux en faisant des vers ou de la philosophie avec eux, et que, jusqu'à la fin de ses jours, il parut ignorer ou au moins ne pas croire, que la littérature allemande se fût perfectionnée au point de pouvoir rivaliser avec la francaise.

Outre le français, les Allemands étudièrent aussi l'anglais, qu'ils cultivèrent même dès le dix-septième siècle. Les Anglais avaient eu de bonne heure leur Shakespeare et leur Milton, et la première moitié du dix-huitième siècle fut également l'âge d'or de leur littérature. A cette époque, florissaient chez eux Pope, Swift, Bolingbroke, Addisson, Steele Shaftesbury, Thompson, Berkeley, Hume, et une foule d'autres poëtes ou prosateurs classiques. Cependant les Allemands n'eurent pas des rapports aussi directs et aussi fréquens avec les Anglais qu'a vec les Français, de sorte que la littérature de ces derniers conserva long-temps chez eux le pas sur celle de toutes les autres nations. Mais, pour qu'ils profitassent réellement des lumières de leurs voisins, il fallait qu'épurant leur goût, ils se hasardassent, avec confiance, à faire paraître des essais originaux et d'un genre nouveau dans leur langue. Tels furent, par exemple, les Bremische Beytrage (Mélanges de Brême), dont les auteurs sont les premiers écrivains que l'Allemagne cite à juste titre avec orgueil. Telles furent aussi les productions de Gellert, de Rabner, d'Ebert, des Schlegels, de Kæstner, de Klopstock, de Gartner, de Giesecke, de Lessing, d'Abbt, do Nicolaï, de Ramler, et d'une foule d'autres. Ils durent être vivement stimulés encore par la présenco de plusieurs des plus célèbres écrivains français à Berlin, par le dédain que ces derniers affectaient pour les littérateurs et les savans de l'Allemagne, enfin par les honneurs dont ils les voyaient comblés par le héros du temps et par les princes sous la domination desquels eux-mêmes étaient nés. C'est ainsi que le goût s'épura, et que, par suite, la philosophie se perfectionna en Allemagne, vers le milieu du dix-huitième siècle.

La passion des belles-lettres, dominanto chez les

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