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vidence, de la liberté, et de l'immortalité de l'âme sont, à raison des besoins pratiques, celles qui portent le plus particulièrement un caractère dogmatique dans sa philosophie. On distingue, en outre, les particularités suivantes dans sa métaphysique :

1o. Elle est absolument en opposition avec l'idéa-lisme. Feder déclarait pure logomachie la dispute an sujet de la réalité ou de la non réalité objective des choses, qui avait tant occupé les philosophes pendant les dix années écoulées jusqu'à lui. L'idéaliste est contraint d'avouer que, chez l'homme bien portant, il y a une certaine apparence objective, représentant les objets et leurs états, qui est toujours semblable à elle-même, et régulière. En effet, l'idéaliste ne nie pas ses propres idées qui renvoient à cette apparence objective. Mais ce qu'il appelle apparence objective constante et régulière, tous les autres hommes le nomment réalité. La dispute sur la vérité subjective et objective n'est donc au fond qu'une logomachie: l'idéaliste admet que nos sensations nous font seulement connaître ce qu'une chose est pour nos organes des sens, et par conséquent aussi ce qu'elle peut être pour notre intelligence; mais les hommes ne sauraient avoir d'autre connaissance que celle-là. Si donc l'apparence constante est une réalité pour nous, et si les choses ne sont que ce qu'elles nous semblent être par suite de la sensation naturelle, nous devons appeler états objectifs de ces mêmes choses les états dans lesquels elles nous apparaissent. Il est donc absurde de prétendre que tous les hommes ne sentent pas bien, parce qu'ils ne sentent pas réellement une chose de la même manière.

Feder établit à cet égard les principes suivans: I. La chose que tous les hommes ne peuvent penser autrement qu'elle n'est, est vraie et réelle.

Tome VI.

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II. Ce qui paraît naturellement beau à tous les hommes, l'est aussi réellement.

III. Ce qui semble juste ou injuste à tous les hommes, en vertu de penchans ou de sentimens naturels, l'est aussi réellement.

2o. Feder prétend que le principe de la raison suffisante est une suite de la concordance de toutes les observations. C'est pourquoi il le fait provenir aussi de l'expérience. Il croit pouvoir, de cette manière, suivre une marche intermédiaire entre Hume et Kant. Le principe de la raison suffisante ne doit point être accidentel, mais il doit avoir la certitude, parce que toutes les observations, sans en excepter une seule, le constatent. Ce ne doit toute fois pas être un principe intellectuel pur et inné de synthèse, comme Kant le supposait. A cet égard, l'opinion de Féder est combattue par le fait que ce n'est pas à proprement parler l'expérience qui constate le principe de la raison suffisante; car l'expérience ne fait connaître que la succession des phénomènes et non leur relation causale nécessaire.

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Outre la psycologie, la logique et la métaphysique, Feder s'est aussi occupé spécialement de la philosophie pratique. Sans parler de ses manuels sur les différentes branches de cette partie de la science, nous avons de lui un grand Traité de la volonté humaine, qui est un des meilleurs que nous possédions, et qui a rendu d'éminens services à la théorie des facultés pratiques de l'âme, mais surtout à la morale empirique. J'aurai plus tard occasion de faire savoir jusqu'à quel point l'auteur était antagoniste de Kant, à l'égard des principes de la philosophie pratique.

La méthode populaire de Feder, son éclectisme très en accord avec l'état où la philosophie se trouvait avant l'apparition des ouvrages de Kant, et

son scepticisme modeste par rapport aux objets que leur nature rend problématiques, et qui le demeureront même toujours, procurèrent une grande célébrité à ses manuels, qui servirent, pendant quelque temps, de base à l'enseignement philosophique dans un très-grand nombre d'écoles et d'universités de l'Allemagne. Cependant, au milieu des contestations excitées par les systèmes de Kant, de Reinhold et de Fichte, il est arrivé quelquefois qu'on a été injuste à son égard, comme à celui de différens autres partisans de l'ancienne méthode d'enseigner et d'exposer la philosophie.

A l'histoire des philosophes désignés jusqu'ici, je dois encore joindre une notice historique sur quelques autres écrivains remarquables, qui vécurent également avant l'époque de l'apparition du criticisme. Tel est, par exemple, Hermann-Samuel Reimarus, né à Hambourg, en 1694, et professeur dans le gymnase de cette ville, où il mourut en 1765. Ses manuels de logique surpassent tous ceux de ses prédécesseurs en clarté et en profondeur. Sa logique dérivée des principes de la concordance et de la contradiction, a long-temps passé avec raison pour un livre classique, et elle l'est encore aujourd'hui. Cependant ses Abhandlungen ueber die natuerliche Theologie (Traités sur la théologic naturelle), qui virent pour la première fois le jour en 1754, offrent un plus grand degré d'intérêt à la philosophie scientifique.

Reimarus prouvait cosmologiquement l'existence de Dieu par la nécessité de la création de l'homme et des animaux. On ne peut donc point expliquer naturellement le commencement de cette création, puisque la matière ne renferme ni le principe de la vie, ni celui d'une organisation harmonique, et

qu'il faut, en conséquence, pour s'en rendre raison, avoir égard à une cause intelligente surnaturelle.

Il démontre encore ce dogme d'une autre manière, par l'indifférence de la nature pour l'existence

ou la non-existence. Nulle chose n'existe dans la création matérielle pour l'amour d'elle-même; elle ne connaît non plus ni elle-même, ni les autres choses; donc elle pourrait exister, ou aussi ne point exister, et, dans le dernier cas, il n'y aurait rien de perdu. Sous ce point de vue, le monde n'a point de perfection physique intrinsèque. Cependant, comme lá nature inerte existe, et qu'elle conspire harmoniquement à la production d'un ensemble unique, quoique chaque chose considérée en elle-même agisse d'une manière aveugle, il doit y avoir, dans le monde, un but qui soit hors de chaque chose individuelle, et il faut qu'il existe un être qui, d'un côté, prescrive ce but à la nature, et, de l'autre, y conduise cette dernière. Les choses individuelles peuvent bien exister pour les substances sentantes et raisonnables; mais comme celles-ci sont ellesmêmes accidentelles, et qu'elles poursuivent aussi le but de l'univers, on doit admettre hors d'elles une substance divine qui rende le but du monde possible, et qui l'exprime elle-même. Donc, la nature inerte, de même que la nature vivante et raisonnable, existe pour la Divinité, et doit tenir d'elle son existence.

Reimarus niait l'éternité de la création du monde. Il supposait qu'elle a eu lieu dans le temps. En effet, Dieu ne put point imprimer ses propres qualités au monde, ni créer un monde de toute éternité, puisqu'il eût fallu pour cela une série de causes infinie et cependant périssable. Quand donc Dieu voulut créer, il fut obligé de le faire dans le temps, c'est

à-dire que le monde a eu un commencement. Reimarus dérivait les qualités de Dieu, en partie de l'idée d'un être nécessaire, et en partie des intentions nécessaires qui se manifestent dans le monde. En général, il a le mérite d'avoir beaucoup développé la théologie naturelle, et de l'avoir portée au plus haut point de certitude morale dont elle soit susceptible.

Il cherchait à prouver l'incorporalité de l'âme par la sensation. C'est toujours un seul et même sujet en nous qui rassemble, reçoit et élabore les différentes impressions. De l'incorporalité de l'âme, il concluait son immortalité. Entre autres raisons qu'il alléguait à l'appui de ce dernier dogme, il se fondait encore sur les dispositions ou capacités de l'homme, dont le but ne saurait être atteint dans cette vie corporelle, et qui ne peuvent toutefois point être sans but.

Les Betrachtungen ueber die Kunsttriebe der Thiere (Considérations sur l'instinct des animaux), publiées en 1762, sont un ouvrage également trèscélèbre de Reimarus. Ses études physico-théologi ques le conduisirent à ce travail, qui est demeuré unique dans son genre chez les Allemands; et malgré toutes les peines que se sont données les savans des nations étrangères, la psycologie des animaux est encore un champ presqu'inculte. Les observations de Reimarus ont pour résultat que les animaux les plus rapprochés de l'homme possèdent l'imagination et la mémoire, mais sont privés de la faculté de tirer des abstractions, et du jugement, en un mot, de l'intelligence. On distingue surtout la distinction qu'il établit entre les facultés pratiques de l'âme des animaux et celles de l'homme. L'animal n'a point de liberté : il n'est donc pas susceptible de réfléchir ses actions; mais il se dirige, dans tout ce

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