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à inspirer aux Français moins de goût que par le passé pour les spéculations métaphysiques, il était dans la nature de l'esprit humain, surtout chez une nation policée comme la française, que l'indifférence pour la philosophie théorétique fût seulement passagère, et ne durât qu'un court espace de temps. Quelques hommes de génie hasardèrent, en effet, de nouveaux essais, auxquels on ne tarda pas non plus à en voir succéder plusieurs autres.

L'ancienne philosophie française influa peu sur ces travaux modernes. La métaphysique de Descartes semblait trop enthousiaste, et celle de Malebranche trop mystique, pour qu'on crût devoir les prendrepour guides. D'ailleurs, parmi les nouveaux écrivains français, il y en avait peu qui eussent lu les ouvrages latins de Descartes. L'usage d'écrire en latin sur les sciences et la philosophie, avait disparu depuis que la langue française s'était épurée et perfectionnée; de sorte qu'il était rare en France de rencontrer un savant qui possédât parfaitement le latin. On se bornait donc à lire des extraits français de Descartes, plus fréquemment remarquables par leur maigreur et leur sécheresse, que recommandables par leur précision et leur exactitude. Leibnitz écrivit, il est vrai, en français ; il affecta une grande prédilection pour cette langue et pour le peuple qui la parle, et sa mémoire était honorée par les savans de la France; mais sa philosophie paraît cependant n'avoir causé qu'une sensation tres-faible dans ce pays; elle exigeait trop d'efforts de l'esprit, elle n'était pas assez immédiatement claire et intelligible, elle s'enfonçait trop dans les profondeurs de la métaphysique, et elle était développée d'une manière trop peu attrayante, pour pouvoir plaire aux Français. En général, de tous les philosophes du dix-septième siècle, aucun ne fut plus goûté au dix-huitième que Gas

sendi, parce que le système épicurien, dont il avait été le commentateur et l'apologiste, était celui qui correspondait le mieux aux dispositions morales et aux vues particulières des écrivains modernes de la France. C'est à lui qu'on emprunta les armes nécessaires pour soutenir la cause du naturalisme, et pour combattre la théologie positive ainsi que la hiérarchie.

La philosophie des Allemands demeura presqu'entièrement inconnue aux Français, à l'exception de ceux qui en prirent quelque notion en Allemagne, pour la tourner en ridicule et exercer leur esprit satirique sur elle. La prolixité sans bornes et la roideur systématique de la philosophie de Wolf contrastaient en effet trop avec l'esprit et le goût des Français, pour qu'ils pussent se décider à l'étudier sérieusement. La méthode de raisonner et d'exposer les raisonnemens ne commença à s'épurer en Allemagne qu'après la guerre de sept ans, pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle, à une époque où les savans français entretenaient peu de relations avec ceux de l'Allemagne, et où le préjugé du défaut de goût et de la pédanterie des Allemands avait déjà jeté de profondes racines en France. La langue allemande avait été aussi, dans tous les temps, un des principaux obstacles à la propagation de la littérature philosophique des Allemands; car elle était plus difficile à apprendre pour les Français que pour tout autre peuple, aussi ne l'étudiaient-ils que lorsqu'ils y étaient obligés par des circonstances im-périeuses.

Les philosophes anglais du commencement du dix-huitième siècle furent de même assez généralement inconnus aux Français. Il fallait un Voltaire qui popularisât la cosmophysique de Newton, et qui établit, entre ce physicien et Léibnitz, un parallèle rempli

d'esprit, quoique bien loin d'être juste et exact, pour que la France fût informée de l'existence de ces deux grands hommes, et de leurs découvertes. Il est vrai que, plus tard, les Français prirent une part trèsactive à la philosophie des Anglais; mais plutôt pour ce qui concerne la politique, et surtout la théorie de l'économie politique, que pour ce qui a rapport à la métaphysique, aux principes de la morale et à la théorie des facultés intellectuelles, si l'on fait abstraction toutefois du lockianisme, qui compta un grand nombre d'admirateurs en France. Les Français connaissaient et estimaient Hume, mais seulement comme historien et écrivain sur la politique: peu l'appréciaient sous le rapport de son scepticisme, à l'égard duquel les Allemands furent le peuple qui rendit le plus de justice à son mérite.

Parmi les philosophes français qui, sans s'effrayer de la juste célébrité de leurs prédécesseurs du dixseptième siècle, essayèrent de répandre un nouveau jour sur la théorie des facultés intellectuelles, pour fixer d'après elle les principes de la philosophie, la première place appartient à l'abbé de Condillac, instituteur du prince héréditaire de Parme, pour qui il écrivit la collection connue sous le nom de Cours d'études. Nous avons de lui trois ouvrages philosophiques qui se rattachent étroitement l'un à l'autre, et qui portent les titres de : Essai sur l'origine des connaissances humaines; Traité des sensations; Traité des animaux.

Son opinion sur la métaphysique, d'après l'état où elle se trouvait alors en France, exprime jusqu'à un certain point celle que partageaient en général ses contemporains. Il trouvait que ses compatriotes avaient raison de négliger la métaphysique, en tant que, trop ambitieuse, elle veut percer tous les mystères, et se promet de découvrir la nature, l'essence

des êtres, et les causes les plus cachées, non pas en suivant la voie de l'expérience, et en examinant avec attention les facultés de l'esprit, mais en bâtissant des hypothèses, et établissant arbitrairement des principes à priori qu'elle ne peut pas prouver, de sorte qu'elle fait de toute la nature une espèce d'enchantement qui se dissipe comme elle, et rentre bientôt dans le néant. Cependant, Condillac ne rejetait pas absolument la métaphysique; il se contentait de la renfermer dans les bornes qui lui sont assignées par la nature de l'esprit humain lui-même. Lorsqu'elle ne sort pas de ces limites, et qu'elle ne cherche à voir les choses que comme elles sont en effet, c'est la plus estimable des sciences, celle qui mérite avant toutes les autres de fixer l'attention de l'homme de génie, et de devenir l'objet de ses études.

Condillac fait provenir, et non sans raison, toutes les erreurs commises jusqu'à ce jour en métaphysique, de ce qu'on a méconnu l'origine des idées de l'homme, et la manière dont elles se forment. Descartes et Malebranche ne sont, en particulier, point à l'abri de ce reproche, et Locke est le seul que Condillac croie devoir excepter; ce qui prouve qu'il ne fit, à proprement parler, qu'accroître les erreurs métaphysiques de ses prédécesseurs, puisqu'à l'instar du philosophe anglais, il méconnut aussi l'origine et la génération des idées. La philosophie de Condillac n'est autre chose que l'empirisme de Locke poursuivi d'une manière encore plus rigoureuse et plus conséquente par rapport aux sources de la connaissance que l'écrivain anglais admettait.

Ce n'est que par la voie des observations qu'on pent faire avec succès des recherches philosophiques; il faut donc aspirer à découvrir une première expérience que personne ne puisse révoquer en doute, et qui suffise pour expliquer toutes les autres. Cette

première expérience doit montrer sensiblement quelle est la source de nos connaissances, quels en sont les matériaux, par quel principe ils sont mis en œuvre, quels instrumens on y emploie, et quelle est la manière dont il faut s'en servir.

Suivant la théorie de Condillac, on trouve cette expérience première dans la liaison des idées, soit entre elles, soit avec les signes, et c'est cette liaison principalement qu'il s'efforce de développer et de démontrer dans ses ouvrages. Il voulait rappeler à un seul principe tout ce qui concerne la connaissance humaine, et son intention était que ce principe unique ne fût ni une proposition vague, ni une maxime abstraite, ni une supposition gratuite, mais une expérience constante, dont toutes les conséquences fussent confirmées par de nouvelles expériences; c'est pourquoi il discuta d'abord l'origine et la différence des perceptions, puis la nature des signes et leur liaison les uns avec les autres. L'assertion que toute connaissance naît de l'expérience par les sens, se fonde sur ce que nous sentons nos idées, les distinguons parfaitement de tout ce qui n'est point elles, et ne pourrions avoir aucune connaissance sans sensation; cependant les objets des idées ne sont pas uniquement les choses extérieures, mais encore les opérations intérieures de l'âme elle-même. Les facultés primitives de l'âme qui manifestent leur action dans la connaissance, sont la perception, la conscience, l'attention et la réminiscence. Ces facultés produisent immédiatement l'association des idées avec les choses extérieures, avec les actions corporelles, comme signes, et peu à peu naissent l'imagination, la contemplation et la mémoire. Plus l'emploi des signes est parfait, plus aussi ces trois dernières facultés sont parfaites. Condillac applique de même son principe à l'explication des différentes opérations

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