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RAYMOND, s'approchant.

Tu lis mal; ton lorgnon

Est trouble... Lisant. Non, parbleu ! c'est bien vrai.

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RAYMOND, à qui le facteur a remis un journal sous bande.

Le Moniteur !... Lisant. « L'emploi d'inspecteur général
De la température... est supprimé ! » Le diable
Te brûle mille fois, décret impitoyable !

JULES, à Raymond, en lui prenant la main.

Calme et philosophie... Ah! tu l'as dit ainsi !...
Raymond, veux-tu fumer un cigare?

Bordeaux, 20 juin 1860.

RAYMOND.

Merci.

Hippolyte MINIER,

NOUVELLE,

La marquise des Escombes,

I.

Les Pyrénées ont eu une large part dans les améliorations produites en France par le grand mouvement des esprits vers le progrès qui se fait sentir depuis un demi-siècle. Des ingénieurs, sortis de l'Ecole polytechnique, ont accompli ce que la tradition attribue à l'épée de Roland; ils ont fait des brèches dans la montagne; des voitures, des cavaliers circulent sur de larges voies pavées en marbre, là où, il y a vingt ans, n'aurait pu passer un izard. Le chemin des Eaux-Chaudes, taillé dans le roc à mi-hauteur de la montagne, fait comprendre tout ce dont est capable le travail de l'homme, dirigé par la science et le génie.

Cauterets a eu aussi son contingent de grandes routes. L'accès de ce bourg, si longtemps pénible pour les malheureux chevaux de poste, est facile aujourd'hui. Le chemin qui mène de Cauterets aux bains de la Raillière, praticable autrefois pour les seules chaises à porteur, a été converti en une belle route sinueuse que des omnibus à quatre chevaux franchissent rapidement.

C'est d'une de ces voitures que venait de descendre un jeune homme de vingt-cinq ans environ. Il se promenait à petits pas

sous le péristyle de la Raillière qu'envahissaient de nombreux baigneurs. Une barbe et des cheveux blonds, des yeux bleus, une taille élancée, d'une exquise élégance, lui prêtaient un faux air britannique qu'il n'ambitionnait cependant pas. Il était complètement vêtu de toile anglaise blanche; un fin chapeau de Panama ombrageait ses traits expressifs.

A mesure que les omnibus arrivaient de Cauterets ce jeune homme jetait un coup-d'œil inquiet sur les personnes qui en descendaient. Les groupes de baigneurs souriaient malicieusement, en unissant à voix basse les deux noms du comte de Torcey et de la marquise des Escombes.

Après une heure de promenade, ou plutôt d'attente inutile, Torcey, car c'était en effet le nom du jeune homme, reprendre la route de Cauterets.

se décida à

Marchant alors avec rapidité, il ne tarda pas à rejoindre un de ses amis.

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Eh bien ?..... dit celui-ci en prenant le bras de Torcey. Où courez-vous ainsi? le désespoir vous donne des ailes..... Vous êtes bien malheureux aujourd'hui.

Très-malheureux, répondit Torcey, je viens de fumer mon cigare à la Raillière, et je vais déjeuner..... Venez-vous, Cadol? - Oui, mon cher; mais modérez votre ardeur, s'il vous plaît. Je ne suis pas amoureux, moi..... La belle marquise des Escombes vous a donc fait infidélité ce matin ?

-Comment, m'a fait infidélité ?

-Sans doute; n'êtes-vous pas son chevalier servant ?..... Allons, mon cher Torcey, vous y tenez; convenez-en avec moi..... Je ne vous ai pas encore vu amoureux, mais cette fois c'est pour tout de bon, je crois. Vous aviez l'air inquiet tout-à-l'heure; je ne l'ai pas remarqué seul. Des dames en causaient près de moi; elles ont même été plus loin, car, d'après leurs dires, Mme des Escombes ne vous verrait pas avec déplaisir. Elle est veuve depuis dix-huit mois, m'avez-vous dit ?

- Oui, elle n'est restée qu'un an mariée.

Eh bien, vous la consolerez, vous irez habiter les environs de Genève avec elle.....

- Que diable! mon cher, ne peut-on causer avec une femme sans qu'on dise de suite que vous lui faites la cour? Mme des Es

combes ne connaît à Cauterets que la famille du Sably et moi. Je suis l'intime des du Sably, comme vous le savez, je les aide à faire les honneurs de Cauterets à Mme des Escombes; c'est assez naturel, il me semble.....

- C'est parfaitement naturel. Bien d'autres en feraient autant, moi tout le premier. Malheureusement, je ne connais pas Mme des Escombes.

- Mon Dieu, je la connaissais aussi fort peu à mon arrivée ici; elle venait de Luchon par la montagne, en passant par Bagnèresde-Bigorre et le Tourmalet; le hasard m'a fait suivre cette route en même temps qu'elle. Nous avons fait l'ascension du pic du Midi ensemble. Puis elle a lié connaissance avec Mme du Sably à la Raillière, rendez-vous de tout Cauterets. Je connais beaucoup Mme du Sably, de sorte que.....

Je la connais aussi, dit Cadol; elle a eu la bonté de m'inviter à ses soirées l'hiver dernier à Paris. Mais je n'ai pas l'avantage comme vous d'être au nombre de ses amis intimes; elle habite le Berry, je crois ?

Oui, une partie de l'année. M. du Sably adore la chasse. Possédant une grande fortune, il aime beaucoup à recevoir. C'est un excellent hom me.....

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- D'une galté inaltérable; il est ce qu'on appelle vulgairement un boute-en-train. Admirateur passionné de Mme des Escombes, il ne laisse jamais échapper une occasion de lui adresser un compliment; son âge lui donne le droit de faire à la marquise une espèce de cour, même devant sa femme. Ses plaisanteries ne sont pas toujours du meilleur goût, tant s'en faut; mais elles font rire Mme des Escombes que sa bonhomie amuse, et le but est rempli. Mme du Sably, du reste, est charmante aussi, et d'une bonté..... toujours prête à rendre service.

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Elle a conservé toute sa fraîcheur, répondit Cadol; les blondes pourtant se fanent vite, et néanmoins quinze ans de mariage ne l'ont nullement flétrie. Mme du Sably doit avoir au moins trentecinq ans ?

- Oui, à peu près..... répondit Torcey.

C'est elle qui vous a présenté chez Mme des Escombes ? demanda Cadol.

Mon Dieu, non, je voyais Mme des Escombes presque tous les jours avec Mme du Sably. Au bout de quelque temps je suis allé lui présenter mes hommages chez elle.

- Et vous y êtes retourné souvent depuis ?

Elle est excellente musicienne. La musique est ma passion. dominante, et nous en faisons ensemble.

- Allons..... Vous vous défendez bien; je désire que vous réussissiez, mais vous avez, je crois, un rival, ce grand jeune homme brun qui est arrivé dernièrement. Lui aussi se trouve toujours sur le passage de la marquise, mais il y perd son temps, je crois. Je les ai observés hier. La marquise, en le rencontrant, a fait un mouvement rétrograde, puis elle s'est ravisée et a bravement affronté le sourire et le salut présomptueux de cet individu.

- Vous supposez déjà que c'est un adorateur de Mme des Escombes..... Il est ici depuis trois jours à peine, et déjà tout le monde a remarqué ce monsieur. Savez-vous qui il est ?

- Je l'ignore..... Quelque noble étranger.

Il a l'air distingué, mais je ne sais pourquoi sa figure ne me revient pas.

Ni à moi non plus.

La tournure de cet homme est élégante, ses manières le sont aussi, m'a-t-on dit; on me l'a même nommé; le comte de Ronzoni, je crois; mais il a l'air effronté, impudent. Si j'apprenais que, somme toute, ce n'est pas grand'chose, je n'en serais nullement surpris. Il singe l'homme comme il faut, mais l'habit ne fait pas le

comte.

- Est-il réellement comte? on vous l'a affirmé ? Il est peut-être mieux que nous ne croyons.

- Peuh! mon cher, les titres ne coûtent pas cher à prendre à présent, aux Eaux surtout, quand on n'est pas connu. Qu'il soit comte ou chevalier, peu importe.

-Chevalier d'industrie, peut-être ?

Ah! ah! cela se pourrait bien; il en a tout l'air.

-Pourvu qu'il n'en ait pas la chanson..... Heureusement, nous ne sommes joueurs ni l'un ni l'autre..... Mais voilà mon logis..... Je vous quitte..... Au revoir.

-Adieu, dit Cadol.

Et les deux amis se séparèrent.

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