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un poignard. Toutes les fois qu'un taureau tombait, des chevaux empanachés étaient attelés au cadavre et l'entrainaient triomphalement hors de l'arène. Moi, pendant que ces aimables Espagnols faisaient leur vilain métier, je me demandais à quoi servait la loi protectrice des animaux inscrite dans nos codes. En quittant le cirque je vis dans une baraque en bois, des hommes, couverts de linges sanglants, occupés à dépécer les chairs des neuf victimes, toutes meurtries et tatouées de plaies où s'était coagulé un sang noir. J'ai rarement assisté à un spectacle aussi repoussant, et, tant que je demeurai à Bordeaux, je n'aurais pas mangé de boeuf pour tous les trésors de Golconde.

L'horreur que j'éprouvais fut si généralement partagée, que messieurs les Toreros ne firent pas leurs frais à leur seconde exhibition et que, depuis lors, ils n'ont pas été tentés de revenir à Bordeaux. Des amateurs fervents de cette agréable récréation m'ont affirmé qu'on s'y faisait peu à peu, et que le dégoût ne tardait pas à se changer, en plaisir d'abord, puis bientôt en enthousiasme. Je me suis bien promis, dès-lors, de ne jamais retourner à la révoltante hécatombe qu'on appelle au-delà des monts une Corrida de Toros.

III.

Détournons notre pensée de ces bouchers pailletés, à qui je ne pardonne pas de m'avoir fait prendre en aversion, pendant plusieurs jours, le charmant costume de Figaro, et revenons à nos moutons. Ceux de la campagne d'Arles jouissent, par des causes analogues, de la même réputation que les moutons des prés salés de Normandie, et l'on m'a assuré que la Camargue et la Crau nourrissaient plus d'un demi-million de bêtes à laine. Pendant tout l'hiver, ces myriades bêlantes vivent éparpillées dans la plaine, paissant, dans une tiède atmosphère, le thym, le serpolet et les herbes alcalines dont elles sont si friandes et qui rendent leur chair si savoureuse. Mais quand vient l'été, quand le soleil, secondé par son auxiliaire le Mistral (1), a desséché les pâturages, ces innombrables troupeaux vont demander aux herbages des Alpes la nourriture que leur re

(1) Vent de Nord-Ouest, très-sec, très-froid et souvent très-violent.

fuse le sol brûlé de la Provence. Ce sont alors des marches de plus d'un mois, pendant lesquelles on rencontre, sur les chemins, des escouades de deux mille bêtes transhumantes, conduites par des bergers à peine civilisés et par des chiens à peu près sauvages, et précédées d'un peloton de chèvres barbues qui portent une sonnette au cou et ouvrent la marche comme les sapeurs d'un régiment. Au centre de la légion, un escadron d'une centaine d'ânes charie le matériel nécessaire au voyage; c'est le train des équipages de ces inoffensives armées. La Camargue est un Delta égyptien; la Crau est un Sahara provençal; naturellement les mœurs de leurs habitants doivent se ressentir de cette analogie. Ne dirait-on pas, en effet, les pasteurs et les troupeaux de Libye dont parle Virgile?

« Vois les bergers d'Afrique et leurs courses errantes :
Là, leurs troupeaux, épars ainsi que leurs foyers,

Et paissant au hasard durant des mois entiers,

Soit que le jour renaisse ou que la nuit commence,

S'égarent lentement dans un désert immense :

Leurs dieux, leur chien, leur arc, leurs pénates roulants,

Tout voyage avec eux sur ces sables brûlants.

Telle de nos Romains une troupe vaillante

Marche d'un pas léger sous sa charge pesante (1). »

Aux premières bises de l'automne, les troupeaux expatriés redescendent des sommets alpins et s'arrêtent quelques jours dans les champs qui longent les montagnes; puis, dès que les vents d'équinoxe et les pluies de novembre ont ramené la fraîcheur sur les bords du Rhône, les émigrés se remettent en route et regagnent les plaines natales. On a de la peine à se représenter ces énormes migrations de bétail, mais on se fait aisément une idée des tourbillons de poussière qu'elles doivent soulever, tourbillons tels qu'ils avaient donné aux seigneurs féodaux, toujours si ingénieux en matière de fisc, l'idée

(1) Les Géorgiques, traduct. Delille :

Quid tibi pastores Libyæ, quid pascua versu
Prosequar, et raris habitata mapalia lectis? etc.
(Lib. III, v. 339 et seq.)

de prélever, sur les pasteurs qui traversaient leurs domaines, un droit de pulvérage (1).

Nous avons dit que des légions de chevaux blancs partagent avec les taureaux noirs le privilége d'errer en toute liberté sous le ciel limpide de la Camargue. Ces petits chevaux, ébouriffés et presque à l'état de nature, descendent, dit-on, de la race arabe laissée dans le pays par les Sarrasins. Assurément, pas un coureur inscrit au Stud-book, ce livre d'or de la noblesse équine, ne pourrait se vanter d'une généalogie aussi lointaine, et pourtant ces arabes du désert arlésien n'en sont pas plus fiers pour cela. Vierges à peu près de l'étrille et du harnais, ils paissent, le jour, au beau soleil; dorment, la nuit, à la belle étoile, et sont probablement les chevaux les plus heureux qui existent au monde. Sans ambition, ignorant les splendeurs du turf et l'épaisse litière des écuries aristocratiques, ils jouissent, en véritables paysans du Danube, d'une indépendance presque entière et de toutes les douceurs d'une vie ignorée. S'ils ne coûtent guère à leur maître, ils ne travaillent guère non plus. Quelques fardeaux à porter de temps en temps au marché voisin ; quelques étapes à parcourir avec un paysan sur le dos, et c'est tout. N'était, parfois, l'arrivée d'un marchand étranger qui vient décimer leurs tribus pour repeupler les écuries des villes, ces chevaux seraient les animaux le mieux partagés de la création. Leur seule besogne sérieuse arrive à la suite de la moisson, époque à laquelle ils participent au dépiquage du blé, doux travail qui dure à peine quelques jours. En Provence, on ne se sert pas de fléaux comme en Normandie; on n'écrase pas l'épi sous de lourds rouleaux de pierre comme dans le Haut-Languedoc, et l'on ne soupçonne pas l'existence des batteuses, ces ingénieuses machines en usage dans les pays d'agriculture raffinée. On est bien trop romain pour cela à Arles, et l'on n'est pas près d'y adopter les charrues perfectionnées de Brabant. La charrue provençale est tout simplement l'araire latin du vieil Evandre, c'est-à-dire un soc emmanché à un arbre courbé dès son jeune âge, suivant le précepte de Virgile (2). Le battage

(1) Voir, pour plus de détails, Millin, IV, 76 et suiv.; F. Bernard, loc. cit., p. 257 et 258.

Continuo in silvis magna vi flexa domatur

In burim et curvi formam accipit ulmus aratri.....

(Georgic. lib. I, v. 169 et seq.)

n'est ni moins antique, ni moins primitif, et l'on y procède comme dans les contrées bibliques de l'Orient. Le cultivateur qui a du blé à extraire de l'épi, à dépiquer, c'est le terme en usage, réunit vingt ou trente chevaux de la Camargue. Si les chevaux lui appartiennent, ils ne lui coûtent rien; s'il est obligé de les louer, ils ne lui coûtent pas grand'chose. Il étend ses gerbes sur une aire circulaire, fortement battue pour que le sol offre de la résistance, dispose les chevaux de manière à ce que tout le rayon de ce cercle soit foulé et il se place au centre, les guides dans une main et le fouet dans l'autre. Alors le pittoresque attelage se met à faire tumultueusement le manége, jusqu'à ce que les épis aient été assez piétinés pour que tout le grain soit sorti de ses alvéoles. Puis, par un beaut jour de mistral et une fois la paille enlevée, on jette en l'air ce qui est resté sur le sol; le grain retombe par son propre poids, et le vent emporte au loin la poussière et la menue paille des épis. Au mois d'août et de septembre, de toutes parts des nuages gris s'élèvent de la plaine, pareils à la fumée d'un vaste incendie : ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, de mauvaises herbes qui brûlent dans les champs, mais tout simplement des laboureurs qui vannent leur blé. Tout cela est, à coup sûr, beaucoup plus oriental et italien que français, et l'on reconnaitra sans peine, dans ces détails, l'empreinte ineffaçable que les Phéniciens de Phocée et le Peuple-Roi ont laissée sur le sol provençal; on se croirait en pleine campagne de Rome sur ce territoire de la petite Rome des Gaules (1). Les orateurs des comices départementaux et des sociétés agricoles ont mille fois raison, je veux bien le croire, de déplorer, en périodes arrondies, ore rotundo, comme on eût dit dans la Camargue, il y a quinze cents ans, la routine incurable des paysans provençaux; mais moi, profane, je ne puis me défendre d'un vif sentiment de plaisir quand je vois ces braves gens mettre ainsi en action, sans s'en douter, les beaux vers des Géorgiques

Ainsi, dans ce pays exceptionnel, les hommes et les animaux mènent une existence à part qui ne se retrouve sur aucun autre point de la France; les mœurs sont aussi singulières que le paysage est étrange, et pour rencontrer quelque chose d'analogue, il faudrait

(1)

Gallula Roma Arelas.

(Auson. Burdigal. Ordo nobilium urbium.)

aller en Egypte ou dans les Marais-Pontins. En Camargue, les fermes portent le nom patriarcal de Ménage, comme dans d'autres contrées de la Gaule romaine, à Narbonne, par exemple, le fermier s'appelle le Père (lou Païre).- C'est la vie patriarcale dans toute sa simplicité. Ces mœurs antiques font songer aux bergers de l'Odyssée, et, comme le vieil Eumée, les pasteurs de la Camargue ont un Homère, qui chante leurs travaux et leurs fêtes dans leur langue sonore (1).

IV.

On le devine, une contrée aussi originale ne peut manquer d'avoir ses traditions plus ou moins fabuleuses. La légende de la Camargue est à la fois poétique et religieuse comme le caractère des enfants du pays.

Si l'on en croit cette légende, après la mort du Christ, et quand le Sauveur fut remonté au ciel, les Juifs jetèrent dans une barque Marie Jacobé, mère de Saint-Jacques; Marie Salomé, mère de SaintJean l'Evangéliste; Marcelle, leur servante; Lazare et ses deux sœurs, Marthe et Marie-Madeleine; Maximin, l'un des soixantedouze disciples; Joseph d'Arimathie, qui avait mis le Christ au tombeau, et Cédon, l'aveugle rendu à la vue par le Seigneur; puis la barque fut poussée au large, dans l'espoir que ces saints passagers, abandonnés sur les flots sans voile et sans gouvernail, ne tarderaient pas à être engloutis. Les Juifs n'avaient trouvé aucun moyen plus expéditif de se débarrasser des gens qui ne partageaient pas leur foi religieuse. Le pieux Simon de Montfort; l'abbé de Citeaux, son fervent collaborateur, et leurs émules, les Druses de 1860, n'y auraient pas mis tant de façons. Quoi qu'il en soit, la main de Dieu, toujours étendue sur les Justes, conduisit la frèle embarcation à travers les rescifs et la poussa vers l'extrémité méridionale de la Camargue, non loin de l'embouchure du Petit-Rhône. Après avoir rendu grâce au Seigneur de l'heureuse issue de leur navigation miraculeuse, les saints hommes et les saintes femmes se

(1) M. F. Mistral, enfant de la Campagne d'Arles, dont le poème de Mireio a mérité que M. de Lamartine lui consacrât tout le 40° Entretien de son Cours familier de littérature

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