Page images
PDF
EPUB

dispersèrent. Lazare se dirigea vers Marseille, où l'attendait la dignité épiscopale; Maximin porta ses pas du côté de l'Est, où il devait fonder la ville à laquelle il donna son nom; Madeleine gagna les rochers déserts de la Sainte-Baume, où une mort édifiante lui était réservée après trente ans d'austères pénitences; Marthe prit la route de Tarascon, où elle devait mourir en filant modestement sa quenouille, après avoir délivré le pays d'un monstre qui le désolait. Nous ignorons ce que firent Joseph d'Arimathie et Cédon, mais Marie Jacobé, Marie Salomé et Marcelle se fixèrent au lieu même de leur débarquement, et elles y moururent après avoir converti les habitants au Christianisme. A dater de cette époque, et jusqu'au quinzième siècle, ce lieu porta le nom de Notre-Dame de la Mer.

En 1448, le bon René, ce Henri IV provençal dont le nom est demeuré si populaire du Rhône à la Durance, et qui, s'étant laissé dépouiller de son royaume, se consolait en écrivant des vers et en exécutant des peintures à fond d'or, au lieu de reconquérir son trône comme le Henri IV Béarnais, le bon René, à la suite d'une vision céleste, entreprit des fouilles au village de Notre-Dame de la Mer, et ne tarda pas à retrouver les reliques des deux Maries, reliques dont l'authenticité fut constatée par l'odeur de sainteté qui s'en exhala. Dès-lors, le village prit le nom des Saintes-Maries, qu'il porte encore, et devint un lieu de pélerinage très-vénéré, dans toute la Provence. La fête annuelle de cette paroisse sanctifiée attire des aveugles, des paralytiques et des infirmes de toute sorte. Heureux le pèlerin qui peut s'asseoir à l'heure propice sur la chasse des reliques! On m'a assuré- dit un auteur arlésien, qui parait trèsattaché aux croyances de son pays - qu'il s'était opéré mainte guérison..... Pourquoi pas ? mais je n'en ai vu aucune le jour où je fis moi-même le pélerinage (1). »

V.

Ainsi que la Camargue, la Crau a sa légende; mieux encore, elle a deux légendes, l'une païenne, l'autre chrétienne.

Voici, en deux mots, la légende païenne: Comme Hercule amenait d'Espagne les bœufs que l'aimable Géryon s'était plu à nourrir

(1) M. Am. Pichot, loc. cit., p. 51.

[ocr errors]

avec de la chair humaine, le héros s'arrêta sur les bords du Rhône et y trouva des peuplades guerrières et voleuses, c'était tout un dans cet age d'or de la mythologie, peuplades contre lesquelles il lui fallut combattre pour conserver son troupeau. Lorsque Hercule eut épuisé ses traits, il se vit sur le point d'être écrasé par ses ennemis, malgré les héroïques moulinets de sa massue. Mais Jupiter veillait sur son fils le père des dieux et des demi-dieux fit alors pleuvoir une grèle de pierres qui anéantit les Liguriens. Telle serait l'origine des cailloux dont la Crau est couverte.

Les géologues ne se sont pas contentés de cette explication; ils ont démontré ex professo que la forme ronde de ces cailloux, dont le poids varie depuis quelques grains jusqu'à cent livres, prouve qu'ils ont été longtemps roulés par les flots; qu'ils different entièrement des pierres qu'on trouve dans les montagnes voisines; qu'en revanche, on y remarque des granits, des jaspes rouges et verts, des marbres alpins de toutes nuances et surtout force variolites pareilles à celles que la Durance charrie dans ses eaux. Un de ces géologues, l'infatigable et savant Lamanon, ayant pris la peine de remonter, jusqu'à leurs sources, la Durance et ses affluents, a retrouvé les carrières de toutes les pierres que la Durance roule depuis les Alpes jusqu'au Rhône et qui sont identiquement les mêmes que celles de la Crau; il a conclu de son voyage qu'avant d'avoir été refoulées dans leur lit actuel par quelque révolution terrestre, les eaux de la rivière provençale avaient dû envahir la plaine de la Crau, y séjourner longtemps et y déposer la couche de cailloux dont la vue étonne et altriste à la fois les voyageurs du chemin de fer. Nous sommes trop respectueux à l'endroit des sciences que nous ignorons, pour oser rien objecter à des déductions aussi logiques; mais, comme nous ne respectons pas moins les grands poètes que les géologues, on nous permettra de ne pas renoncer sans protestation à la tradition d'Hercule qui nous a été transmise par le vieil Eschyle (1), el nous dirons avec M. Amédée Pichot :

C'est à vous, savants géologues,

De réfuter les mythologues;

(1) Fragment du Prométhée délié, rapporté par Strabon, Geogr. IV, et par Pline, III, 4. Voir Millin, IV, 68, et le P. Papon, Hist. gen. de Provence, Paris, 1777-1786, 4 vol. in-4o, t. Ier, p. 326.

Mais je déclare, quant à moi,
Qu'en attendant votre critique,

Ce miracle mythologique

Doit rester article de foi (4).

Quant à la légende chrétienne de la Crau, comme elle n'a la prétention de nous dévoiler l'origine d'aucun caillou, les géologues n'y trouvent rien à redire, je pense. En sera-t-il de même des philosophes? Je n'ose l'espérer. Il est si difficile de contenter tout le monde! Voici toujours cette légende: Un saint homme parcourait la Provence, semant la parole divine sur sa route et faisant des conversions miraculeuses. Un bambin lui servait de guide, car l'apôtre était vieux et aveugle. Or, certain jour qu'ils traversaient la Crau, l'enfant fut pris de l'envie de jouer dans cette grande plaine où il voyait tant de beaux cailloux polis: - «Mon père, dit-il, quelle foule est venue à notre rencontre ! quel peuple innombrable et avide de vous écouter nous entoure ! Il attend, dans un silence religieux, votre parole inspirée qu'il brûle d'entendre. » Le vieillard, sans défiance, se recueillit un instant, puis il se mit à débiter un beau sermon qui dura une grande heure, en sorte que, pendant une heure, le petit garçon s'en donna à cœur joie. Ce polisson connaissait si bien les habitudes oratoires de son maître, qu'il revint près de lui, juste au moment où cette prédication dans le désert touchait à sa fin: « Mes chers frères, disait le pieux aveugle, votre respect muet me touche au dernier point; puisse Dieu vous écouter, à votre heure dernière, comme vous-même m'écoutez aujourd'hui ! » L'enfant riait sous cape, lorsqu'un Amen prolongé retentit de toutes parts dans la plaine. C'étaient les seuls auditeurs du sermon, c'est-à-dire les cailloux qui répondaient au Saint. L'enfant épouvanté tomba à genoux et avoua son espiéglerie au vieillard, qui fut trop flatté, j'aime à le croire, de se voir favorisé d'un miracle, pour se montrer bien sévère en cette occasion (2).

Cependant, il ne faudrait pas s'imaginer que toute l'étendue de la

(1) Arlésiennes, p. 63.

(2) Nous trouvons cette légende de l'Amen des pierres, que nous reproduîsons ici en mauvaise prose, racontée en jolis vers dans les Arlésiennes de M. Am. Pichot, p. 63.

Crau est couverte de cailloux. Au sortir d'Arles, c'est une plaine verdoyante, coupée de mille rigoles où roulent les eaux grisâtres de la Durance, amenées là par le canal de Craponne. De tous côtés, des fermes et des maisons de campagne se cachent derrière de frais bouquets d'ormeaux, de platanes et de mûriers. C'est une sorte d'Arabie heureuse qui, dans quelques instants, se changera en Arabie pétrée. A mesure que l'on s'avance vers le Sud, les rigoles deviennent plus rares; la verdure perd de sa fraîcheur; les pierres commencent à paraître et les joncs remplacent peu à peu les cultures. La végétation, si luxuriante tout-à-l'heure, ne se montre plus que d'espace en espace, présentant de riantes oasis au milieu d'une monotone étendue de jones. Insensiblement, les joncs eux-mêmes s'éclaircissent et se mèlent aux cailloux. Ce ne sont bientôt plus que des îles de sombre verdure, perdues dans un océan de pierres. A chaque tour de roue de la locomotive, les cailloux se montrent plus nombreux, et bientôt le convoi roule dans un véritable désert africain où les pierres remplacent le sable, et dont le sol, parfaitement plat, s'étend à perte de vue, formant à l'horizon un cercle immense autour du voyageur :

Solitude infertile où l'homme est seul debout!
Cercle démesuré dont le centre est partout (1)!

On a peine à comprendre que, sous ces pierres, calcinées par un soleil implacable (2), les bestiaux puissent trouver un brin d'herbe, et pourtant ils savent les déplacer et y découvrir toutes sortes de pâtures aromatiques et savoureuses (3). La ressemblance de la Crau avec le Grand Désert est poussée jusqu'au mirage inclusivement. Strabon d'abord, Millin ensuite, et enfin Barthélemy et Méry (4) affirment de la manière la plus formelle que des effets de mirage s'y produisent quelquefois; nous devons croire d'aussi respectables au

(1) Barthélemy et Méry, Napoléon en Egypte, ch. V.

(2) En 1773, le thermomètre s'y éleva à deux degrés seulement de moins qu'au Sénégal (Millin, IV, 73).

(3) Du temps de Pline, on y conduisait déjà des troupeaux de très-loin, pour leur faire brouter les herbes parfumées auxquelles il donne le nom de thym (Plin. XXI, 10; Millin, IV, 76).

(4) Napoléon en Egypte (Notes du ch. Ier).

torités, mais nous les croyons sur parole. Pour mon compte, je n'aurais pas été fâché d'observer, une fois dans ma vie, ce singulier effet de réfraction, à l'aide duquel la nature semble narguer les caravanes perdues dans les sables; mais je n'ai pas eu ce bonheur, et il paraît que le phénomène ne se prodigue pas dans la Crau, «< ce qui n'est pas étonnant, dit M. Méry, puisque c'est un phénomène (1). » En revanche, j'ai été plus heureux avec le Borée noir (Melamboreus), dont parle également Strabon (2), et que les Provençaux désignent sous le nom moderne de Mistral. Ce vent redou table, qui sort des cavernes du mont Ventoux le bien nommé, pour balayer de son souffle glacé tout le littoral de la Méditerranée, trouve dans la Crau une libre arène où il peut prendre ses ébats sans crainte d'y rencontrer le moindre obstacle. Aussi y souffle-t-il

(1) Explorations de V. Hummer, dans les Nouvelles Nouvelles. Paris 1856, in-18. Si le mirage ne se prodigue pas dans la Crau, il n'en est pas de même dans la plaine d'Aigues-Mortes. Voici, à ce sujet, une très-intéressante note que nous devons à l'obligeance d'un des savants professeurs de la Faculté de Médecine de Montpellier, M. Dumas, à qui nous témoignons ici toute notre gratitude Les plaines de sable qui s'étendent entre Aigues-Mortes et les salines de Peccais, dit M. le professeur Dumas, témoin oculaire du fait, sont, pendant les grandes chaleurs de l'été, le théâtre d'effets de mirage d'une netteté peu commune, et qui rivalisent avec ce que les voyageurs ont constaté en Egypte. Le phénomène est, du reste, si bien connu dans le pays, que, lorsqu'un étranger, se livrant au plaisir de la chasse en compagnie d'habitants d'Aigues-Mortes, arrive dans ces parties du territoire, on l'engage à ôter ses chaussures, pour traverser à gué les eaux trompeuses qui semblent miroiter à trente ou quarante pas des chasseurs, et dans lesquelles se reflètent, renversés comme dans un lac, les maisons et les arbres placés à l'horizon. Pour que l'illusion soit complète, il ne faut pas s'élever à une trop grande hauteur au-dessus du sol; autrement, tout disparaîtrait. En examinant, avec un peu d'attention, ce qui se passe, et en se plaçant dans une certaine direction, par rapport à la lumière du soleil, on ne tarde pas à reconnaître que si le terrain sur lequel on se trouve est desséché à la surface, il ne l'est que depuis peu de temps. En effet, ce terrain est submergé pendant l'hiver, et l'eau qui en imprègne les profondeurs, passant à l'état de vapeur sous l'influence des rayons solaires, forme une couche épaisse de près d'un mètre, caractérisée par des ondes dont la direction varie avec celle du vent, et dont la densité, à leur partie inférieure, produit l'effet d'un miroir réflecteur. »>

(2) Geograph. 1. IV.

« PreviousContinue »