CHAPITRE XXXII De la nourriture des religieux. Il est croyable que l'observance de notre sainte règle a été longtemps en vigueur en ce monastère et que l'usage de la viande y fut défendu durant plusieurs siècles conformément à icelle, et non seulement l'usage de la viande, mais encore le vin n'y étoit pas servi ordinairement aux religieux. C'est ce que nous pouvons apprendre du règlement que l'abbé Archambaud fit touchant cela et qui est porté dans un des anciens manuscrits. Il commence ainsi : Ordonatum est et institutum a Domino Archambaudo juniore venerabili abbate Solemniacense, quod conventus habeat semper vinum ad cenam, vel in sero, diebus feriatis et non feriatis, a festo Natalis Domini usque ad octabas Purificationis Beatæ Mariæ ob reverentiam ipsius. Or, cet Archambaud vivoit l'an 1325, comme nous avons dit ailleurs. Ensuite de ce que dessus il ordonne ce qu'on devoit servir aux religieux au réfectoire durant l'année, où il n'est point fait mention de viande en aucune façon; et même bien rarement de poisson, si ce n'est aux fêtes les plus solennelles, comme Pâques, la Pentecôte, Saint Eloy, Notre Bienheureux Père Saint Benoit, et quelques autres en fort petit nombre, auxquels jours on leur devoit donner optimos pisces (1), ou bien anguillas (2) cum poirata (3); par exemple : (1) Par optimos pisces, il faut entendre des poissons de choix, sortant de l'ordinaire. Cette manière de dire se retrouve dans un bon nombre de Coutumiers ou Statuts. Il ne faut pas en conclure toutefois qu'il s'agit de poisson de mer. (2) Anguillas. L'anguille paraît avoir été très abondante dans nos rivières et nos étangs, où on la trouve encore de nos jours. (3) Poirata, le même que Poreta. C'est une plante potagère appelée poirée, bette ou corde, que l'on trouve encore communément dans les jardins des habitants de la campagne. Les botanistes la nomment Betta Cicla. T. XLV. 14 In Circoncisione Domini sepias (1) et roffiol (2) et justas desmesurals (3), est-il rapporté. In festo sancti Tillonis, duquel ils faisaient grande fête, sepias et roffiol, et pisces optimos, et cornutas (4), et ad cenam nebul (5) et oblat (6), et tria ova, et ainsi de plusieurs autres. (1) Sepias. Cepias. Ce mot se trouve fréquemment dans les chroniques, coutumiers, obituaires des monastères limousins aux xne et xme siècles. Tous les auteurs qui ont publié ces textes, ou qui en ont parlé, le traduisent invariablement par seiches, espèce de poisson de mer. Bien des raisons cependant s'opposent à ce qu'on lui donne cette signification. Notre chroniqueur vient de nous dire que les religieux de Solignac, qui ne mangeaient jamais de viande, n'avaient alors du poisson que bien rarement. Or, dans les six menus qu'il va citer, les cepias s'y trouvent cinq fois, c'est le plat qui est le plus souvent nommé. Il y aurait donc contradiction dans ce qu'il dit si cepias indique le poisson de mer nommé seiche. Ensuite, la distance qui sépare Limoges de la mer, aussi bien que la difficulté et la lenteur des transports au xn° siècle ne permettait pas aux religieux de se procurer ce mets dont ils font cependant un si grand usage. De plus, c'est un principe de la règle bénédictine que les religieux doivent se procurer le nécessaire dans le pays même qu'ils habitent. Enfin un texte de la même époque, que je trouve dans les Consuetudines Floriacensis cœnobii, chap. II, lève toute difficulté en nous faisant connaître d'où les religieux tiraient les sepias. On y lit: Ad prandium....... sepias et porretam ab hortulano. Les sepias et la poirée sont fournies par le jardinier. Il est facile de voir que ce terme désigne les oignons cœpa et que dans tout ce chapitre Dom Dumas parle de ce modeste légume et non du poisson, ou mieux du mollusque connu sous le nom de seiche (Sepia officinalis L.). (2) Roffiol. Du Cange nous dit que Rofiolus était une espèce de gâteau que l'on servait dans le monastère de Solignac seulement aux grandes solennités et en dehors du temps de carême, d'où il conjecture que ce gâteau était fait à la graisse, ou confectionné avec des œufs, qu'on ne mangeait pas pendant le carême. (3) Justas desmesurals. Justas ou Justa. Justice était un vase à boire, différent du scyphus, et dans lequel on versait la rasade supplémentaire aux jours de régal. On le voit cité au commencement du chapitre précédent. (4) Cornutas. Cornuta est une sorte d'échaudé de forme triangulaire (symbole de la Sainte-Trinité), dont l'usage est constaté dans tous les monastères du Limousin. De nos jours, ou en fait encore dans un grand nombre de paroisses pour en décorer les rameaux le dimanche de leur bénédiction. Ce gâteau porte maintenant le nom de Cornue. (3) Nebula est une pâtisserie légère. Du Cange nous dit : « Panes que dicuntur Nebulæ, ex flore farinæ et aquâ », et ailleurs : « In ferramento caracterato de conspersione farinæ tenuissimæ fiunt. » C'est ce qu'on fait encore de nos jours sous le nom de gaufre. (6) Oblat. Oblatæ, des oublies, offrandes ou eulogies. C'étaient les Dominica 1a, 2a, 34, 4a et 5a quadragesimæ ad prandium generale et pitanciam de anguillis vel castaneis (1), et ad cenam sicut aliis diebus dominicis. Sancti Benedicti, sepias et anguillas cum porrata, sicut in festo Sancti Elegii, si vero evenerit in carnali sepias et ova farsata (2). In Ressurectione Domini sep et roff. et pitanciam de salmone (3), vel optimis piscibus, et justas tert. et cornut. et ad cenam tria ova et unum brassadeu (4); duo brassadelli sunt de (?) uno pane parvo. Ad collationem charitatem (5). Leur pitance ordinaire étoit des œufs, comme on peut voir dans le susdit règlement, et deux fois l'an ils avaient du pigmentum (6), le jour de Noël et le jour de saint Eloy. Il est vraisemblable qu'ils ne se servaient pas de beurre durant l'Avent et le Carême, d'autant qu'il est rapporté dans l'anniver hosties présentées à l'autel au moment de l'offertoire. Dans les monastères, en effet, on avait continué d'observer l'antique coutume de faire l'offrande ». Mais comme il eut été souvent superflu de consacrer tous ces pains légers, le sacristain en prenait seulement quelques-uns qu'il présentait aux ministres sur une cuillère d'argent. Le reste était réservé et mis à part dans deux vases pour être distribué au réfectoire au moment des repas. (1) Castaneis. La châtaigne, très abondante en Limousin, devait naturellement faire partie de la nourriture des religieux de Solignac. Du Cange cite encore ce passage du Coutumier de Solignac: Feria secunda quadragesimæ pitanciam de castaneis vel de sepiis impiperatis. (2) Ova farsata, sont les œufs farcis. (3) Pilanciam de Salmone. La pitance était une portion de surérogation. Ce mets était généralement composé de poisson on d'œufs. Les religieux pouvaient prendre le saumon au pied des murs de leur monastère, car ce poisson voyageur remonte de la Vienne où il est abondant, jusque dans la Briauce son affluent qui baigne Solignac. (4) Brassadeu, Brassadelli. Brassadeu est une espèce de gâteau cuit sur la braise, et Brassadellus un diminutif du même. Brassadellus, placentæ species in prunis excocte, dit du Cange. (5) Charitatem. Il n'est pas facile de bien traduire ce mot; Du Cange en parle dans un grand nombre de significations diverses. Je crois qu'ici il s'agit d'un mets supplémentaire. (6) Pigmentum, n'a pas d'équivalent en français, à moins qu'on le traduise par vín épicé ou aromatisé. On trouve aussi dans la Chronique de Saint-Martial (Champeval. - Bull. de la Soc. arch. du Lim., XLII, 337) vinum herbatum, qui a le même sens. Le pigmentum constituait le coup da dessert. On voit que les religieux de Solignac ne le prodiguaient pas, puisqu'ils ne l'avaient que deux fois dans un an: à la fête de Noël et à celle de saint Eloi, leur fondateur. saire de l'abbé Gaubertus, que l'abbé Hugues « assignavit redditus qui erant assignati in ecclesia de Vicano pro anniversario domini Gauberti abbatis, refectorario ad oleum conventus in Adventu Domini et in quadragesima, et etiam camerario ad augmentum vestituræ fratrum. >>> Néanmoins ils se servaient des œufs durant les Avents, comme il est rapporté dans le susdit livre. Dominica prima adventus : quinque ova et pitanciam ad valenciam unius denarii, Octava Sancti Elegii, qui tombe dans les Avents, comme aussi le jour de Saint Thomas, apôtre, decem ova, et justas desmesúral. CHAPITRE XXXIII Desolations ou ruines du monastère de Solemnac, et par qui causées. Omnia tempus habent, dit la Sainte-Ecriture, tempus congregandi et tempus dispergendi. Il y a un temps pour amasser et un temps pour répandre ce qu'on a amassé. Le premier a passé, il nous faut parler du second. C'est la condition des choses d'ici bas qu'il n'y a rien de stable, mais tout est sujet aux vicissitudes et changements. Notre Bienheureux Père Saint Benoit n'eut pas plutot fondé son monastère du Mont Cassin, qu'il eut révélation qu'il devoit être détruit, et quoiqu'il put faire, il fallut se résigner à la volonté de Dieu, et qu'il se contenta de la promesse qu'il lui fit que ses religieux seraient conservés et préservés de la fureur des barbares, encore eut-il assez de peine pour obtenir cette grâce du Bon Dieu, duquel les jugements sont un abîme qu'il n'est pas permis de pénétrer, mais d'adorer comme très justes et équitables. C'est le même malheur qui est arrivé à la plupart de nos monastères, dont il ne faut pas s'étonner, puisque les membres ne peuvent attendre un meilleur traitement que le chef. Mais pour ne point parler des autres, arrêtons-nous seulement à considérer les ruines de celui dont nous parlons. Que le monastère de Solemniac ait été ruiné, il n'est que trop véritable. Nous avons rapporté ce que nous avons dit jusques à présent, par quelques conjectures et par quelques mémoires qui nous sont restés, mais pour nous assurer de sa ruine, nous n'avons point besoin de mémoires, car nous la voyons de nos yeux. Et si nous en recherchons les causes, nous trouverons que [environ l'an |