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« Le faux honneur des monarchies, les vertus hu« maines des républiques, la crainte servile des états despotiques; » rien de tout cela ne fait les soldats, comme le prétend l'Esprit des Lois. Quand nous levons un régiment, dont le quart déserte au bout de quinze jours, il n'y a pas un seul des enrôlés qui pense à l'honneur de la monarchie; ils ne savent ce que c'est. Les troupes mercenaires de la république de Venise connaissent leur paie, et non la vertu républicaine, de laquelle on ne parle jamais dans la place SaintMarc. Je ne crois pas, en un mot, qu'il y ait un seul homme sur la terre qui s'enrôle dans un régiment par

vertu.

Ce n'est point non plus par une crainte servile que les Turcs et les Russes se battent avec un acharnement et une fureur de lions et de tigres; on n'a point ainsi du courage par crainte. Ce n'est pas non plus par dévotion que les Russes ont battu les armées de Moustapha. Il serait à desirer, ce me semble, qu'un homme si ingénieux eût plus cherché à faire connaître le vrai qu'à montrer son esprit. Il faut s'oublier entièrement quand on veut instruire les hommes, et n'avoir en vue que la vérité.

ÉTATS, GOUVERNEMENTS1.

Quel est le meilleur ?

Je n'ai connu jusqu'à présent personne qui n'ait

1 La première impression que je connaisse de cet article est de 1764, dans le Dictionnaire philosophique. Cependant les éditeurs de Kehl, dans la note qu'ils ont mise à la fin de cet article, disent qu'il a été écrit vers 1757. B.

gouverné quelque état. Je ne parle pas de MM. les ministres, qui gouvernent en effet, les uns deux ou trois ans, les autres six mois, les autres six semaines; je parle de tous les autres hommes qui, à souper ou dans leur cabinet, étalent leur système de gouvernement, réforment les armées, l'Église, la robe, et la finance.

L'abbé de Bourzeis se mit à gouverner la France vers l'an 1645, sous le nom du cardinal de Richelieu, et fit ce Testament politique1, dans lequel il veut enrôler la noblesse dans la cavalerie pour trois ans, faire payer la taille aux chambres des comptes et aux parlements, priver le roi du produit de la gabelle; il assure surtout que pour entrer en campagne avec cinquante mille hommes, il faut par économie en lever cent mille. Il affirme que « la Provence seule a beaucoup plus de << beaux ports de mer que l'Espagne et l'Italie en

<< semble. >>

L'abbé de Bourzeis n'avait pas voyagé. Au reste, son ouvrage fourmille d'anachronismes et d'erreurs; il fait signer le cardinal de Richelieu d'une manière dont il ne signa jamais, ainsi qu'il le fait parler comme il n'a jamais parlé. Au surplus, il emploie un chapitre entier à dire que « la raison doit être la règle d'un « état, » et à tâcher de prouver cette découverte. Cet ouvrage de ténèbres, ce bâtard de l'abbé de Bourzeis a passé long-temps pour le fils légitime du cardinal de Richelieu; et tous les académiciens, dans leurs discours de réception, ne manquaient pas de louer démesurément ce chef-d'œuvre de politique.

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Le sieur Gatien de Courtilz, voyant le succès du Testament politique de Richelieu, fit imprimer à La Haye le Testament de Colbert1, avec une belle lettre de M. Colbert au roi. Il est clair que si ce ministre avait fait un pareil testament, il eût fallu l'interdire; cependant ce livre a été cité par quelques auteurs.

Un autre gredin, dont on ignore le nom, ne manqua pas de donner le Testament de Louvois2, plus mauvais encore, s'il se peut, que celui de Colbert; un abbé de Chevremont fit tester aussi Charles, duc de Lorraine 3. Nous avons eu les Testaments politiques du cardinal Alberoni 4, du maréchal de Belle-Isle 5, et enfin celui de Mandrin 6.

M. de Bois-Guillebert, auteur du Détail de la France, imprimé en 1605, donna le projet inexécutable de la dîme royale sous le nom du maréchal de Vauban.

Un fou, nommé La Jonchère, qui n'avait pas de pain, fit, en 1720, un projet de finance en quatre volumes; et quelques sots ont cité cette production comme un ouvrage de La Jonchère le trésorier-général, s'imaginant qu'un trésorier ne peut faire un mauvais livre de finance.

1 1693, in-12. B.

2 Le Testament de Louvois est aussi de Gatien de Courtilz, 1695, in-12. B.

3 Le Testament politique de Charles V, duc de Lorraine et de Bar, en faveur du roi de Hongrie, 1696, in-12, a pour auteur Henri de Straatman, conseiller aulique de l'empereur. L'abbé de Chevremont en fut éditeur. B. 4 Le Testament du cardinal Alberoni est de Durey de Morsan; voyez dans les Mélanges, année 1753, l'Examen qu'en fit Voltaire. B.

5 Le Testament du maréchal de Belle-Isle, 1761, in-12, est de Chevrier. B.

6 Le Testament de Mandrin, 1755, in-12, a pour auteur le chevalier de Goudar. B.

Mais il faut convenir que des hommes très sages, très dignes peut-être de gouverner, ont écrit sur l'administration des états, soit en France, soit en Espagne, soit en Angleterre. Leurs livres ont fait beaucoup de bien : ce n'est pas qu'ils aient corrigé les ministres qui étaient en place quand ces livres parurent, car un ministre ne se corrige point et ne peut se corriger; il a pris sa croissance; plus d'instructions, plus de conseils; il n'a pas le temps de les écouter; le courant des affaires l'emporte mais ces bons livres forment les jeunes gens destinés aux places; ils forment les princes, et la seconde génération est instruite.

Le fort et le faible de tous les gouvernements a été examiné de près dans les derniers temps. Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui avez lu et vu, dans quel état, dans quelle sorte de gouvernement voudriezvous être né? Je conçois qu'un grand seigneur terrien en France ne serait pas fâché d'être né en Allemagne, il serait souverain au lieu d'être sujet. Un pair de France serait fort aise d'avoir les priviléges de la pairie anglaise; il serait législateur.

L'homme de robe et le financier se trouveraient mieux en France qu'ailleurs.

libre,

Mais quelle patrie choisirait un homme sage, un homme d'une fortune médiocre, et sans préjugés? Un membre du conseil de Pondichéri, assez savant, revenait en Europe par terre avec un brame, plus instruit que les brames ordinaires. Comment trouvezvous le gouvernement du grand-mogol? dit le conseiller. Abominable, répondit le brame: comment voulez

vous qu'un état soit heureusement gouverné par des Tartares? Nos raïas, nos omras, nos nababs, sont fort contents, mais les citoyens ne le sont guère; et des millions de citoyens sont quelque chose.

Le conseiller et le brame traversèrent en raisonnant toute la Haute-Asie. Je fais une réflexion, dit le brame: c'est qu'il n'y a pas une république dans toute cette vaste partie du monde. Il y a eu autrefois celle de Tyr, dit le conseiller, mais elle n'a pas duré longtemps; il y en avait encore une autre vers l'ArabiePétrée, dans un petit coin nommé la Palestine, si on peut honorer du nom de république une horde de voleurs et d'usuriers, tantôt gouvernée par des juges, tantôt par des espèces de rois, tantôt par des grandspontifes, devenue esclave sept ou huit fois, et enfin chassée du pays qu'elle avait usurpé.

Je conçois, dit le brame, qu'on ne doit trouver sur la terre que très peu de républiques. Les hommes sont rarement dignes de se gouverner eux-mêmes 1. Ce bonheur ne doit appartenir qu'à des petits peuples qui se cachent dans les îles, ou entre les montagnes, comme des lapins qui se dérobent aux animaux carnassiers; mais à la longue ils sont découverts et dévorés.

Quand les deux voyageurs furent arrivés dans l'Asie-Mineure, le conseiller dit au brame : Croiriezvous bien qu'il y a eu une république formée dans un coin de l'Italie qui a duré plus de cinq cents ans, et qui a possédé cette Asie-Mineure, l'Asie, l'Afrique, la Grèce, les Gaules, l'Espagne, et l'Italie entière? Elle se tourna donc bien vite en monarchie? dit le brame. I Voyez tome XVI, page 296. B.

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