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chose qui ne tient point du tout de la matière. Ce soupçon m'effraie, j'en conviens; ce n'est pas sans un prodigieux remords que j'admettrais un être qui aurait tant d'autres propriétés des corps, et qui serait pénétrable. Mais aussi je ne vois point comment on peut répondre bien nettement à ma difficulté. Je ne propose donc que comme un doute et comme une ignorance.

la

Il était très difficile de croire, il y a environ cent ans, que les corps agissaient les uns sur les autres, non seulement sans se toucher et sans aucune émission, mais à des distances effrayantes; cependant cela s'est trouvé vrai, et on n'en doute plus. Il est difficile aujourd'hui de croire que les rayons du soleil se pénètrent; mais qui sait ce qui arrivera?

Quoi qu'il en soit, je ris de mon doute; et je voudrais, pour la rareté du fait, que cette incompréhensible pénétration pût être admise. La lumière a quelque chose de si divin qu'on serait tenté d'en faire un degré pour monter à des substances encore plus pures.

A mon secours, Empédocle; à moi, Démocrite; venez admirer les merveilles de l'électricité; voyez si ces étincelles qui traversent mille corps en un clin d'oeil sont de la matière ordinaire; jugez si le feu élémentaire ne fait pas contracter le cœur et ne lui communique pas cette chaleur qui donne la vie; jugez si cet être n'est pas la source de toutes les sensations, et si ces sensations ne sont pas l'unique origine de toutes nos chétives pensées, quoique des pédants ignorants et insolents aient condamné cette proposition comme on condamne un plaideur à l'amende.

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Dites-moi si l'Être suprême qui préside à toute la nature ne peut pas conserver à jamais ces monades élémentaires auxquelles il a fait des dons si précieux.

«

Igneus est ollis vigor et celestis origo. »

Le célèbre Le Cat appelle ce fluide vivifiant* «<un «< être amphibie, affecté par son auteur d'une nuance supérieure, qui le lie avec l'être immatériel, et par « là l'ennoblit et l'élève à la nature mitoyenne qui le «< caractérise et fait la source de toutes ses proprié «<tés. »

Vous êtes de l'avis de Le Cat; j'en serais aussi si j'osais, mais il y a tant de sots et tant de méchants que je n'ose pas. Je ne puis que penser tout bas à ma façon au mont Krapack : les autres penseront comme ils pourront, soit à Salamanque, soit à Bergame.

SECTION II 2.

De ce qu'on entend par cette expression au moral.

Le feu, surtout en poésie, signifie souvent l'amour, et on l'emploie plus élégamment au pluriel qu'au singulier. Corneille dit souvent un beau feu, pour un amour vertueux et noble. Un homme a du feu dans la conversation, cela ne veut pas dire qu'il a des idées

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a Dissertation de Le Cat sur le fluide des nerfs, page 36.

2 Ce morceau a paru dans le tome VI de l'Encyclopédie, 1756. Comme

il était placé après plusieurs autres articles FEU, il commençait ainsi :

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Après avoir parcouru les différentes acceptions du feu au physique, il faut passer au moral. Le feu, surtout en poésie, etc. >> B.

brillantes et lumineuses, mais des expressions vives animées par les gestes.

Le feu dans les écrits ne suppose pas non plus nécessairement de la lumière et de la beauté, mais de la vivacité, des figures multipliées, des idées pressées.

Le feu n'est un mérite dans les discours et dans les ouvrages que quand il est bien conduit.

On a dit que les poëtes étaient animés d'un feu divin quand ils étaient sublimes : on n'a point de génie sans feu, mais on peut avoir du feu sans génie.

FICTION1.

Une fiction qui annonce des vérités intéressantes et neuves n'est-elle pas une belle chose? N'aimez-vous pas le conte arabe du sultan qui ne voulait pas croire qu'un peu de temps pût paraître très long, et qui disputait sur la nature du temps avec son derviche? Celui-ci le prie, pour s'en éclaircir, de plonger seulement la tête un moment dans le bassin où il se lavait. Aussitôt le sultan se trouve transporté dans un désert affreux; il est obligé de travailler pour gagner sa vie. Il se marie, il a des enfants qui deviennent grands et qui le battent. Enfin il revient dans son pays et dans son palais; il y retrouve son derviche, qui lui a fait souffrir tant de maux pendant vingt-cinq ans. Il veut le tuer. Il ne s'apaise que quand il sait que tout cela s'est passé dans l'instant qu'il s'est lavé le visage en fermant les yeux.

Vous aimez mieux la fiction des amours de Didon

1

Questions sur l'Encyclopédie, sixième partie, 1771. B.

et d'Éuée, qui rendent raison de la haine immortelle de Carthage contre Rome, et celle qui développe dans l'Élysée les grandes destinées de l'empire romain.

Mais n'aimez-vous pas aussi dans l'Arioste cette Alcine qui a la taille de Minerve et la beauté de Vénus, qui est si charmante aux yeux de ses amants, qui les enivre de voluptés si ravissantes, qui réunit tous les charmes et toutes les graces? Quand elle est enfin réduite à elle-même, et que l'enchantement est passé, ce n'est plus qu'une petite vieille ratatinée et dégoû

tante.

Pour les fictions qui ne figurent rien, qui n'enseignent rien, dont il ne résulte rien, sont-elles autre chose que des mensonges? Et si elles sont incohérentes, entassées sans choix, comme il y en a tant, sont-elles autre chose que des rêves?

Vous m'assurez pourtant qu'il y a de vieilles fictions très incohérentes, fort peu ingénieuses, et assez absurdes, qu'on admire encore. Mais prenez garde si ce ne sont pas les grandes images répandues dans ces fictions qu'on admire, plutôt que les inventions qui amènent ces images. Je ne veux pas disputer: mais voulez-vous être sifflé de toute l'Europe, et ensuite oublié pour jamais ? donnez-nous des fictions semblables à celles que vous admirez,

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été employées que dans un sens odieux, ont été ensuite détournées à un sens favorable.

C'est un crime quand ce mot signifie la vanité hautaine, altière, orgueilleuse, dédaigneuse: c'est presque une louange quand il signifie la hauteur d'une ame noble.

C'est un juste éloge dans un général qui marche avec fierté à l'ennemi. Les écrivains ont loué la fierté de la démarche de Louis XIV: ils auraient dû se contenter d'en remarquer la noblesse.

La fierté de l'ame, sans hauteur, est un mérite compatible avec la modestie. Il n'y a que la fierté dans l'air et dans les manières qui choque; elle déplaît dans les rois mêmes.

La fierté dans l'extérieur, dans la société, est l'expression de l'orgueil: la fierté dans l'ame est de la grandeur.

Les nuances sont si délicates qu'esprit fier est un blâme, ame fière une louange; c'est que par esprit fier on entend un homme qui pense avantageusement de soi-même, et par ame fière on entend des sentiments élevés.

La fierté annoncée par l'extérieur est tellement un défaut, que les petits qui louent bassement les grands de ce défaut sont obligés de l'adoucir, ou plutôt de le relever par une épithète, cette noble fierté. Elle n'est pas simplement la vanité, qui consiste à se faire valoir par les petites choses; elle n'est pas la présomption, qui se croit capable des grandes ; elle n'est pas le dédain, qui ajoute encore le mépris des autres à l'air

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