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Le parti de la Ligue méditait la conquête de Mortagne. Il y entra d'autant plus facilement que la ville était dépourvue de garnison. Un certain nombre de ses habitants et de ses magistrats se retranchèrent dans l'enceinte du fort de Toussaint où ils essuyèrent l'attaque des ligueurs. Ils la repoussèrent avec une victorieuse énergie, et Pierre de Fontenay, gouverneur du Perche, établit, dans la prévision d'une nouvelle attaque, une garnison à Mortagne. Le commandement en fut confié à Anselme de Fontenay, son frère, et aux deux fils de celui-ci.

Le baron de Médavi était alors gouverneur de Verneuil pour la Ligue. Décidé à venger la défaite de son parti, il s'avance vers Mortagne, le 16 juillet 1593, à la tête de seize cents hommes.

«La plus grande partie des officiers, bourgeois et marchands, << lisons-nous encore dans le récit de Courtin, quittèrent la ville qui n'est pas, en vérité, tenable, n'estant point close. Toutefois les plus signalés se résolurent de tenir ferme. »>

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Nous allons voir comment ils accomplirent leur courageux dessein.

Médavi s'était rendu maître de la place, grâce à la complicité d'habitants dévoués à sa cause. Ici se place un glorieux épisode dont Mortagne a le droit de s'enorgueillir.

Vingt-huit braves entreprirent de résister à seize cents ligueurs. La chronique n'a malheureusement pas conservé tous leurs noms, mais elle en a recueilli plusieurs. Ils s'appelaient Faguet, lieutenant général de la province, Catinat, nom justement cher à ce pays, et auquel devait donner tant d'éclat l'illustre guerrier dont le rare mérite fut rehaussé par les vertus de l'homme de bien; Cretot de la Rousselière, lieutenant du prévot, Crestot de la Bouchetière, Denis Fouteau, procureur du Roi, et son frère avocat de talent; Tassel, Boispraut, marchand de grains, Gobillon-Prévôtière et Bellanger de la Troche. Toutes les conditions sont représentées dans cette résistance héroïque. La robe rivalise avec l'épée: le commerçant a revendiqué sa place parmi les combattants voués à une mort certaine.

Pendant que Médavi s'emparait du château, nos vingt-huit guerriers se retiraient dans l'église de Notre-Dame qu'ils avaient pris soin de fortifier et de remplir de munitions. L'ennemi en fait le siége; trois fois il est repoussé. Les braves Mortagnais, prévoyant l'impossibilité de prolonger la défense, se réfugient

dans la tour. Les ligueurs ne tardent pas à s'introduire dans l'église; mais ils ne peuvent forcer l'entrée de la tour. Ils tirent dix-huit coups de canons contre ses solides murailles qu'ils endom. magent sans pouvoir les abattre.

Je laisse parler maintenant un contemporain, qui, notaire à Mortagne, écrivit, pour l'aïeul du maréchal de Catinat, des chro niques restées inédites que M. Tournouër a l'heureuse idée de livrer en ce moment à la publicité.

Les ligueurs, raconte Bar de Boulais, « « se servirent d'un « stratagème en ramassant beaucoup de paille à quoi les troupes << mirent le feu, pensant faire crever la voûte, et que la fumée n'empêchât de les voir pendant qu'ils feraient leurs efforts à rompre la porte de la tour. Mais la flamme et le feu donnoient plus de clarté pour les connoître sur le pavé de l'église, et à coups d'arquebuse, les assiégés ne les épargnoient pas. Médavi <fit sonner la retraite et leva le siège sur les trois heures de l'après-midi, et demeura sur la place, 55 hommes, 7 capitaines <et 5 enseignes (1). »

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«

Les assiégés n'avaient perdu aucun des leurs.

Tel fut cet exploit si glorieux pour Mortagne, resté ainsi au pouvoir de Henri IV, que toute la France reconnut bientôt après pour son roi. On n'accusera pas René Courtin d'exagération, quand il dit de ces vaillants défenseurs :

«La mémoire en doit estre célébrée et honorée de la postérité, pour vivre à leur exemple en bons et vrais françois. »

La tour de Notre-Dame venait d'être couronnée de gloire; mais elle n'était point achevée, et l'on conviendra qu'un pareil siége n'avait pas dû lui être favorable. Les travaux interrompus dans les jours troublés furent repris au milieu des jours pacifiques, et la tour fut enfin terminée vers le commencement du XVIIe siècle.

Personne ne m'en voudra d'avoir rappelé le fait mémorable dont le souvenir appartient à ses annales.

L'histoire des édifices est en même temps celle des hommes. Elle s'identifie avec leurs efforts et leurs combats. Virgile a parlé des « larmes des choses » :

Lacrymæ rerum.

(1) Recueil des antiquités du Perche (1613).

On pourrait prêter aussi une âme à ces pierres qui ont gardé l'empreinte des siècles, qui ont assisté à tant de souffrances et vu passer tant de générations. On ne les interroge pas en vain. Elles nous apprennent que les œuvres de nos pères s'élevèrent lentement, péniblement; qu'elles tombèrent sous les coups du temps ou périrent de la main des hommes; qu'elles connurent le malheur et la prospérité, la gloire et les revers.

Un peuple doit traiter avec respect ses vieux monuments, car dans leurs pierres il y a le passé et souvent les gloires du pays. L'histoire est elle-même autre chose qu'une chronologie. Elle est pleine d'enseignements. Auprès des erreurs humaines, des crimes, des abus de la force, on admire les beaux caractères et les grands cœurs.

Et quelle histoire à la fois plus instructive et plus consolante que la nôtre? Elle nous montre le génie, la valeur, la patience réparant les calamités publiques, les années heureuses succédant aux mauvais jours, le pays sauvé lorsqu'il semblait perdu.

La guerre de cent ans, dont cette ville et cette province gardèrent longtemps les traces, se termine par la délivrance, et la domination anglaise est vaincue par l'héroïque bergère de Domrémy, que, devançant le jugement de l'Église, nous aimons à nommer la Sainte de la Patrie.

Les luttes les plus douloureuses sont celles qui portent le nom de guerres civiles. Si elles ne créent pas deux patries, elles déchirent l'âme de celle que tous doivent aimer et servir. Mais des guerres de la Ligue, nous voyons sortir l'unité française, accomplie sous le sceptre d'un roi dont la popularité a survécu à toutes les époques et à tous les changements, parce que l'on retrouve en lui une image du caractère national.

C'est à cette unité qu'avaient concouru tous les combattants qui suivirent la bannière du Béarnais. Parmi eux, nous avons aperçu les vingt-huit héros dont l'intrépidité fut victorieuse du nombre. La tour n'est plus là pour redire leurs exploits. Mais illustrée alors par leur courage, n'avons-nous pas le droit d'espérer qu'elle s'élèvera encore, triomphant des nouveaux malheurs devenus enfin les derniers de sa longue histoire ?

H. DE BROC.

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