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pendant quelque temps sa collaboration; M. Armand Carrel le fit entrer au National, et enfin M. Buloz lui ouvrit les portes de la Revue des Deux Mondes. Cette période fut une des plus brillantes dans la vie intellectuelle de M. Sainte-Beuve; les 5 Critiques et Portraits littéraires (1832—39, 5 vols.), le roman de Volupté (1839), le recueil de poésies intitulé Pensées d'Août (1837) furent suivis du premier volume d'une Histoire de PortRoyal (1840) comprenant la substance d'un cours public fait à Lausanne en 1837. On a dit avec raison de cet ouvrage qu'au 10 lieu d'un livre, c'est une série de portraits, une collection de Causeries du Lundi sur des personnages tenant de près ou de loin au Jansénisme Français. Il fallut vingt ans à M. SainteBeuve pour terminer son Port Royal; commencé sous l'influence des idées religieuses les plus accentuées, ce travail 15 remarquable aboutit à une profession d'incrédulité.

Cependant l'auteur avait été nommé en 1840 conservateur à la bibliothèque Mazarine; et en 1844 il remplaça M. Casimir Delavigne à l'Académie Française où il fut reçu, le 27 février 1845, par M. Victor Hugo. Sa position était alors nettement 20 marquée au premier rang de la littérature, et il avait réussi à se faire comme reviewer une position bien tranchée à côté de MM. Villemain, Nisard et Saint-Marc Girardin,—ces maîtres de la critique contemporaine. Ecoutons un peu ce qu'il nous dit lui-même de la nature de son talent à cette époque.

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"Au Globe, et ensuite à la Revue de Paris, sous la Restauration, jeune et débutant, je fis de la critique polémique, volontiers agressive, entreprenante du moins, de la critique d'invasion. Sous le règne de Louis-Philippe, pendant les dix-huit années de ce régime d'une littérature sans initiative et plus 30 paisible qu'animée, j'ai fait, principalement à la Revue des Deux Mondes, de la critique plus neutre, plus impartiale, mais surtout analytique, descriptive et curieuse. Cette critique pourtant avait, comme telle, un défaut; elle ne concluait pas. Les temps redevenant plus rudes, l'orage et le bruit de la rue forçant 35 chacun de grossir sa voix, et en même temps une expérience récente rendant plus vif à chaque esprit le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, j'ai cru qu'il y avait moyen d'oser

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plus, sans manquer aux convenances, et de dire enfin nettement ce qui me semblait la vérité sur les ouvrages et sur les auteurs.” Le premier résultat de cette évolution dans le talent de M. Sainte-Beuve fut un cours sur Châteaubriand et son groupe, professé à Liège où l'illustre critique s'était retiré un moment après la révolution de février 1848. Le coup d'état du 2 décembre le ramena en France; il se rattacha au Bonapartisme, et profita de sa nouvelle position pour satisfaire contre ses amis d'autrefois des rancunes indignes d'un honnête homme. C'est là ce qu'il appelait "dire la vérité sur les ouvrages et sur les 10 auteurs." Nommé professeur de poésie Latine au collége de France, il eut à affronter l'hostilité des étudiants, et se vit obligé de descendre de sa chaire après la deuxième leçon ; il fut ensuite maître de conférences à l'école Normale (18571861), et ses opinions politiques le menèrent au sénat où il se 15 posa en champion de la libre pensée. La brillante collection des Causeries du Lundi, commencée dans le Constitutionnel, poursuivie dans le Moniteur, et terminée dans le Temps appartient à cette dernière étape de la vie de M. Sainte-Beuve; son style y est devenu d'une rare souplesse et d'une netteté remar- 20 quable, surtout si on le compare à la manière prétentieuse, obscure et fatigante des Critiques et Portraits. Pour nous résumer, nous ne saurions mieux faire que de citer l'appréciation suivante:

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“On a su gré, et avec raison, à M. Sainte-Beuve, d'avoir 25 mêlé la biographie à la critique, et confondu l'homme et l'écrivain pour les compléter l'un par l'autre. Comme La Harpe, mais avec de tout autres qualités, il a jugé les vivants et les morts. Poètes, philosophes, romanciers, moralistes, écrivains militaires et religieux, simples causeurs ou diseurs de bons 30 mots, femmes de lettres et de salon, les écrivains de tous les temps et de toutes les langues, depuis Virgile jusqu'à M. Feydeau, ont été ses justiciables. Il les a jugés, rejugés et déjugés. Il s'est constitué tribunal à plusieurs juridictions, cassant ses premiers arrêts, revenant sur des acquittements, adoucissant ou 35 aggravant les peines; tel qui était sorti de son tribunal couronné de lauriers, a été repris depuis et sévèrement condamné."

Il n'y a, ce nous semble, rien à ajouter au verdict si judicieusement rendu par M. Vattier (Galerie des académiciens). M. Sainte-Beuve mourut à Paris le 13 octobre 1869.

GUSTAVE MASSON.

LISTE COMPLÈTE DES OUVRAGES DE M. SAINTE-BEUVE.

I. Tableau historique et critique de la poésie Française et du théâtre Français au XVIe siècle. Édition définitive. 2 vols. 12°. 1877. 2. Poésies complètes. 2 vols. 8°. 1863.

12o.

3. Volupté. 18o. 1861.

4. Port-Royal. 8 vols. 12o. 1860.

5. Châteaubriand et son groupe littéraire sous l'empire. 2 vols. 1860.

6. Critiques et portraits littéraires. 5 vols. 12°. 1832-1844. 7. Portraits contemporains. 5 vols.

8. Portraits de femmes.

12o. 1858.

12o. 1821.

9. Causeries du Lundi. 15 vols. 12°. 1851-62.

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M. DARU.

HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE1.

CETTE nouvelle édition de l'Histoire de Venise a paru l'année dernière, précédée d'une Notice sur M. Daru par M. Viennet. Ce serait une occasion naturelle pour parler de l'ouvrage et de l'auteur, s'il était besoin pour cela d'une occasion, et si le nom de M. Daru ne restait pas lié aux 5 souvenirs les plus honorables de la littérature de son temps comme il l'est aux plus grands événements de notre histoire. J'essayerai ici, après m'être éclairé et environné des plus sûrs témoignages, de bien marquer ce caractère et de l'homme de lettres et de l'homme public en M. Daru, son 10 immense facilité et sa capacité laborieuse exercée de bonne heure, toujours appliquée et sans trêve, cette vie de littérature solide et agréable, d'administration infatigable et intègre, d'exactitude et de devoir en tout genre, et dans laquelle il ne manquait jamais à rien; mais, ajoute quelqu'un qui l'a 15 connu, il ne se plaisait pas également à tout, et c'est ce qui fait son mérite.

1 4° édition, 9 volumes in-8°; Firmin Didot (1853).

2 Je ne saurais assez exprimer mes remercîments à M. le comte N. Daru pour l'empressement et la confiance avec lesquels il a bien 20 voulu me remettre entre les mains toutes les pièces et documents originaux qui devaient me servir de base dans ce travail sur son père; et il y a joint des observations de tout genre dont j'ai eu presque toujours à profiter.

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Pierre Daru naquit à Montpellier le 12 janvier 1767, le quatrième de onze enfants. Son père, secrétaire de l'intendance du Languedoc, était du Dauphiné. Le jeune Daru fit ses études à Tournon, chez les Pères de l'Oratoire. À l'âge de treize ou quatorze ans, il avait terminé sa rhétorique et même sa philosophie, et s'était fort distingué dans les divers exercices que les Oratoriens aimaient à proposer à leurs élèves. Les colléges des Oratoriens étaient en petit une Académie, et quelquefois même en avaient le titre. 10 Tous les mois, par exemple, et peut-être plus souvent, les meilleurs élèves de rhétorique, de seconde et de troisième, se réunissaient en présence des professeurs, des autres écoliers, et devant aussi quelques invités de la ville, et là, dans une véritable petite séance académique, ils faisaient 15 lecture de quelques pièces de leur composition en prose ou

en vers Latins et surtout Français. M. Daru brilla de bonne heure dans ce genre d'exercice, et en garda toujours le goût. S'il fallait définir l'Académicien modèle dans le meilleur sens du mot, l'homme qui aime à cultiver les lettres 20 en commun, avec une émulation profitable, avec conseil et critique mutuelle, sans susceptibilité, sans envie, dans un sens d'ornement et de perfectionnement social, il suffirait de nommer M. Daru. À sa sortie du collège et de retour à Montpellier dans sa famille, il forma avec quelques jeunes 25 gens diversement connus depuis, Fabre (de l'Hérault), Nougarède, etc., une espèce de petite Académie qui se réunissait deux fois par semaine, et où l'on traitait des questions de littérature et de philosophie. M. Daru, par son activité d'esprit, par cette fermeté de bon sens et de 30 caractère qu'il eut dès sa jeunesse, était l'âme de la petite société et la dirigeait; il en était le président, le trésorier. Son père, cependant, le destinait à la carrière de l'administration militaire. En 1784, il fut pourvu d'un brevet de

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