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PROFESSION DE FOI DE SPINOSA.

« Si je concluais aussi que l'idée de Dieu, comprise sous celle de l'infinité de l'univers 1, me

dispense de l'obéissance, de l'amour et du culte, « je ferais encore un plus pernicieux usage de ma << raison; car il m'est évident que les lois que j'ai « reçues, non par le rapport ou l'entremise des << autres hommes, mais immédiatement de lui, << sont celles que la lumière naturelle me fait con<< naître pour véritables guides d'une conduite rai<< sonnable. Si je manquais d'obéissance à cet égard, << je pécherais non seulement contre le principe << de mon être et contre la société de mes pareils, << mais contre moi-même, en me privant du plus solide avantage de mon existence. Il est vrai que « cette obéissance ne m'engage qu'aux devoirs de « mon état, et qu'elle me fait envisager tout le << reste comme des pratiques frivoles, inventées superstitieusement, ou pour l'utilité de ceux qui les ont instituées.

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« A l'égard de l'amour de Dieu, loin que cette «< idée le puisse affaiblir, j'estime qu'aucune autre << n'est plus propre à l'augmenter, puisqu'elle me << fait connaître que Dieu est intime à mon être; « qu'il me donne l'existence et toutes mes propriétés; mais qu'il me les donne libéralement Page 44.

<< sans reproche, sans intérêt, sans m'assujettir à <<< autre chose qu'à ma propre nature. Elle bannit << la crainte, l'inquiétude, la défiance, et tous les << défauts d'un amour vulgaire ou intéressé. Elle << me fait sentir que c'est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d'autant mieux que je << le connais et que je l'aime. »

Est-ce le vertueux et tendre Fénelon, est-ce Spinosa qui a écrit ces pensées? Comment deux hommes si opposés l'un à l'autre ont-ils pu se rencontrer dans l'idée d'aimer Dieu pour lui-même; avec des notions de Dieu si différentes? (Voyez Amour de Dieu.)

Il le faut avouer, ils allaient tous deux au même but, l'un en chrétien, l'autre en homme qui avait le malheur de ne le pas être; le saint archevêque, en philosophe persuadé que Dieu est distingué de la nature; l'autre, en disciple très égaré de Descartes, qui s'imaginait que Dieu est la nature entière.

Le premier était orthodoxe, le second se trompait, j'en dois convenir : mais tous deux étaient dans la bonne foi; tous deux estimables dans leur sincérité comme dans leurs moeurs douces et simples, quoiqu'il n'y ait eu d'ailleurs nul rapport entre l'imitateur de l'Odyssée et un cartésien sec, hérissé d'argumens; entre un très bel esprit de la cour de Louis XIV, revêtu de ce qu'on nomme

une grande dignité, et un pauvre Juif déjudaïsé, vivant avec trois cents florins de rente dans l'obscurité la plus profonde.

S'il est entre eux quelque ressemblance, c'est

que

Fénelon fut accusé devant le sanhédrin de la nouvelle loi, et l'autre devant une synagogue sans pouvoir comme sans raison; mais l'un se soumit, et l'autre se révolta.

DU FONDEMENT DE LA PHILOSOPHIE DE SPINOSA.

Le grand dialecticien Bayle a réfuté Spinosa 2. Ce système n'est donc pas démontré comme une proposition d'Euclide. S'il l'était, on ne saurait le combattre. Il est donc au moins obscur.

J'ai toujours eu quelque soupçon que Spinosa, avec sa substance universelle, ses modes et ses accidens, avait entendu autre chose que ce que Bayle entend, et que par conséquent Bayle peut avoir eu raison, sans avoir confondu Spinosa. J'ai toujours cru surtout que Spinosa ne s'entendait pas souvent lui-même, et que c'est la principale raison pour laquelle on ne l'a pas entendu.

Il me semble qu'on pourrait battre les remparts du spinosisme par un côté que Bayle a négligé. Spinosa pense qu'il ne peut exister qu'une seule

1 On vit après sa mort, par ses comptes, qu'il n'avait quelquefois dépensé que quatre sous et demi en un jour pour sa nourriture. Ce n'est pas là un repas de moines assemblés en chapitre. (VOLT.) 2 Voyez l'article SPINOSA, Dictionnaire de Bayle.

substance; et il paraît, par tout son livre, qu'il se fonde sur la méprise de Descartes, que tout est plein. Or il est aussi faux que tout soit plein qu'il est faux que tout soit vide. Il est démontré aujourd'hui que le mouvement est aussi impossible dans le plein absolu, qu'il est impossible que, dans une balance égale, un poids de deux livres enlève un poids de quatre.

Or, si tous les mouvemens exigent absolument des espaces vides, que deviendra la substance unique de Spinosa? comment la substance d'une étoile, entre laquelle et nous est un espace vide si immense, sera-t-elle précisément la substance de notre terre, la substance de moi-même 1, la substance d'une mouche mangée par une araignée?

Je me trompe peut-être; mais je n'ai jamais conçu comment Spinosa, admettant une substance infinie dont la pensée et la matière sont les deux modalités, admettant la substance qu'il appelle Dieu, et dont tout ce que nous voyons est mode ou accident, a pu cependant rejeter les causes finales. Si cet être infini, universel, pense, comment n'aurait-il pas des desseins? s'il a des desseins, comment n'aurait-il pas une volonté? Nous sommes, dit Spinosa, des modes de cet être

1 Ce qui fait que Bayle n'a pas pressé cet argument, c'est qu'il n'était pas instruit des démonstrations de Newton, de Keill, de Gregory, de Halley, que le vide est nécessaire pour le mouvement.

(VOLT.)

absolu, nécessaire, infini. Je dis à Spinosa : Nous voulons, nous avons des desseins, nous qui ne sommes que des modes: donc cet être infini, nécessaire, absolu, ne peut en être privé; donc il a volonté, desseins, puissance.

Je sais bien que plusieurs philosophes, et sur tout Lucrèce, ont nié les causes finales; et je sais que Lucrèce, quoique peu châtié, est un très grand poëte dans ses descriptions et dans sa morale; mais en philosophie, il me paraît, je l'avoue, fort au dessous d'un portier de collége et d'un bedeau de paroisse. Affirmer que ni l'oeil n'est fait pour voir, ni l'oreille pour entendre, ni l'estomac pour digérer, n'est-ce pas là la plus énorme absurdité, la plus révoltante folie qui soit jamais tombée dans l'esprit humain? Tout douteur que je suis, cette démence me paraît évidente, et je le dis.

Pour moi, je ne vois, dans la nature comme dans les arts, que des causes finales; et je crois un pommier fait pour porter des pommes, comme je crois une montre faite pour marquer l'heure.

Je dois avertir ici que si Spinosa dans plusieurs endroits de ses ouvrages se moque des causes finales, il les reconnaît plus expressément que personne dans sa première partie de l'Étre en général et en particulier.

Voici ses paroles:

«

Qu'il me soit permis de m'arrêter ici quelque

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