Page images
PDF
EPUB

Plusieurs écrivains de notre temps ont voulu disculper Diderot du reproche d'athéisme. Les faits qu'ils allèguent à sa décharge ne sont certes pas probants; cependant il semble en résulter qu'on ne doit pas lui prêter les idées et le fanatisme irréligieux de Naigeon, ce monomane d'athéisme qui ne comprenait point qu'on pût être honnête homme et croire en Dieu, et qui, en publiant pour la première fois ou en rééditant les ouvrages de son ami, les a sans scrupule altérés pour les rendre à son gré plus impies. On a écrit que Diderot entrait en fureur au seul nom de Dieu, que le théisme de Voltaire, «< ce cagot de Voltaire, » le jetait dans des accès d'indignation et de colère auxquels il s'abandonnait souvent dans la société. On peut contester la vérité de ces récits. Diderot paraîtrait plutôt avoir été un de ces athées sceptiques dont il a parlé lui-même, qui décideraient volontiers à croix ou à pile la question de savoir s'il y a un Dieu; esprit véritablement fait pour soutenir et combattre successivement les mêmes opinions, au gré de son caprice ou de son enthousiasme du moment.

Ce qui ne saurait être contesté, c'est sa haine violente contre toute religion. Suivant lui, les religions, « systèmes d'opinions bizarres qui n'en imposent qu'aux sots, » n'ont produit que des abus, des ravages, des meurtres, des haines indéracinables, des maux de toute espèce. « Dans aucun siècle et chez aucune nation, les opinions religieuses n'ont servi de base aux mœurs nationales, parce que les religions sont comme les institutions monastiques, des folies qui ne peuvent tenir contre l'impulsion constante de la nature qui nous ramène sous sa loi 3. »

Naturellement la religion du Christ était le principal objet de son horreur. Dans une lettre à son frère le chanoine, du 29 décembre 1760, il appelle le christianisme « un système atroce ». Naigeon nous parle aussi de sa haine et de son mépris pour toutes les religions, spécialement pour la chrétienne qu'il regardait comme la plus absurde et la plus dangereuse des superstitions. Aussi se réjouissait-il des coups qui lui étaient portés :

« Il pleut des bombes dans la maison du Seigneur, écrivait-il à M11 Voland, le 22 novembre 1768; je tremble toujours que quelqu'un de ces téméraires artilleurs-là ne s'en trouve mal. Ce sont des Lettres philosophiques traduites ou supposées traduites de l'anglais de Toland; ce sont des Lettres à Eugénie ; c'est la Contagion sacrée ; c'est l'Examen des Prophéties; c'est la Vie de David ou de l'homme selon le cœur de Dieu; ce sont mille diables déchaînés. Ah! Mme de Blacy, je crains bien que le Fils de l'homme ne soit à la porte; que la venue d'Élie ne soit proche, et que nous ne touchions au règne de l'Antechrist.

1 Voir F. Genin, Revue indépendante, 25 mars, 10 mai, 10 nov. 1846. — Voir aussi Lerminier, De l'influence de la philosophie du dix-huitième siècle sur la législation et la sociabilité du dix-neuvième.

* Voir Pensées phil., XXII.

3 Entretien d'un philosophe avec la maréchale de ***.

Tous les jours quand je me lève, je regarde par ma fenêtre si la grande prostituée de Babylone ne se promène point déjà dans les rues, avec sa grande coupe à la main, et s'il ne se fait aucun des signes prédits dans le firmament. ›

Ce philosophe qui avait commencé sa carrière littéraire par un livre ordurier, les Bijoux indiscrets, et qui la termina par deux productions infâmes, la Religieuse et Jacques le fataliste, n'a pas une meilleure morale que les autres matérialistes. Il avait la manie de parler mœurs, et il a quelquefois exprimé d'assez belles idées sur ce sujet. Mais aussi que d'opinions révoltantes il a soutenues! Que d'outrages à la conscience humaine! Il a insulté toute loi morale, sociale et politique, comme il a insulté toute religion. Il proclame « l'infaillibilité des sens1. » Il tonne « contre le fanatisme de la continence, de la pénitence et de la mortification. » Il s'emporte contre les législateurs qui ont empoisonné l'homme d'une morale contraire à la nature, lui ont fait des entraves de toute espèce, ont embarrassé ses mouvements de mille obstacles. Il proclame qu'il ne faut écouter que la voix de la nature et des passions. Il traite de chimères la retenue et la pudeur, et ne voit dans la fidélité conjugale qu'un entêtement et un supplice. Enfin, à la morale chrétienne il oppose et préfère la morale des sauvages d'O-Taîti, et il abdiquerait volontiers sa qualité d'Européen civilisé, pour se faire naturaliser sauvage3.

Ramener les hommes à la bestialité, de chrétiens en faire des O-Taïtiens et en même temps légitimer et conseiller les plus monstrueuses dépravations des sociétés corrompues, voilà donc le dernier mot de la philosophie du dix-huitième siècle.

Le retentissement de ces doctrines subversives empêcha Diderot de monter aux honneurs littéraires, malgré tous les mouvements que Voltaire et ses amis se donnèrent pour l'y faire parvenir, malgré toutes les intrigues qu'ils employèrent, et les moyens de toute sorte, — même les cajoleries à l'endroit des dévots et des dévotes, même le mensonge et l'hypocrisie, auxquels ils eurent recours sans scrupule3. Le patriarche était « enivré de l'idée de mettre Diderot à l'Académie *. » Le faire arriver à l'Académie française, et puis à l'Académie des

1 Introd, aux grands principes. —- 2 Ibid.

Voir Supplément au voyage de Bougainville, ou Dialogue entre A et B, sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas.

Voir l'entretien de Bordeu et de Me de Lespinasse, à la fin du Rêve d d'Alembert.

5 Voir la lettre à d'Alembert, du 13 août 1760.

Lettre du 24 juill. 1760.

Voir encore la lettre de Voltaire à d'Argental, du 19 juin 1760; la lettre de Voltaire à d'Alembert, du 9 juillet; les lettres de d'Alembert à Voltaire, du 18 juill. et du 3 août.

sciences, lui paraissait un coup essentiel pour venger la philosophie qui avait été insultée par Palissot sur le théâtre, par Le Franc de Pompignan dans un discours académique, par Joly de Fleury dans un réquisitoire.

L'ancienne société catholique et monarchique opposait encore quelque résistance; le roi n'était pas encore tout à fait aveuglé sur les dangers que la secte dominante faisait courir au trône comme à la religion. « Le digne soutien de la philosophie, l'immortel vainqueur du fanatisme1, » fut écarté. Il continua, pour se consoler, de soutenir avec enthousiasme, dans ses livres, et surtout dans ses conversations, l'athéisme et la morale d'O-Taïti. Approchait l'époque où l'une et l'autre allaient triompher au milieu d'une sauvagerie un peu différente, il faut l'avouer, de celle que Jean-Jacques et Diderot avaient regrettée. Après Rousseau, Robespierre; après Diderot, Marat.

Les Vordes2 d'Isle.

Il était à peu près six heures lorsque la chaise est entrée dans l'avenue. J'ai fait arrêter: je suis descendu; je suis allé au-devant d'elle les bras ouverts; elle m'a reçu comme vous savez qu'elle reçoit ceux qu'elle aime de 3 voir; nous avons causé un petit moment d'un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pareil cas. Je vous espérais ce jour-là...... Je le voulais; mais cela n'a pas été possible.... Et cet autre jourlà?... Comment le refuser à un frère, à une sœur qui l'ont demandé? Vous avez eu bien chaud?... Oui, surtout depuis Perthes; car j'avais le soleil au visage... Bien fatigué ?... Un peu... Votre santé me paraît bonne... Je vous trouve le visage meilleur... Et vos affaires? Tout est arrangé... Mais vous avez peut-être besoin d'être seul; venez, je vais vous mener chez vous.

[ocr errors]

[ocr errors]

J'ai donné la main, et l'on m'a conduit dans la chambre du clavecin, où je suis resté un petit moment, après lequel je suis rentré dans le salon, et j'y ai trouvé la chère maman qui travaillait avec mademoiselle Desmarets. Le soleil était tombé; la fin du jour très belle; nous en avons profité. D'abord nous avons parcouru tout le rez-de-chaussée; l'aspect de la maison m'avait plu; j'en dis autant de l'intérieur. Le salon surtout est on ne peut pas mieux. J'aime les boisures, et les boisures simples: celles

1 Lettre de Voltaire à Thiériot, 26 janv. 1770.

• Lieux plantés.

Il est plus correct de dire aimer à.}

Locution espagnole et italienne autrefois fort usitée, et qui s'est conservée dans quelques provinces.

ci le sont. L'air du pays doit être sain, car elles ne m'ont pozi paru endommagées; et puis une porte sur l'avenue, une au sur le jardin et sur les vordes, cela est on ne peut mieux. S. en faut davantage à madame Le Gendre, dans le petit châtean, c'est qu'elle a le goût corrompu et que le faste lui plait. Eh madame! vous qui avez l'âme si sensible et si délicate, que le réci d'un discours honnête, d'une bonne action affecte si délicieusement, jetez vos coussins par les fenêtres, et vous mériterez une bénédiction de plus. Nous avons ensuite parcouru tout ce grand carré qui est à droite, et la grange, et les basses-cours, et li vinée, et le pressoir, et les bergeries, et les écuries. J'ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits, parce que j'en avais, parce qu'ils m'intéressent. Ces patriarches, dont on ne lit jamais l'histoire sans regretter leurs temps et leurs mœurs, n'ont habité que sous les tentes et dans les étables. Il n'y avait pas l'ombre d'un canapé, mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et toute leur contrée fourmillait d'enfants...

Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela me plaisait encore. Je suis un rustre et je m'en fais honneur, mesdames. De là, nous avons fait un tour de jardin que je trouvais petit; cette porte qui est à l'extrémité et en face du salon me trompait, je ne savais pas qu'elle s'ouvrit dans les vordes, et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues; nous avons passé les deux ponts, j'ai encore salué la Marne, ma compatriote et fidèle compagne de voyage. Ces vordes me charment; c'est là que j'habiterais; c'est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j'aimerais bien. Le bel endroit que ces vordes! Quand vous vous les rappelez comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries, et la promenade de votre maussade Palais-Royal. où tous vos arbres sont estropiés en tête de choux, et où l'on étouffe, quoiqu'on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, gâtant tout pour vous donner un peu d'air et d'espace? Que faites-vous? où êtes-vous? Vous feriez bien mieur de venir que de nous appeler. Le sauvage de ces vordes et de tous ces lieux que la nature a plantés est d'un sublime que la main des hommes rend joli quand elle y touche.

(Lettres à Me Voland, à Isle, 23 août 1759.)

1 Tour de jardin forme comme une seule locution composée ; que se rattache donc mal à jardin.

« PreviousContinue »