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sens et appliquée, par voie d'allusion, à un autre objet. C'est ce travail qui crée l'omen avec toutes ses conséquences. << Ainsi, dit Cicéron ', si quelqu'un, pensant à ses affaires et parlant de ce qui l'occupe, dit un mot qui s'applique à ce que vous faites ou à ce que vous pensez, en voilà assez pour vous donner crainte ou confiance. » Les Romains ont donc pu croire qu'il était loisible à l'observateur d'accepter ou de rejeter, et par là, d'annuler cette œuvre de sa propre intelligence. Il lui suffisait pour cela de dire, dans le premier cas: « J'accepte le présage, » ou « le présage me plaît, » et, dans le second: « cela ne me regarde pas 2... »

Cette liberté, si commode dans la pratique, fut même reconnue de droit par les augures romains, pour toute espèce de signes fortuits 3. Seulement, ils demandaient qu'on substituât à une fin de non-recevoir aussi franche un tour plus respectueux. « En voilà assez, dit Pline, pour montrer que l'efficacité des présages est en notre pouvoir et qu'ils n'agissent que suivant la façon dont on les accepte. Du moins, la doctrine augurale enseigne que ni les signes fâcheux, ni les auspices en général, ne comptent pour ceux qui, au moment d'entreprendre quelque chose, déclarent ne pas les avoir observės; et il n'y a pas de trait plus frappant de la complaisance divine *.

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Les dieux se montraient en effet bien débonnaires si l'on en était quitte avec eux pour faire la sourde oreille à leurs avis. La théologie romaine ne se posait même pas les questions que fait naître cette façon sommaire d'éconduire les avertissements désagréables. Elle enseignait évidemment qu'en supprimant le présage, on en supprimait aussi les conséquences; car, si l'avenir avait été considéré comme inévitable, il n'y aurait eu qu'un mince avantage à n'en pas vouloir être instruit. Elle voyait dans l'omen une sorte de

1) Cic. Divin., II, 40.

2) Accipere omen ou improbare, exsecrari, refutare, abominari omen. Cic. Divin., I, 46. Liv. I, 7; V, 55; IX, 14; XXIX, 27. SERV. Æn., V, 530. 3) Auguria oblativa. SERV. En., XII, 259.

4) PLIN. XXVIII, [2], 17.

pari capricieux offert par les dieux, une gageure dont on pouvait décliner ou modifier les conditions, de telle sorte que les dieux se trouvaient liés par la réponse faite à leurs avances et acceptée par eux. On vit souvent des gens d'esprit rétorquer heureusement ou couvrir par un mot de bon augure un omen gros des plus noirs présages et jouer ainsi au plus fin avec les dieux. Rien de plus permis que ces pieuses ruses, car la légende prétendait que Numa lui-même en avait usé dans un colloque avec Jupiter et que le dieu avait fini par en rire. Il y a plus. En vertu de ce système, que nous verrons appliqué officiellement aux auspices, les présages inventés ont la même efficacité que les présages réellement observés, par cela seul qu'ils sont annoncés. Il suffisait de déclarer que les auspices étaient favorables pour qu'ils le fussent en vérité; car les dieux se trouvaient par là engagés vis-à-vis de l'Etat agissant de bonne foi. Ils pouvaient demander compte du dol à celui qui en était l'auteur, mais l'Etat n'en avait pas moins le bénéfice '. De même, l'annonce de mauvais présages (obnuntiatio dirarum) était, par ellemême, un mauvais présage dont il fallait tenir compte, avant toute vérification. Lorsque C. Ateius essaya de retenir par ce moyen Crassus partant pour l'Orient, on le soupçonna d'avoir inventé les dirae pour le besoin de sa cause, mais on n'en crut pas moins que Crassus s'était perdu pour avoir méprisé cet avertissement 2.

Au fond, la superstition latine, peu curieuse de théorie, n'apportait en ceci d'autre logiqe qu'une foi enracinée au pouvoir magique des formules 3. Cette foi, qui se rencontre chez tous les peuples, était plus vivace peut-être en Italie qu'ailleurs, et il en resta quelque chose dans l'attachement des Romains à leurs formules juridiques et liturgiques. De même qu'en prononçant, par exemple, une imprécation, on

1) Liv. X, 40. DION. HAL., II, 6.

2) Cic. Divin., I, 16.

3) Cf. PLIN., XXVIII, [2], 10. Le goût des Italiotes pour les pratiques de la magie avait frappé les Grecs, qui ont placé Circé en Italie et fait descendre de Circé les œkistes de Tusculum, Préneste, Ardéc, Antium, etc.

modifie l'avenir dans un certain sens, en vertu de la puissance inhérente aux paroles employées, de même, avec une formule déclinatoire, on écarte la forme que l'omen tendait à donner à l'avenir. Cette fin de non-recevoir produit le même effet qu'une prière exaucée.

La croyance à l'efficacité intrinsèque des mots explique les précautions infinies par lesquelles les Romains cherchaient à attacher à leurs personnes, à leurs actes et à leurs propriétés, une influence heureuse. Le nom constituait pour un individu un omen persistant qu'il importait de bien choisir. Aussi dit-on que les femmes prenaient volontiers le nom de Gaia Cæcilia, « à titre de présage heureux », parce qu'il avait été porté par la femme de Tarquin l'Ancien. Une tradition affirmait qu'Hercule, ayant à choisir, pour présider à son culte, entre les Potitii et les Pinarii, avait préféré les premiers, à cause de l'omen 2. Les cités, comme les individus, subissaient l'influence de leur nom. Ceux qui entendaient ces finesses avaient découvert que si Rome ne s'appe

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pas Romula, c'est que Romulus n'avait pas voulu attacher à son œuvre un nom à forme diminutive 3. Il paraît que les Romains poussaient le scrupule jusqu'à modifier les noms des villes grecques tombées en leur pouvoir, quand ceux-ci offraient en latin des consonnances de mauvais augure. Maλóeis serait ainsi devenue Beneventum'; 'Eyestz, en Sicile, Segesta". Le nom de 'Emíòzuvos aurait été remplacé par celui d'une localité voisine, Dyrrachium. Dans la conversation, on évitait les mots malheureux au moyen d'équivalents et de périphrases". La divination « domestique (sixoxoTxóv), » des Grecs tenait aussi compte de ces minuties,et Théophraste n'eut pas besoin de venir en Italie pour y copier d'après nature le portrait du

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superstitieux; mais à Rome, le souci des omina se révélait jusque dans les actes publics. Les formules employées par la liturgie et par la science juridique, le texte même des prescriptions légales, portent des traces évidentes du soin avec lequel les rédacteurs ont évité les mots qui, selon l'expression vulgaire, « portent malheur, » et prodigué, au contraire, les euphémismes. Lorsqu'un magistrat prononçait une sentence capitale, il déclarait que le condamné « paraissait s'être aventuré (parum cavisse videri) '. »

L'autorité publique tenait aussi grand compte de la valeur des noms propres. Les magistrats qui procédaient à des levées militaires, au recensement, ou à la fondation d'une colonie, avaient soin d'inscrire en tête des listes des noms de bon augure, comme Valerius, Salvius, Statorius 2. Quand les censeurs affermaient le domaine public, ils commençaient par mettre en adjudication le lac Lucrin « pour cause d'heureux présage (lucrum) 3. » Il en était de même pour l'appel des votes dans les comices, où le nom de la centurie prẻrogative, combiné avec celui du premier citoyen votant, constituait un omen applicable au sujet en délibération *. La règle générale était que « des présages sont attachés d'ordinaire aux débuts 5. » Ce principe, qu'Ovide fait énoncer par Janus, explique du même coup comment Janus, le dieu des commencements, celui dont le nom figurait au début de toutes les invocations, a pu garder un rang si élevé dans une cité qui ne lui avait ni ouvert le Capitole, ni donné de flamine spécial ".

Au cours des cérémonies religieuses, le rituel, tel qu'il avait été réglé par les pontifes, prenait ses précautions contre les paroles de mauvais augure. Non-seulement il les

1) FEST., p. 238, s. v. Parum. Cf. J. FALLATI, Ueber Begriff und Wesen des ræmischen Omens und über dessen Beziehung zum ræmischen Privatrecht. Tübingen, 1836.

2) Cic. Divin. I, 45; II, 40. TAC. Hist., IV, 53.

3) PAUL., p. 121, s. v. Lacus.

4) Voy. l'exemple de l'année 308 av. J.-C. pour les comices curiates. (LIV. IX, 30).

5) OVID. Fast., I, 178.

6) Cic. Nat. Deor., II, VARR. ap. AUGUSTIN. Civ. Dei, VII, 9.

bannissait de ses formules, mais il voulait que l'officiant eût la tête couverte d'un voile et qu'on fit silence autour de lui', afin que nul présage fâcheux ne pût frapper ses oreilles ou ses regards. Au commencement du sacrifice, les hérauts criaient au peuple: Favete linguis 2, et, de peur que quelque imprudence ne fût commise, on couvrait avec le son des flûtes les bruits qui auraient pu compromettre la marche correcte de la cérémonie 3.

La divination ominale a donc reçu, de cette manière, une sorte de consécration officielle: elle a même pénétré dans l'art augural qui, comme nous le verrons plus loin, exigeait, pour la prise des auspices, le silence absolu et reconnaissait la valeur prohibitive des dirae obstrepentes ou bruits accidentels survenus pendant l'auguration. Cependant, elle n'a point pris rang parmi les méthodes divinatoires pratiquées par les augures, en ce sens que les signes fortuits n'ont jamais été considérés par eux que comme des influences perturbatrices et non comme des signes convenus de la volonté divine.

Ni les Romains, ni les Grecs, n'ont essayé d'établir une classification raisonnée des omina. Ils distinguaient sim plement les omina favorables (bona-fausta-accepta-laeta,) et les défavorables (mala-infausta-adversa-obscaena). Il n'est pas facile, en effet, de dégager, dans ces caprice s de l'imagination, le trait caractéristique sur lequel doit reposer une classification naturelle.

L'élément nécessaire de tous les présages fortuits, quel que soit l'objet extérieur ou le prétexte qui les fait naître, est le travail spontané de l'intelligence qui les trouve en détournant le sens des paroles entendues. Il faut donc distinguer deux cas; l'un dans lequel, les paroles entendues n'ayant aucun sens favorable ou défavorable, l'omen est, pour ainsi dire, créé de toutes pièces par l'observateur; l'autre, dans

1) SERV. En., II, 407.

2) CIC. Divin., II, 40. PLIN., XXVIII, [2], 11. PAUL., p. 88, s. v. Faventia. 3) PLIN. Ibid. CIC. Divin., I, 45. Tuscul., IV. 2.

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