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teurs, que le sort était tombé sur Letourle fait est qu'il n'y eut aucun arrangement de cette espèce; il fut seulement convenu que celui sur qui le sort tomberait, recevrait dix mille francs de chacun de ses collègues, ce qui eut effectivement lieu (14). Quelle différence pour le bonheur de la France dans les résultats, si, au lieu de Letourneur, un des triumvirs fût sorti !

Si, après le 18 fructidor, ils ont consenti à cette paix, pour laquelle ils montraient tant de répugnance, et qui eût pu être conclue long-temps auparavant, avec des conditions même plus avantageuses, c'est qu'ainsi que nous l'avons vu, ils espéraient par-là rejeter sur leurs victimes leur odieux projet d'une guerre d'extermination : la proscription de Carnot a donc au moins produit, pour le moment, ce bon effet, la conclusion de la paix, mais dès que leur puissance usurpée a été affermie, ils ont recommencé la guerre avec une nouvelle fureur, mais non plus avec un égal succès.

Tant que Carnot resta au Directoire, il s'opposa de toutes ses forces à une rupture avec les Suisses qu'il regardait, d'après la nature de leur gouvernement, comme les alliés naturels de la France républicaine, particulièrement les cantons démocratiques; leur ancienne alliance avec la France garantissait d'ailleurs ses frontières sur une étendue de quarante lieues, ce qui la dispensait d'y entretenir une armée et des places fortes. Toutes ces considérations s'évanouirent aux yeux passionnés des triumvirs: « O guerre >> impie! s'écrie Carnot, dans laquelle il >> semble que le Directoire ait eu pour objet >> de savoir combien il pouvait immoler à son caprice, de victimes choisies parmi » les hommes libres, les plus pauvres et les plus vertueux; d'égorger la liberté dans >> son berceau, de punir les rochers helvéti» ques pour lui avoir donné le jour. Dignes » émules de Gesler, les triumvirs ont voulu » aussi exterminer la race de Guillaume » Tell. La mort du tyran a été vengée par

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»eux; les chefs des familles démocratiques » lui ont été offerts en expiation; ils sont >> morts en défendant l'entrée de leur petit ter>> ritoire et la violation de leurs foyers; leurs » troupeaux effrayés ont fui dans le désert; » les glaciers ont retenti du cri des orphelins » que la faim dévore; et les sources du » Rhin, du Rhône et de l'Adda, ont porté >> à toutes les mers les larmes des veuves » désolées.

>> Heureusement je ne puis être soupçonné d'avoir pris part à ces actes désho>> norans; si j'avais été au Directoire, ce se>> rait moi qu'un jour on en aurait accusé; >> puissent les suites politiques de ces évé>> nemens n'être jamais fatales à la France! » Ne semblait-il pas prévoir les catastrophes de 1814 et 1815, pour lesquelles les Suisses prêtèrent passage et secours à nos ennemis, lorsque par leur simple neutralité ils eussent pu nous être si utiles?

Bonaparte, quoique partout victorieux, s'était aussi fortement prononcé pour la paix:

les triumvirs n'ignorant pas l'estime et la confiance mutuelle qui existait entre lui et Carnot, qu'ils savaient être en correspondance journalière, travaillèrent sourdement à la détruire; ils avaient cru y avoir réussi lorsque, presqu'à la veille du 18 fructidor, ils interceptèrent une lettre de ce général par laquelle ils purent s'assurer que cette estime et cette confiance étaient plus grandes que jamais; ce dont Bonaparte avait expressément chargé son aide-de-camp Lavalette, alors à Paris, d'assurer Carnot (15).

La part qu'eut Bonaparte au 18 fructidor a rendu long-temps difficile à expliquer cette apparente contradiction de son extrême bienveillance pour Carnot à cette époque et de sa proscription; mais les Mémoires de M. de Las Cases ont enfin donné le mot de l'énigme. L'on y voit effectivement que Bonaparte s'attendait à une toute autre issue de la journée qu'il avait préparée par des adresses à son armée; mais que voyant la tournure que prenaient les affaires, il s'était

opiniâtrément refusé d'envoyer l'argent sur lequel on comptait pour la faire réussir, ce qui, toutefois, ne l'empêcha pas d'avoir lieu. Il s'attira par là de vifs reproches, et il lui fut envoyé un commissaire, le secrétaire de Barras, pour lui demander compte de sa conduite en cette occasion; quoique son premier mouvement eût été de le faire fusiller, il se contenta de le renvoyer avec des explications insignifiantes.

L'on voit percer dans ces Mémoires le projet qu'avait déjà formé Bonaparte de s'emparer du gouvernement, ce qu'il eût commencé à exécuter en faisant marcher quinze mille hommes sur Lyon; mais il est à croire que Carnot étant resté au Directoire, eût pu par sa vigilance, son énergie et ses talens, l'empêcher de mettre ce projet à exécution. Il eut bien moins de difficultés à surmonter à son retour d'Égypte; le Directoire avait fait alors éprouver à la France tous les maux qu'entraîne après soi une inepte et monstrueuse administration.

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