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Ce furent peut-être les hommes qui commencèrent à se relâcher de la décence du costume national, que Charlemagne s'était efforcé de ramener à l'antique simplicité franque. Dans un synode tenu à Reims en 972, Raoul, abbé de Saint-Remi, se plaint de ce que ses moines, serrant leurs tuniques sur les hanches et tendant les fesses, ressemblent par derrière à des courtisanes plutôt qu'à des moines. (Arctatis clunibus, dit Richer au livre III de sa Chronique, et prolensis natibus, potius meretriculis quam monachis tergo assimilentur.) Ces mêmes moines avaient des chausses impudiques (iniqua) d'une largeur démesurée, faites d'un tissu si léger, qu'elles ne cachaient rien (ex staminis subtilitate etiam pudenda intuentibus non protegunt). Dès cette époque, les souliers à la poulaine, à griffe ou à bec, que poursuivirent pendant plus de quatre siècles les anathèmes des papes et les invectives des prédicateurs, étaient déjà en usage. Ces souliers furent toujours considérés, par les casuistes du moyen âge, comme le plus abominable emblème de l'impudicité. On ne voit pas trop, au premier coup d'œil, ce que pouvaient offrir de scandaleux ces souliers, terminés, soit par une griffe de lion, soit par un bec d'aigle, soit par une proue de navire, soit par tout autre appendice en métal. L'excommunication infligée à cette espèce de chaussure avait précédé l'impudente invention de quelques libertins qui portèrent des poulaines en forme de phallus ces poulai

nes phalloïdes furent adoptées également par les femmes, qui ne savaient peut-être pas ce que la mode leur faisait porter au bout de leurs souliers. Cette poulaine, que l'on qualifiait maudite de Dieu (voy. le Glossaire de Ducange, au mot POULAINIA), était également prohibée par les ordonnances des rois. (Voy. les lettres de Charles V, du 17 octobre 4367, relatives aux habillements des femmes de Montpellier.) Cependant les grandes dames et les grands seigneurs ne discontinuèrent pas d'avoir des poulaines, plus honnêtes sans doute que celles qui excitaient si fort l'indignation de l'Église, et qui, suivant l'expression du continuateur de Guillaume de Nangis, semblaient vouloir déplacer les membres humains; ce fut par cette raison, que Charles V, de concert avec le pape d'Avignon Urbain V, défendit l'usage de cette vilaine chaussure. (Quia res erat valde turpis et quasi contra creationem naturalium membrorum circa pedes, quin imo abusus naturæ videbatur. Continuator Nangii, ann. 1365.) La mode tint bon contre les édits royaux, puisque, sous Louis XI, les gens de cour avaient encore des poulaines, d'un quartier de long (c'est-à-dire un quart d'aune); c'est Monstrelet qui nous l'apprend, ou, du moins, son continuateur. Mais ces poulaines, qu'on appelait alors becs de canne, n'affectaient plus des formes obscènes, et se relevaient seulement en demispirale, comme les chaussures chinoises et turques.

Il faut évidemment rattacher aux croisades l'al

tération du costume national en France : les modes de l'Orient furent apportées par les croisés, avec les étoffes de soie de ce pays, et la jeune noblesse française s'effémina, pour ainsi dire, en s'appropriant les habitudes du luxe asiatique. Ce n'étaient plus que draps battus d'or, draps d'écarlate, riche siglaton et samit ouvré (dit la Chanson d'Antioche), fourrures précieuses, broderies et franges, au lieu des gros draps de laine, du camelot de poil de chèvre et du bureau, qui avaient suffi si longtemps à nos ancêtres. Nous avons vu combien ce luxe nouveau fut préjudiciable aux bonnes mœurs. On peut dire avec certitude, que, depuis cette époque surtout, les femmes se laissèrent entraîner à tous les dévergondages de la toilette. C'est à partir du douzième siècle seulement, qu'elles renoncèrent à la simplicité et à la chasteté des vêtements, pour suivre avec passion le culte de la mode, qui devint dès lors une divinité toute française. Voici en quels termes l'historien Robert Gaguin se déchaîne contre ce culte profane, que le démon de la luxure semblait avoir inventé : « Cette nation, dit-il en parlant des Français, journellement livrée à l'orgueil et à la débauche, ne fait que des sottises tantôt les habits qu'elle adopte sont trop larges, tantôt ils sont trop étroits; dans un temps, ils sont trop longs; dans un autre, ils sont trop courts. Toujours avide de nouveautés, elle ne peut conserver, pendant l'espace de dix ans, la même forme de vêtement. » (Compen

dium Roberti Gaguini, lib. VIII, anno 1346.) On dirait que, dans tout le moyen âge, il y eut une sorte de gageure tacite entre les créateurs et les ordonnateurs de la mode, pour déformer le corps de l'homme, par des habits ridicules ou monstrueux (c'est là ce qu'un chroniqueur, Gaufredus Vosiensis, appelle deformitas vestium), et pour ajouter à la créature de Dieu quelques traits empruntés au diable, tel que l'imagination des peintres et des imagiers l'avait créé. Ainsi, nous regardons les poulaines, comme une imitation du pied fourchu qu'on attribuait à Satan et à son infernale famille. De là, sans doute, la colère des ecclésiastiques contre l'audacieuse prétention de ressembler physiquement à l'esprit malin. Ce fut certainement à la même source, que la mode du quatorzième siècle alla chercher les queues et les cornes. Ces cornes, merveilleusement hautes et larges, qui ornaient de chaque côté la coiffure des femmes, du temps de Charles VI, avaient pris une telle dimension, que les portes des salles n'étaient plus assez grandes pour qu'une porteuse de cornes pût y passer de face et sans se baisser. Un prédicateur de la cour fulmina contre les cornes, comme ses prédécesseurs l'avaient fait contre les poulaines : « Après son departement, raconte Juvénal des Ursins dans sa Chronique, les dames relevèrent leurs cornes et feirent comme les limaçons, lesquels, quand ils entendent quelque bruit, retirent et resserrent tout bellement leurs cornes. » Les queues,

aux

quelles les prédicateurs firent aussi la guerre, étaient plus ou moins développées au bas de la robe et à l'extrémité du chaperon. Les queues des robes, qu'Olivier Maillard traite d'inventions diaboliques dans plusieurs de ses sermons, restèrent toutefois en usage à la cour, sous la protection de l'étiquette. Quant aux queues des chaperons, qui tombaient le long du dos des hommes et des femmes et descendaient jusqu'à terre, on les retroussa d'abord sur l'épaule et on les roula ensuite autour du cou, avant de les retrancher tout à fait.

C'était un orgueil satanique, qui avait peut-être mis à la mode les griffes, les queues et les cornes : ce fut probablement un goût dépravé, qui conseilla aux hommes et aux femmes de diminuer ou d'augmenter dans leur habillement les proportions de certaines parties de leur corps. L'origine de ces tromperies du costume accuse, il est vrai, le désir de corriger la nature en ce qu'elle peut avoir de défectueux ou d'imparfait. On a cherché naturellement, à l'aide des prestiges de la toilette, les moyens de cacher les vices de la forme la femme trop maigre a voulu paraître grasse; la femme trop grasse a voulu dissimuler l'excès de son embonpoint. «< Il faut donc se résoudre, dit Marie de Romieu dans son Instruction pour les jeunes dames publiée en 1573, qu'il est besoin remédier aux défaux et imperfections de nature le plus que l'on peut. » Mais il faut bien reconnaître que la plupart de ces exagé

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