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CHAPITRE IV

LE RÉGIME ÉCONOMIQUE

Le régime économique des colonies espagnoles se caractérise par la hâte que mettaient les colons et le gouvernement à se procurer le plus de revenus possible et particulièrement les métaux précieux. Ce système d'exploitation rapace se constate surtout dans l'attitude que prirent les Espagnols à l'égard des populations indigènes. Ils leur imposèrent, sous forme de tribut ou corvée (mita), le travail dans les mines et les plantations; ils organisèrent même au début de véritables chasses aux indigènes pour se procurer à bon marché la main-d'œuvre nécessaire. A Espagnola, Colomb procéda déjà au partage des cultures et des indigènes entre les colons. Bobadilla et Ovando obligèrent les natifs des districts aurifères dans cette île à fournir tous les trimestres une certaine quantité d'or et ceux des districts non-miniers, une partie de leurs récoltes. Ils les placèrent sous la surveillance directe des colons et les contraignirent à un travail presque ininterrompu en établissant le système des repartimientos ou encomiendas, c'est-à-dire en répartissant le sol et les indigènes entre les colons. D'après les instructions royales (1), les naturels auraient dû recevoir un salaire proportionné à leur travail; en réalité, ils furent réduits à la servitude et astreints à un labeur excessif. Il en résulta une mortalité effrayante.

(1) Une ordonnance de 1503 porte que les Indiens doivent être traités comme des hommes libres et non comme des esclaves; le salaire qu'ils toucheront pour leurs corvées doit être fixé par le gouverneur (Documentos ineditos ... de India, t. XXXI, p. 299).

ORGANISATION DU TRAVAIL

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Quelques années suffirent à faire disparaître presque tous les natifs d'Espagnola (1). Ils furent décimés par les maladies résultant en partie du travail épuisant des mines, travail auquel ils n'étaient pas habitués: ils n'avaient jamais recueilli en fait d'or, que ce qu'ils avaient trouvé à ciel ouvert. En 1517, Espagnola ne comptait plus qu'environ 14.000 natifs. Il fallut chercher la main-d'œuvre ailleurs et l'on recourut à toutes sortes de moyens pour attirer dans l'île les indigènes des îles voisines, notamment ceux des îles Bahamas. Les Espagnols firent accroire entre autres à ces populations insulaires qui n'avaient jamais vu de blancs, qu'ils venaient du ciel pour les y conduire auprès de leurs ancêtres. Les malheureux se laissèrent séduire, s'embarquèrent en masse sur les vaisseaux espagnols, furent dès lors traités comme des bêtes de somme et employés aux travaux d'extraction de l'or. Un grand nombre d'entre eux essayèrent de fuir : quelques-uns y réussirent et disparurent dans les montagnes d'Espagnola ou quittèrent l'île à la nage. Ces événements se passaient sous le gouvernement d'Ovando dans le premier quart du XVIe siècle.

Pour suppléer au manque de bras indigènes, Ovando avait reçu dès 1501 l'autorisation d'importer aux Indes des esclaves nègres, nés en pays chrétien (2). Mais il demanda lui-même le retrait de cette autorisation, à la nouvelle que quelques esclaves s'étaient échappés, avaient fui parmi les Indiens et répandaient parmi eux des idées subversives. Isabelle défendit l'importation d'esclaves nègres, mais cette défense fut rapportée après sa mort par Ferdinand (1505); toutefois, ce ne fut que lentement que la main-d'œuvre nègre fut introduite à partir de 1511, des mesures spéciales furent prises pour transporter directement des nègres de Guinée aux Indes (3). Mais le trafic ne se développa

(1) D'après PESCHEL (Zeitalter der Entdeckungen, p. 430), Espagnola aurait eu, à la fin du XVe siècle, une population de 200.000 à 300.000 habitants. Ce chiffre est exagéré. En 1508, l'île ne comptait que 60.000 indigènes et en 1514, 14.000. En 1574, il n'y avait plus que deux villages occupés par les indigènes.

(2) Documentos ineditos, ... de India, t. XXXI, p. 23.

(3) Les grandes Antilles recoururent surtout au travail servile pour leurs plantations. La Jamaïque seule fit exception. Le régime économique de cette île fut essentiellement pastoral, Les vastes savanes divisées en huit, puis en douze hatos, immenses territoires appartenant à des grands d'Espagne, servaient de

que lorsque le gouvernement agit énergiquement pour protéger les indigènes.

Le gouvernement métropolitain avait envoyé dès 1509 des instructions spéciales à Diego Colomb pour conjurer la destruction totale des indigènes : il ne permit la réduction en esclavage que des Caraïbes et des peuplades qui se révolteraient. Mais ces instructions n'étaient pas précises et pouvaient être interprétées de diverses manières. Les colons continuèrent comme par le passé à recruter par tous les moyens les travailleurs indiens et à pratiquer le système du travail forcé. En entrant en relations avec une peuplade indigène qu'ils désiraient asservir, ils procédaient parfois d'une singulière façon. Ils adressaient aux chefs une proclamation où ils les sommaient de se convertir au christianisme avec leurs sujets. En cas de refus, les natifs étaient aussitôt traités en rebelles par les envahisseurs, qui s'assuraient de leurs personnes et de leurs biens (1).

Des règlements publiés en 1511 et 1512, renouvelèrent les prescriptions anciennes d'humanité et de douceur et stipulèrent quelques mesures nouvelles en faveur des Indiens, tout en maintenant le système des encomiendas. Les possesseurs d'encomiendas devaient aménager des huttes pour abriter les indigènes qui viendraient s'installer dans le voisinage des colons. Les Indiens employés dans les mines, resteraient occupés pendant cinq mois et obtiendraient ensuite un congé de quarante jours pour se livrer à la culture de leurs champs. Quant au mode d'alimentation des travailleurs, il était également spécifié, mais d'une manière très insuffisante. Le propriétaire de chaque encomienda pouvait astreindre aux travaux miniers au moins le tiers de la population qui y était installée. Annuellement il ne devait payer à chaque Indien qu'un peso (huit francs). Les mères étaient seules exemptes de certaines obligations. Enfin les règlements prescrivaient pour chaque pâturages à des troupeaux de bœufs et de porcs. L'agriculture fut négligée; le sol produisait cependant le cacao, le gingembre, le piment, la canne à sucre et le tabac. Dans les forêts, on trouvait du bois d'acajou, d'ébène et de cèdre, mais ces richesses restèrent inexploitées.

(1) Il y eut deux sortes d'esclaves : ceux qui avaient été faits prisonniers à la guerre et ceux qui avaient été vendus comme esclaves par les indigènes.

PROJET DE LAS CASAS

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établissement la nomination de deux inspecteurs, mais ceux-ci furent choisis parmi les possesseurs d'encomiendas.

A la suite de l'intervention du supérieur des Dominicains d'Espagnola, le roi soumit la loi à une junte pour la reviser. Cette junte élabora une série de mesures complémentaires qui ne changèrent que bien faiblement l'organisation du travail dans les colonies. Il fut décidé cependant que les femmes mariées ne seraient pas astreintes au travail dans les mines et les cultures et que les enfants au-dessous de quatorze ans ne pouvaient être employés à des ouvrages trop rudes et devaient rester sous la garde de leurs parents. Les Indiennes non mariées travailleraient en compagnie de leurs parents et recevraient en outre de l'argent pour s'acheter des vêtements.

Un colon de Cuba, le père Barthélemy de Las Casas, qui avait d'abord exploité les indigènes, prit parti pour les Dominicains, leurs défenseurs. Il se rendit en Espagne et y plaida leur cause auprès du roi Ferdinand et de ses ministres (1515). Mais Ferdinand, circonvenu par les délégués (procureurs) des créoles et des puissants propriétaires d'esclaves du conseil des Indes, ne put pas se résoudre à intervenir en faveur des Indiens. Il était d'ailleurs affaibli par l'âge et la maladie et mourut en janvier 1516.

Le cardinal Ximénès, qui exerça la régence, chargea ensuite une commission composée de trois membres, dont Las Casas fit partie, de rédiger un projet de loi en faveur des Indiens. L'organisation du travail aurait été réglée de la manière suivante dans les établissements des districts aurifères, un tiers des hommes âgés de vingt à cinquante ans seraient employés au lavage de l'or pendant toute la journée, sauf trois heures de repos ; ils seraient relayés tous les deux mois. Quant aux femmes, on ne pourrait les occuper à un ouvrage quelconque sans leur consentement. Les surveillants seraient indigènes. Outre le travail minier, l'Indien devait fournir annuellement aux chefs des tribus une corvée de quinze jours. Dans les régions éloignées des centres aurifères, les natifs payeraient des redevances sous forme de bétail, de coton, de denrées et d'objets d'alimentation. Chaque établissement entre

tiendrait au moins dix à douze chevaux, cinquante vaches, six à sept cents porcs. Mais les travailleurs des mines recevraient une nourriture préparée par leurs femmes. L'or trouvé serait remis journellement aux directeurs et coulé en barres tous les deux mois un tiers en serait réservé pour le roi ; les deux autres tiers appartiendraient au cacique et aux Indiens, pour payer les frais de l'établissement et pourvoir aux besoins généraux du personnel fabricant et de leurs familles. Cependant les Espagnols concessionnaires des exploitations aurifères ne devraient fournir à la couronne que de un septième à un dixième du métal extrait et pourraient se servir d'esclaves caraïbes.

Si ce projet de las Casas avait été exécuté, il est certain que les rapports entre indigènes et colons se seraient singulièrement améliorés et que, d'autre part, l'extraction des métaux précieux aurait été faite d'une manière plus régulière et plus systématique et n'aurait pas provoqué la mortalité croissante des natifs.

Les hiéronymites, qui furent chargés par le gouvernement d'accommoder les colons au nouveau régime, ne se montrèrent pas à la hauteur de leur tâche et se heurtèrent à une résistance formidable de la part de l'administration locale des colonies. Tout au plus purent-ils créer quelques nouveaux établissements indigènes, mais ils essayèrent en vain d'améliorer la situation des travailleurs. Les centres miniers manquèrent bientôt de bras. Las Casas préconisa alors l'envoi aux Indes de nouveaux colons, surtout des laboureurs, auxquels on accorderait des franchises et certaines faveurs, notamment la permission d'emmener des serviteurs nègres. Il proposa d'importer aux colonies un plus grand nombre d'esclaves nègres qu'auparavant (1), parce qu'il avait été constaté que les nègres résistaient bien mieux au travail que les indigènes, mais il

(1) Jusqu'en 1510, le nombre d'esclaves nègres importés d'Espagne aux Indes fut très resteint. A cette date, le gouvernement en expédia quelques centaines pour les vendre aux colons, et il ordonna aux officiers des Indes de faire travailler des nègres aux mines, les indigènes s'en montrant incapables. Dès lors le roi pratiqua la traite des nègres, à l'exemple des rois de Portugal (SCELLE, La traite négrière aux Indes de Castille, t. I, pp. 125–126).

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