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Il semblait que la nature prît plaisir alors à produire en France les plus grands hommes dans tous les arts, et à rassembler à la cour ce qu'il y avait jamais eu de plus beau et de mieux fait en hommes et en femmes. Le roi l'emportait sur tous ses courtisans par la richesse de sa taille et par la 5 beauté majestueuse de ses traits. Le son de sa voix, noble et touchant, gagnait les coeurs qu'intimidait sa présence. Il avait une démarche qui ne pouvait convenir qu'à lui et à son rang, et qui eût été ridicule en tout autre. L'embarras qu'il inspirait à ceux qui lui parlaient flattait en secret la 10 complaisance avec laquelle il sentait sa supériorité. Ce vieil officier qui se troublait, qui bégayait en lui demandant une grâce, et qui, ne pouvant achever son discours, lui dit : Sire, je ne tremble pas ainsi devant vos ennemis," n'eut pas de peine à obtenir ce qu'il demandait.

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Le goût de la société n'avait pas encore reçu toute sa perfection à la cour. La reine mère, Anne d'Autriche, commençait à aimer la retraite. La reine régnante savait à peine le français, et la bonté faisait son seul mérite. La princesse d'Angleterre, belle sœur du roi, apporta à la cour les agré- 20 ments d'une conversation douce et animée, soutenue bientôt par la lecture des bons ouvrages, et par un goût sûr et délicat. Elle se perfectionna dans la connaissance de la langue, qu'elle écrivait mal encore au temps de son mariage. Elle inspira une émulation d'esprit nouvelle, et introduisit à la 25 cour une politesse et des grâces dont à peine le reste de l'Europe avait l'idée. Madame avait tout l'esprit de Charles II son frère, embelli par les charmes de son sexe, par le don et par le désir de plaire. La cour de Louis XIV respirait une galanterie que la décence rendait plus piquante. Celle 30 qui régnait à la cour de Charles II était plus hardie, et trop de grossièreté en déshonorait les plaisirs.

On fit en 1662 un carrousel vis-à-vis les Tuileries1, dans une vaste enceinte, qui en a retenu le nom de place du Carrousel. Il y eut cinq quadrilles. Le roi était à la tête 35 des Romains; son frère, des Persans; le prince de Condé, des Turcs; le duc d'Enghien, son fils, des Indiens; le duc de Guise, des Américains. Ce duc de Guise était petit-fils

1 Non dans la place Royale, comme le dit l'Histoire de la Hode, sous le nom de la Martinière.

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du Balafré. Il était célèbre dans le monde par l'audace malheureuse avec laquelle il avait entrepris de se rendre maître de Naples. Sa prison, ses duels, ses amours romanesques, ses profusions, ses aventures, le rendaient sin5 gulier en tout. Il semblait être d'un autre siècle. On disait de lui, en le voyant courir avec le grand Condé : Voilà les héros de l'histoire et de la fable.

La reine mère, la reine régnante, la reine d'Angleterre, veuve de Charles Ier, oubliant alors ses malheurs, étaient IO sous un dais à ce spectacle. Le comte de Saulx, fils du duc de Lesdiguières, remporta le prix, et le reçut des mains de la reine mère. Ces fêtes ranimèrent plus que jamais le goût des devises et des emblèmes que les tournois avaient mis autrefois à la mode, et qui avaient subsisté après eux.

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Un antiquaire, nommé d'Ouvrier, imagina dès lors pour
Louis XIV l'emblème d'un soleil dardant ses rayons sur un
globe, avec ces mots: Nec pluribus impar. L'idée était un
peu imitée d'une devise espagnole faite pour Philippe II, et
plus convenable à ce roi qui possédait la plus belle partie
20 du nouveau monde et tant d'États dans l'ancien, qu'à un
jeune roi de France qui ne donnait encore que des espé-
rances. Cette devise eut un succès prodigieux. Les ar-
moiries du roi, les meubles de la couronne, les tapisseries,
les sculptures, en furent ornées. Le roi ne la porta jamais
25 dans ses carrousels. On a reproché injustement à Louis
XIV le faste de cette devise, comme s'il l'avait choisie lui-
même; et elle a été peut-être plus justement critiquée pour
le fond. Le corps ne représente pas ce que la légende
signifie, et cette légende n'a pas un sens assez clair et assez
30 déterminé. Ce qu'on peut expliquer de plusieurs manières
ne mérite d'être expliqué d'aucune. Les devises, ce reste de
l'ancienne chevalerie, peuvent convenir à des fêtes, et ont de
l'agrément quand les allusions sont justes, nouvelles et pi-
quantes. Il vaut mieux n'en point avoir que d'en souffrir
35 de mauvaises et de basses, comme celle de Louis XII;
c'était un porc-épic avec ces paroles: Qui s'y frotte, s'y
pique. Les devises sont, par rapport aux inscriptions, ce
que sont des mascarades en comparaison des cérémonies
augustes.

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La fête de Versailles, en 1664, surpassa celle du carrousel

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par sa singularité, par sa magnificence et les plaisirs de l'esprit qui, se mêlant à la splendeur de ces divertissements, y ajoutaient un goût et des grâces dont aucune fête n'avait encore été embellie. Versailles commençait à être un séjour délicieux, sans approcher de la grandeur dont il fut depuis.

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(1664) Le 5 mai, le roi y vint avec la cour, composée de six cents personnes, qui furent défrayées avec leur suite, aussi bien que tous ceux qui servirent aux apprêts de ces enchantements. Il ne manqua jamais à ces fêtes que des monuments construits exprès pour les donner, tels qu'en 10 élevèrent les Grecs et les Romains: mais la promptitude avec laquelle on construisit des théâtres, des amphithéâtres, des portiques, ornés avec autant de magnificence que de goût, était une merveille qui ajoutait à l'illusion, et qui, diversifiée depuis en mille manières, augmentait encore le charme 15 de ces spectacles.

Il y eut d'abord une espèce de carrousel. Ceux qui devaient courir parurent le premier jour comme dans une revue; ils étaient précédés de hérauts d'armes, de pages, d'écuyers, qui portaient leurs devises et leurs boucliers; et 20 sur ces boucliers étaient écrits en lettres d'or des vers composés par Périgny et par Benserade. Ce dernier surtout avait un talent singulier pour ces pièces galantes, dans lesquelles il faisait toujours des allusions délicates et piquantes aux caractères des personnes, aux personnages de l'antiquité 25 ou de la fable qu'on représentait, et aux passions qui animaient la cour. Le roi représentait Roger: tous les dia

mants de la couronne brillaient sur son habit et sur le cheval qu'il montait. Les reines et trois cents dames, sous des arcs de triomphe, voyaient cette entrée.

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La cavalcade était suivie d'un char doré de dix-huit pieds de haut, de quinze de large, de vingt-quatre de long, représentant le char du Soleil. Les quatre âges, d'or, d'argent, d'airain et de fer, les signes célestes, les Saisons, les Heures, suivaient à pied ce char. Tout était caractérisé. Des ber- 35 gers portaient les pièces de la barrière, qu'on ajustait au son des trompettes, auxquelles succédaient par intervalle les musettes et les violons. Quelques personnages, qui suivaient le char d'Apollon, vinrent d'abord réciter aux reines des vers convenables au lieu, au temps, au roi, et aux dames. 40

VOL. III.

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Les courses finies, et la nuit venue, quatre mille gros flambeaux éclairèrent l'espace où se donnaient les fêtes. Des tables y furent servies par deux cents personnages, qui représentaient les Saisons, les Faunes, les Sylvains, les Dryades, 5 avec des pasteurs, des vendangeurs, des moissonneurs. Pan et Diane avançaient sur une montagne mouvante, et en descendirent pour faire poser sur les tables ce que les campagnes et les forêts produisent de plus délicieux. Derrière les tables, en demi-cercle, s'éleva tout d'un coup un théâtre 10 chargé de concertants. Les arcades qui entouraient la table et le théâtre étaient ornées de cinq cents girandoles vertes et argent, qui portaient des bougies; et une balustrade dorée fermait cette vaste enceinte.

Ces fêtes, si supérieures à celles qu'on invente dans les 15 romans, durèrent sept jours. Le roi remporta quatre fois le prix des jeux, et laissa disputer ensuite aux autres chevaliers les prix qu'il avait gagnés, et qu'il leur abandonnait.

La comédie de la Princesse d'Élide, quoiqu'elle ne soit pas une des meilleures de Molière, fut un des plus agréables 20 ornements de ces jeux, par une infinité d'allégories fines sur les mœurs du temps, et par des à-propos qui font l'agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la postérité. On était encore très-entêté, à la cour, de l'astrologie judiciaire : plusieurs princes pensaient, par une superstition orgueilleuse, 25 que la nature les distinguait jusqu'à écrire leur destinée dans les astres. Le duc de Savoie, Victor-Amédée, père de la duchesse de Bourgogne, eut un astrologue auprès de lui, même après son abdication. Molière osa attaquer cette illusion dans les Amants magnifiques, joués dans une autre 30 fête en 1670.

On y voit aussi un fou de cour, ainsi que dans la Princesse d'Elide. Ces misérables étaient encore fort à la mode. C'était un reste de barbarie, qui a duré plus longtemps en Allemagne qu'ailleurs. Le besoin des amusements, 35 l'impuissance de s'en procurer d'agréables et d'honnêtes dans les temps d'ignorance et de mauvais goût, avaient fait imaginer ce triste plaisir, qui dégrade l'esprit humain. fou qui était alors auprès de Louis XIV avait appartenu au prince de Condé : il s'appelait l'Angeli. Le comte de 40 Gramont disait que de tous les fous qui avaient suivi

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monsieur le Prince, il n'y avait que l'Angeli qui eût fait fortune. Ce bouffon ne manquait pas d'esprit. C'est lui qui dit qu'il n'allait pas au sermon, parce qu'il n'aimait pas le brailler, et qu'il n'entendait pas le raisonner.

(1664) La farce du Mariage forcé fut aussi jouée à cette 5 fête. Mais ce qu'il y eut de véritablement admirable, ce fut la première représentation des trois premiers actes du Tartufe. Le roi voulut voir ce chef-d'œuvre avant même qu'il fût achevé. Il le protégea depuis contre les faux dévots, qui voulurent intéresser la terre et le ciel pour le 10 supprimer; et il subsistera, comme on l'a déjà dit ailleurs, tant qu'il y aura en France du goût et des hypocrites.

La plupart de ces solennités brillantes ne sont souvent que pour les yeux et les oreilles. Ce qui n'est que pompe et magnificence passe en un jour; mais quand des chefs- 15 d'œuvre de l'art, comme le Tartufe, font l'ornement de ces fêtes, elles laissent après elles une éternelle mémoire.

On se souvient encore de plusieurs traits de ces allégories de Benserade, qui ornaient les ballets de ce temps-là. Je ne citerai que ces vers pour le roi représentant le Soleil :

Je doute qu'on le prenne avec vous sur le ton
De Daphné ni de Phaeton,

Lui trop ambitieux, elle trop inhumaine.

Il n'est point là de piége où vous puissiez donner :

Le moyen de s'imaginer

Qu'une femme vous fuie, et qu'un homme vous mène?

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La principale gloire de ces amusements, qui perfectionnaient en France le goût, la politesse et les talents, venait de ce qu'ils ne dérobaient rien aux travaux continuels du monarque. Sans ces travaux il n'aurait su que tenir une 30 cour, il n'aurait pas su régner; et si les plaisirs magnifiques de cette cour avaient insulté à la misère du peuple, ils n'eussent été qu'odieux: mais le même homme qui avait donné ces fêtes avait donné du pain au peuple dans la disette de 1662. Il avait fait venir des grains, que les 35 riches achetèrent à vil prix, et dont il fit des dons aux pauvres familles à la porte du Louvre; il avait remis au peuple trois millions de tailles; nulle partie de l'administration intérieure n'était négligée; son gouvernement était respecté au dehors. Le roi d'Espagne, obligé de lui céder 40

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