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LE SIÈCLE DE LOUIS XIV.

CHAPITRE XXV.

PARTICULARITÉS ET ANECDOTES DU RÈGNE DE LOUIS XIV.

LES anecdotes sont un champ resserré où l'on glane après la vaste moisson de l'histoire; ce sont de petits détails long- 5 temps cachés, et de là vient le nom d'anecdotes; ils intéressent le public quand ils concernent des personnages illustres.

Les Vies des grands hommes, dans Plutarque, sont un recueil d'anecdotes plus agréables que certaines : comment aurait-il eu des mémoires fidèles de la vie privée de Thésée 10 et de Lycurgue? Il y a dans la plupart des maximes qu'il met dans la bouche de ses héros plus d'utilité de morale que de vérité historique.

L'Histoire secrète de Justinien par Procope est une satire dictée par la vengeance; et quoique la vengeance puisse 15 dire la vérité, cette satire, qui contredit l'histoire publique de Procope, ne paraît pas toujours vraie.

Il n'est pas permis aujourd'hui d'imiter Plutarque, encore moins Procope. Nous n'admettons pour vérités historiques que celles qui sont garanties. Quand des contemporains, 20 comme le cardinal de Retz et le duc de la Rochefoucauld, ennemis l'un de l'autre, confirment le même fait dans leurs Mémoires, ce fait est indubitable; quand ils se contredisent, il faut douter: ce qui n'est point vraisemblable ne doit point être cru, à moins que plusieurs contemporains dignes de foi 25 ne déposent unanimement.

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Les anecdotes les plus utiles et les plus précieuses sont les écrits secrets que laissent les grands princes, quand la candeur de leur âme se manifeste dans ces monuments; telles sont celles que je rapporte de Louis XIV.

5 Les détails domestiques amusent seulement la curiosité; les faiblesses qu'on met au grand jour ne plaisent qu'à la malignité, à moins que ces mêmes faiblesses n'instruisent, ou par les malheurs qui les ont suivies, ou par les vertus qui les ont réparées.

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Les Mémoires secrets des contemporains sont suspects de partialité; ceux qui écrivent une ou deux générations après doivent user de la plus grande circonspection, écarter le frivole, réduire l'exagéré, et combattre la satire.

Louis XIV mit dans sa cour, comme dans son règne, 15 tant d'éclat et de magnificence, que les moindres détails de sa vie semblent intéresser la postérité, ainsi qu'ils étaient l'objet de la curiosité de toutes les cours de l'Europe et de tous les contemporains. La splendeur de son gouvernement s'est répandue sur ses moindres actions. On est plus avide, 20 surtout en France, de savoir les particularités de sa cour que les révolutions de quelques autres États. Tel est l'effet de la grande réputation. On aime mieux apprendre ce qui se passait dans le cabinet et dans la cour d'Auguste, que le détail des conquêtes d'Attila ou de Tamerlan.

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Louis XIV ne régnait pas encore quand ses amusements occupaient l'oisiveté où le cardinal Mazarin, qui gouvernait despotiquement, le laissait languir. L'attachement seul pour Marie Mancini fut une affaire importante, parce qu'il l'aima assez pour être tenté de l'épouser, et fut assez maître de lui30 même pour s'en séparer. Cette victoire qu'il remporta sur sa passion commença à faire connaître qu'il était né avec une grande âme. Il en remporta une plus forte et plus difficile en laissant le cardinal Mazarin maître absolu. La reconnaissance l'empêcha de secouer le joug qui commençait 35 à lui peser. Cétait une anecdote très-connue à la cour, qu'il avait dit, après la mort du cardinal: "Je ne sais pas ce que j'aurais fait, s'il avait vécu plus longtemps'."

1 Cette anecdote est accréditée par les Mémoires de la Porte, page 255 et suivantes. On y voit que le roi avait de l'aversion pour le cardi40 nal; que ce ministre, son parrain et surintendant de son éducation,

Il s'occupait à lire des livres d'agrément dans ce loisir; il lisait surtout avec la connétable Colonne, qui avait de l'esprit ainsi que toutes ses sœurs. Il se plaisait aux vers et aux romans, qui, en peignant la galanterie et la grandeur, flattaient en secret son caractère. Il lisait les tragédies de 5 Corneille, et se formait le goût, qui n'est que la suite d'un sens droit, et le sentiment prompt d'un esprit bien fait. La conversation de sa mère et des dames de sa cour ne contribua pas peu à lui faire goûter cette fleur d'esprit, et à le former à cette politesse singulière, qui commençaient dès 10 lors à caractériser la cour. Anne d'Autriche y avait apporté une certaine galanterie noble et fière qui tenait du génie espagnol de ces temps-là, et y avait joint les grâces, la douceur et une liberté décente, qui n'étaient qu'en France. Le roi fit plus de progrès dans cette école d'agréments depuis 15 dix-huit ans jusqu'à vingt, qu'il n'en avait fait dans les sciences sous son précepteur, l'abbé de Beaumont, depuis archevêque de Paris. On ne lui avait presque rien appris. Il eut été à désirer qu'au moins on l'eût instruit de l'histoire, et surtout de l'histoire moderne; mais ce qu'on en avait 20 alors était trop mal écrit. Il était triste qu'on n'eût encore réussi que dans les romans inutiles, et que ce qui était nécessaire fût rebutant. On fit imprimer sous son nom une Traduction des Commentaires de César, et une de Florus sous le nom de son frère: mais ces princes n'y eurent d'autre 25 part que celle d'avoir eu inutilement pour leurs thèmes quelques endroits de ces auteurs.

Celui qui présidait à l'éducation du roi, sous le premier maréchal de Villeroi, son gouverneur, était tel qu'il le fallait, savant et aimable: mais les guerres civiles nuisirent à cette 30 éducation, et le cardinal Mazarin souffrait volontiers qu'on donnât au roi peu de lumières. Lorsqu'il s'attacha à Marie Mancini, il apprit aisément l'italien pour elle; et, dans le temps de son mariage, il s'appliqua à l'espagnol moins heureusement. L'étude qu'il avait trop négligée avec ses 35 précepteurs, au sortir de l'enfance, une timidité qui venait l'avait très-mal élevé, et qu'il le laissa souvent manquer du nécessaire. Il ajoute même des accusations beaucoup plus graves, et qui rendraient la mémoire du cardinal bien infâme; mais elles ne paraissent pas prouvées, et toute accusation doit l'être.

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de la crainte de se compromettre, et l'ignorance où le tenait le cardinal Mazarin, firent penser à toute la cour qu'il serait toujours gouverné comme Louis XIII, son père.

Il n'y eut qu'une occasion où ceux qui savent juger de 5 loin prévirent ce qu'il devait être : ce fut lorsqu'en 1655, après l'extinction des guerres civiles, après sa première campagne et son sacre, le parlement voulut encore s'assembler au sujet de quelques édits. Le roi partit de Vincennes, en habit de chasse, suivi de toute sa cour; entra au parlement 10 en grosses bottes, le fouet à la main, et prononça ces propres mots: "On sait les malheurs qu'ont produits vos assemblées : j'ordonne qu'on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir des assemblées, et à pas un de vous de les de15 mander'."

Sa taille déjà majestueuse, la noblesse de ses traits, le ton et l'air de maître dont il parla, imposèrent plus que l'autorité de son rang, qu'on avait jusque-là peu respectée. Mais ces prémices de sa grandeur semblèrent se perdre le 20 moment d'après; et les fruits n'en parurent qu'après la mort du cardinal.

La cour, depuis le retour triomphant de Mazarin, s'occupait de jeu, de ballets, de la comédie, qui, à peine née en France, n'était pas encore un art, et de la tragédie, qui était 25 devenue un art sublime entre les mains de Pierre Corneille. Un curé de Saint-Germain l'Auxerrois, qui penchait vers les idées rigoureuses des jansénistes, avait écrit souvent à la reine contre ces spectacles dès les premières années de la régence. Il prétendit que l'on était damné pour y assister; 30 il fit même signer cet anathème par sept docteurs de Sorbonne mais l'abbé de Beaumont, précepteur du roi, se munit de plus d'approbations de docteurs, que le rigoureux curé n'avait apporté de condamnations. Il calma ainsi les

1 Ces paroles, fidèlement recueillies, sont dans les Mémoires authen35 tiques de ce temps-là: il n'est permis ni de les omettre, ni d'y rien changer dans aucune histoire de France.

L'auteur des Mémoires de Maintenon s'avise de dire au hasard dans sa note: Son discours ne fut pas tout à fait si beau, et ses yeux en dirent plus que sa bouche. Où a-t-il pris que le discours de Louis XIV ne fut 40 pas tout à fait si beau, puisque ce furent là ses propres paroles? Il ne fut ni plus ni moins beau: il fut tel qu'on le rapporte.

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