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maître des requêtes qui les rendait apostillés; ils furent dans la suite renvoyés aux bureaux des ministres. Les projets étaient examinés dans le conseil quand ils méritaient de l'être; et leurs auteurs furent admis plus d'une fois à discuter leurs propositions avec les ministres, en présence 5 du roi. Ainsi on vit entre le trône et la nation une correspondance qui subsista, malgré le pouvoir absolu.

Louis XIV se forma et s'accoutuma lui-même au travail; et ce travail était d'autant plus pénible qu'il était nouveau pour lui, et que la séduction des plaisirs pouvait aisément 10 le distraire. Il écrivit les premières dépêches à ses ambassadeurs. Les lettres les plus importantes furent souvent depuis minutées de sa main; et il n'y en eut aucune écrite en son nom qu'il ne se fît lire.

À peine Colbert, après la chute de Foucquet, eut-il ré- 15 tabli l'ordre dans les finances, que le roi remit aux peuples tout ce qui était dû d'impôts depuis 1647 jusqu'en 1656, et surtout trois millions de tailles. On abolit pour cinq cent mille écus par an de droits onéreux. Ainsi l'abbé de Choisy paraît ou bien mal instruit, ou bien injuste, quand 20 il dit qu'on ne diminua point la recette. Il est certain qu'elle fut diminuée par ces remises, et augmentée par le bon ordre.

Les soins du premier président de Bellièvre, aidés des libéralités de la duchesse d'Aiguillon, de plusieurs citoyens, 25 avaient établi l'hôpital général. Le roi l'augmenta, et en fit élever dans toutes les villes principales du royaume.

Les grands chemins, jusqu'alors impraticables, ne furent plus négligés, et peu à peu devinrent ce qu'ils sont aujourd'hui sous Louis XV, l'admiration des étrangers. De 30 quelque côté qu'on sorte de Paris, on voyage à présent environ cinquante à soixante lieues, à quelques endroits près, dans des allées fermes, bordées d'arbres. Les chemins construits par les anciens Romains étaient plus durables, mais non pas si spacieux et si beaux.

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Le génie de Colbert se tourna principalement vers le commerce, qui était faiblement cultivé, et dont les grands principes n'étaient pas connus. Les Anglais, et encore plus les Hollandais, faisaient par leurs vaisseaux presque tout le commerce de la France. Les Hollandais surtout char- 40

VOL. III.

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geaient dans nos ports nos denrées, et les distribuaient dans l'Europe. Le roi commença dès 1662 à exempter ses sujets d'une imposition nommée le droit de fret, que payaient tous les vaisseaux étrangers; et il donna aux Français toutes 5 les facilités de transporter eux-mêmes leurs marchandises à moins de frais. Alors le commerce maritime naquit. Le conseil de commerce, qui subsiste aujourd'hui, fut établi ; et le roi y présidait tous les quinze jours.

Les ports de Dunkerque et de Marseille furent déclarés 10 francs; et bientôt cet avantage attira le commerce du Levant à Marseille, et celui du Nord à Dunkerque.

On forma une compagnie des Indes occidentales en 1664, et celle des grandes Indes fut établie la même année. Avant ce temps il fallait que le luxe de la France fût tribu15 taire de l'industrie hollandaise. Les partisans de l'ancienne économie timide, ignorante et resserrée, déclamèrent en vain contre un commerce dans lequel on échange sans cesse de l'argent qui ne périrait pas, contre des effets qui se consomment. Ils ne faisaient pas réflexion que ces mar20 chandises de l'Inde, devenues nécessaires, auraient été payées plus chèrement à l'étranger. Il est vrai qu'on porte aux Indes orientales plus d'espèces qu'on n'en retire, et que par là l'Europe s'appauvrit. Mais ces espèces viennent du Pérou et du Mexique; elles sont le prix de nos denrées 25 portées à Cadix; et il reste plus de cet argent en France que les Indes orientales n'en absorbent.

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Le roi donna plus de six millions de notre monnaie d'aujourd'hui à la compagnie. Il invita les personnes riches à s'y intéresser. Les reines, les princes et toute la cour fournirent deux millions numéraires de ce temps-là. Les cours supérieures donnèrent douze cent mille livres ; les financiers, deux millions; le corps des marchands, six cent cinquante mille livres. Toute la nation secondait son maître.

Cette compagnie a toujours subsisté. Car encore que les Hollandais eussent pris Pondichéry en 1694, et que le commerce des Indes languît depuis ce temps, il reprit une force nouvelle sous la régence du duc d'Orléans. Pondichéry devint alors la rivale de Batavia; et cette com40 pagnie des Indes, fondée avec des peines extrêmes par le

grand Colbert, reproduite de nos jours par des secousses singulières, fut pendant quelques années une des plus grandes ressources du royaume. Le roi forma encore une compagnie du Nord en 1669: il y mit des fonds comme dans celle des Indes. Il parut bien alors que le commerce 5 ne déroge pas, puisque les plus grandes maisons s'intéressaient à ces établissements, à l'exemple du monarque.

La compagnie des Indes occidentales ne fut pas moins encouragée que les autres: le roi fournit le dixième de tous les fonds.

Il donna trente francs par tonneau d'exportation, et quarante d'importation. Tous ceux qui firent construire des vaisseaux dans les ports du royaume reçurent cinq livres pour chaque tonneau que leur navire pouvait contenir.

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On ne peut encore trop s'étonner que l'abbé de Choisy 15 ait censuré ces établissements dans ses Mémoires, qu'il faut lire avec défiance'. Nous sentons aujourd'hui tout ce que le ministre Colbert fit pour le bien du royaume; mais alors on ne le sentait pas : il travaillait pour des ingrats. On lui sut à Paris beaucoup plus mauvais gré de la suppression de 20 quelques rentes sur l'hôtel de ville acquises à vil prix depuis 1656, et du décri où tombèrent les billets de l'épargne prodigués sous le précédent ministère, qu'on ne fut sensible au bien général qu'il faisait. Il y avait plus de bourgeois que de citoyens. Peu de personnes portaient leurs vues 25 sur l'avantage public. On sait combien l'intérêt particulier fascine les yeux et rétrécit l'esprit ; je ne dis pas seulement l'intérêt d'un commerçant, mais d'une compagnie, mais d'une ville. La réponse grossière d'un marchand, nommé Hazon, qui, consulté par ce ministre, lui dit: Vous avez 30 trouvé la voiture renversée d'un côté, et vous l'avez renversée de l'autre, était encore citée avec complaisance dans ma

1 L'abbé Castel de Saint-Pierre s'exprime ainsi, page 105, de son manuscrit intitulé Annales politiques: Colbert, grand travailleur, en négligeant les compagnies de commerce maritime pour avoir plus de soin 35 des sciences curieuses et des beaux-arts, prit l'ombre pour le corps. Mais Colbert fut si loin de négliger le commerce maritime, que ce fut lui seul qui l'établit: jamais ministre ne prit moins l'ombre pour le corps. C'est contredire une vérité reconnue de toute la France et de l'Europe.

Cette note a été écrite au mois d'auguste 1756.

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jeunesse; et cette anecdote se retrouve dans Moréri. Il a fallu que l'esprit philosophique, introduit fort tard en France, ait réformé les préjugés du peuple, pour qu'on rendît enfin une justice entière à la mémoire de ce grand 5 homme. Il avait la même exactitude que le duc de Sully, et des vues beaucoup plus étendues. L'un ne savait que ménager, l'autre savait faire de grands établissements. Sully, depuis la paix de Vervins, n'eut d'autre embarras que celui de maintenir une économie exacte et sévère; et il 10 fallut que Colbert trouvât des ressources promptes et immenses pour la guerre de 1667 et pour celle de 1672. Henri IV secondait l'économie de Sully: les magnificences de Louis XIV contrarièrent toujours le système de Colbert.

Cependant presque tout fut réparé ou créé de son 15 temps. La réduction de l'intérêt au denier vingt des emprunts du roi et des particuliers fut la preuve sensible, en 1665, d'une abondante circulation. Il voulait enrichir la France et la peupler. Les mariages dans les campagnes furent encouragés, par une exemption de tailles pendant 20 cinq années, pour ceux qui s'établiraient à l'âge de vingt ans; et tout père de famille qui avait dix enfants était exempt pour toute sa vie, parce qu'il donnait plus à l'État par le travail de ses enfants qu'il n'eût pu donner en payant la taille. Ce règlement aurait dû demeurer à jamais sans 25 atteinte.

Depuis l'an 1663 jusqu'en 1672, chaque année de ce ministère fut marquée par l'établissement de quelque manufacture. Les draps fins qu'on tirait auparavant d'Angleterre, de Hollande, furent fabriqués dans Abbeville. Le roi 30 avançait au manufacturier deux mille livres par chaque métier battant, outre des gratifications considérables. On compta, dans l'année 1669, quarante-quatre mille deux cents métiers en laine dans le royaume. Les manufactures de soie perfectionnées produisirent un commerce de plus 35 de cinquante millions de ce temps-là; et non-seulement l'avantage qu'on en tirait était beaucoup au-dessus de l'achat des soies nécessaires, mais la culture des mûriers mit les fabricants en état de se passer des soies étrangères pour la trame des étoffes.

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On commença dès 1666 à faire d'aussi belles glaces

qu'à Venise, qui en avait toujours fourni toute l'Europe; et bientôt on en fit dont la grandeur et la beauté n'ont pu jamais être imitées ailleurs. Les tapis de Turquie et de Perse furent surpassés à la Savonnerie. Les tapisseries de Flandre cédèrent à celles des Gobelins. Le vaste enclos 5 des Gobelins était rempli alors de plus de huit cents ouvriers; il y en avait trois cents qu'on y logeait les meilleurs peintres dirigeaient l'ouvrage, ou sur leurs propres dessins, ou sur ceux des anciens maîtres d'Italie. C'est dans cette enceinte des Gobelins qu'on fabriquait encore 10 des ouvrages de rapport, espèce de mosaïque admirable; et l'art de la marqueterie fut poussé à sa perfection.

Outre cette belle manufacture de tapisseries aux Gobelins, on en établit une autre à Beauvais. Le premier manufacturier eut six cents ouvriers dans cette ville; et le roi lui 15 fit présent de soixante mille livres.

Seize cents filles furent occupées aux ouvrages de dentelles on fit venir trente principales ouvrières de Venise, et deux cents de Flandre; et on leur donna trente-six mille livres pour les encourager.

Les fabriques des draps de Sedan, celles des tapisseries d'Aubusson, dégénérées et tombées, furent rétablies. Les riches étoffes, où la soie se mêle avec l'or et l'argent, se fabriquèrent à Lyon, à Tours, avec une industrie nouvelle.

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On sait que le ministère acheta en Angleterre le secret 25 de cette machine ingénieuse avec laquelle on fait les bas dix fois plus promptement qu'à l'aiguille. Le fer-blanc, l'acier, la belle faïence, les cuirs maroquinés, qu'on avait toujours fait venir de loin, furent travaillés en France. Mais des calvinistes, qui avaient le secret du fer-blanc et de 30 l'acier, emportèrent en 1686 ce secret avec eux, et firent partager cet avantage et beaucoup d'autres à des nations étrangères.

Le roi achetait tous les ans pour environ huit cent mille de nos livres de tous les ouvrages de goût qu'on fabriquait 35 dans son royaume, et il en faisait des présents.

Il s'en fallait beaucoup que la ville de Paris fût ce qu'elle est aujourd'hui. Il n'y avait ni clarté, ni sûreté, ni propreté. Il fallut pourvoir à ce nettoiement continuel des rues, à cette illumination que cinq mille fanaux forment 40

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