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LE DOCTEUR. Les autres sont perdus...(Il se relève). Toujours ces terribles coups de baïonnette. (S'approchant d'un autre tas.) Allons...approchez...(Il regarde.) Ah! la mitraille a donné dans ce coin... En voilà deux coupés par le milieu...Ceux-là n'ont plus besoin de remèdes...Ils 5 sont guéris de tout...Approchez donc, imbéciles... Hé! voyons, aidez-moi. [On l'aide à soulever un blessé.]

LE BLESSÉ, se ranimant. De l'eau...Un verre d'eau ! LE DOCTEUR. Ah! bon...il parle...qu'on le mette sur la civière.

[Les soldats obéissent. HATTOUINE, pendant cette scène, a regardé, immobile.]

HAT. L'ouvrage ne manque pas aujourd'hui, coupeur de jambes?

ΙΟ

LE DOCTEUR, se relevant, étonné. Hé! c'est toi, ma- 15 touchka... Qu'est-ce que tu fais donc là? Tu devrais être en route depuis longtemps !

HAT. J'attends le régiment de Rymnik.

LE DOCTEUR. Ah! bon...(Il prend une prise.) C'est égal, tu ferais mieux de t'en aller tout de suite...(Se baissant 20 et regardant.) Encore de la mitraille !...

HAT. Mais toi, tu restes bien !

LE DOCTEUR. Moi, je suis forcé de faire mon état... (Aux aides.) "Enlevez ces deux-là." (4 HATTOUINE.) de relever les blessés...et de les remettre à l'ennemi.

HAT. On abandonne les blessés ?...

LE DOCTEUR. Eh! que veux-tu ? Les voitures et les chevaux manquent. Il a déjà fallu démonter les Cosaques pour l'artillerie...Souworow veut emmener ses canons !

HAT. Mais si les républicains te retiennent?

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LE DOCTEUR. Eh bien...ils me retiendront...A la guerre comme à la guerre ! Ces républicains sont des hommes. Je leur parlerai de Brutus, d'Horatius Coclès... nous finirons par nous entendre... Ils m'emmèneront à Paris...Tu sais que nous devions aller à Paris, matouchka... 35 (Prenant la torche et l'élevant;—à l'un de ses aides :) Hé! Litow, faites avancer toutes les civières.

LITOW. Oui, major. [Il sort par la gauche.] LE DOCTEUR, la torche haute, regardant à droite. Quel massacre !... La rue est encombrée jusqu'au bout...Oui... 40

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ΙΟ

oui...nous allons en avoir de l'ouvrage; c'est pire qu'à Praga !...

[En ce moment, on voit arriver une pièce de canon attelée de quatre chevaux; elle est arrêtée par les décombres, et l'on entend les cris:-Hue!...hue!...-les coups de fouet et les jurements des conducteurs. Puis arrive un colonel d'artillerie au galop. Le docteur, ses aides et HATTOUINE se retournent. IVANOWNA lève la tête et regarde.]

SCÈNE V.

LES PRÉCÉDENTS, LE COLONEL, ARTILLEURS A
CHEVAL.

LE COLONEL, d'un ton rude. Place!...faites place!... [Les aides se rangent.] LE DOCTEUR. Vous allez passer dans cette rue avec les 15 canons, colonel?

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LE COLONEL, s'arrêtant. Oui...Pourquoi?

LE DOCTEUR. Elle est encombrée de blessés. (Levant la torche.) Regardez !...

[On entend à gauche des cris:-Hé! là-bas!...avancez donc!...hue !-et tous les bruits d'un convoi arrêté brusquement.]

LE COLONEL, regardant.-Avec hésitation. Les ordres du feld-maréchal sont positifs...sauver les canons à tout prix !

LE DOCTEUR, abaissant la torche. Mais, colonel, ces blessés sont des Russes !... Le feld-maréchal ne savait pas... UN DRAGON, entrant au galop, le sabre à la main. feld-maréchal! Le feld-maréchal !

SOUWOROW, à la cantonade.

Le

[Il passe.]

En avant!...En avant!...

SCÈNE VI.

LES PRÉCÉDENTS, SOUWOROW ET SON ÉTAT-MAJOR, puis UN AIDE DE CAMP.

SOUWOROW, entrant au galop, à la tête de son état-major.D'une voix irritée. Pourquoi les canons ne passent-ils 35 pas?... J'ai donné des ordres... (Apercevant le colonel:) Colo

nel !...

LE COLONEL, trouble. Feld-maréchal, la rue est remplie de blessés russes...

Sou., au docteur. Pourquoi ne les a-t-on pas relevés ?... LE DOCTEUR. Nous avons fait notre possible, feld-maréchal...Nous ne savions pas que la retraite...

Sou., l'interrompant. Y a-t-il un autre chemin ? LE COLONEL. Non, feld-maréchal, les autres rues sont trop étroites, et d'ailleurs remplies de décombres ! Sou., avec une fureur concentrée. de canons à l'ennemi!...(Au docteur.) temps pour relever ces blessés ?...

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Je ne veux pas laisser
Combien faut-il de 10

LE DOCTEUR. Une bonne heure, feld-maréchal, en y mettant beaucoup de monde.

Sou., à un de ses officiers. Faites avancer deux compagnies... Qu'on s'y mette tout de suite.

[Un aide de camp entre au galop.] L'AIDE DE CAMP, s'arrêtant près de SOUWOROW, le chapeau à la main. Feld-maréchal, une colonne ennemie est en route pour nous couper la retraite.

Sou., d'un ton furieux. Qui vous envoie?... L'AIDE DE САМР. Le général Bagration...Voici ma dépêche !...

[Il lui remet une dépêche. WOROW lit.]

Le docteur lève la torche; Sou

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UN BLESSÉ, se soulevant. Vive Souworow! [Il retombe.] 25 SOU., froissant la dépêche. Oh! ce Molitor!...(Il jette un regard terrible autour de lui, puis il enfonce ses éperons dans le ventre de son cheval, et part en criant:) Sauvez les

canons !...

[Son état-major le suit. Les conducteurs d'artillerie 30 fouettent leurs chevaux; les pièces défilent au grand galop, et s'engouffrent dans la rue, à droite, où s'élèvent les cris épouvantables des blessés qu'elles écrasent. HATTOUINE et IVANOWNA se couvrent in tête pour ne pas entendre; le docteur lève les mains au ciel.]

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NEUVIÈME TABLEAU.

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LA RETRAITE DE SOUWOROW.

Le sentier de Panix, entre le Wichlerstock et le Vorab; il côtoie les précipices du Rinkenkopf, à la cime des airs. A gauche, un angle de ce sentier, en corniche sur l'abîme; il est couvert de glace. A droite, au fond, le vide bleuâtre : et, plus loin, au delà de la vallée de la Sernft, d'autres cimes neigeuses qui montent à perte de vue. Une file de soldats russes passent en silence. Ils semblent harassés et se traînent avec peine; la plupart ont abandonné leur sac, et quelques-uns leurs armes.

SCÈNE I.

SOLDATS, UN VIEUX SERGENT.

LE SERGENT, derrière. Avancez ! Avancez !
UN SOLDAT. Qu'on nous laisse respirer un peu.
LE SERGENT. Non, non...Les canons arrivent !
UN SOLDAT, se couchant. Moi, j'aime mieux rester ici.
LE SERGENT. Fais ce que tu voudras.

UN AUTRE, glissant. Ah! mon Dieu !...

LE SERGENT, en passant.

[Il disparaît dans l'abîme.] Encore un de moins !...

[Arrivent aussitôt derrière deux guides et des artilleurs.]

SCÈNE II.

LA QUEUE DES PREMIERS, LES GUides, les
ARTILLEURS, UN COLONEL A CHEVAL.

LE GUIDE FRISAT, criant. Attention ici !...
L'AUTRE GUIDE SEPTIMER, se retournant.
N'avancez pas !

Halte!... 5

[On voit apparaître à droite la tête d'un attelage.] LE COLONEL, avec fureur. Avancez !...

FRISAT. Colonel, les canons ne passeront jamais là ! LE COLONEL. Ils passeront...le feld-maréchal veut qu'ils 10 passent.

SEPTIMER. Je suis un vieux guide, colonel; depuis trente-trois ans je cours la montagne, et je sais que les canons ne passeront pas.

LE COLONEL. Le chemin est assez large pour les roues. 15 (Se retournant.) En avant!

FRISART, criant. Prenez garde!...Depuis trois jours, huit mille hommes ont défilé sur ce chemin. Il est fatigué par tout ce monde et ces chevaux. Le coin, sous un poids pareil, ne tiendra pas !

LE COLONEL. En avant!...

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SEPTIMER, d'un accent solennel. Nous n'avons plus qu'à recommander notre âme à Dieu. Le coin va tomber; il entraînera plus d'un arpent de terre. Nous allons tous rouler avec les rochers dans le Vinkelthal, à deux lieues 25 d'ici ! [Il montre l'abîme.—La pièce s'avance.] LE COLONEL, aux artilleurs. Arrêtez !...(Aux guides.) Vous êtes de la canaille...vous nous avez conduits dans un mauvais chemin...vous serez fusillés !......

FRISAT. Colonel, nous sommes des pères de famille... 30 nous tenons à conserver notre vie.... C'est malgré nous que nous sommes venus !...

SEPTIMER. J'ai prévenu votre général, en partant, que les canons défonceraient tout...Il n'a pas voulu m'écouter. GRANDS CRIS, derrière. En avant!...en avant !... [La scène s'encombre de nouveaux arrivants. Plusieurs se laissent tomber de fatigue, d'autres s'appuient sur leur fusil d'un air accable; la faim, la misère, le froid sont peints sur

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