Page images
PDF
EPUB

5

PFERS. Elle va débloquer Philipsbourg.

MASS., secouant la tête d'un air de doute. Il ne faut pas soixante mille hommes pour débloquer Philipsbourg; vingtcinq ou trente mille suffisent!

PFERS. Oui, général, mais les Autrichiens et les Russes ne pouvaient plus s'entendre. En arrivant avec ses vingtcinq mille Russes, Korsakow voulait attaquer tout de suite. L'archiduc Charles, lui, ne voulait pas. Depuis ce temps, les soldats des deux empereurs ne pouvaient plus se voir; les 1 Russes traitaient les Autrichiens avec mépris, les officiers se refusaient le salut. MASS., riant. Hé! les Russes sont des héros... Ils sont fiers, les Russes, ils gagnent toujours, à Cassano, à la Trébia, à Novi... C'est juste, ils ne doivent pas le salut aux 15 Autrichiens! Et Korsakow est aussi un bien plus grand général que l'archiduc...il ne doit pas non plus recevoir d'ordres...Je comprends...je comprends!... Je tiens avec les

Russes!...

PFERS. L'archiduc Charles a profité de l'invasion des 20 Français sur le Mein, pour s'en aller; il a déclaré que son premier devoir était de couvrir les États du duc de Wurtzbourg et de l'électeur palatin... Et maintenant l'armée autrichienne est en route pour Philipsbourg.

25

MASS., d'un accent pénétrant. Toute l'armée ?

PFERS. Trente bataillons et quarante-deux escadrons; j'ai couru moi-même à Schaffhouse pour les voir défiler...Je voulais être sûr...J'ai compté moi-même.

MASS., d'un accent bref, en se levant. C'est bien! (Il fait trois ou quatre tours, l'air absorbé; puis revient s'asseoir brus30 quement.) Et qu'est-ce qui reste en position?

PFERS. L'archiduc a laissé le général Hotze sur la Linth, pour défendre les petits cantons, avec vingt mille hommes et les trois régiments suisses à la solde des Anglais; son quartier général est à Wésen. Le général Korsakow 35 commande ses vingt-cinq mille Russes; son quartier général est à Zurich; et le général Nauendorf, avec dix mille hommes, reste sur la rive droite du Rhin, pour former un corps de réserve; il observe le val d'Enfer et les villes forestières.

MASS., qui s'est remis à marcher avec agitation, la tête 40 penchée. Hotze, vingt-cinq mille hommes...Korsakow, vingt

cinq mille...Nauendorf, dix mille...Soixante mille hommes ! (D'un ton d'agitation extrême, exprimant le doute et l'audace.) Soixante mille hommes!... (S'arrêtant devant Pfersdorf.) Ce n'est pas possible...l'archiduc me connaît...il connaît aussi mes forces!...

5

PFERS. Général, avant de partir, l'archiduc lui-même a conduit Korsakow dans chaque position. Il lui disait:—Un régiment ici...un bataillon là!—Et le Russe lui répondait:— Oui, un régiment autrichien, cela veut dire un bataillon russe !... Un bataillon autrichien, cela veut dire une compa- 10 gnie russe ! d'un ton goguenard. Ah! si les compagnies russes valent des bataillons autrichiens, Korsakow a raison..... il est le plus fort!...

MASS.,

PFERS. Vous ne croiriez jamais, général, ce que les 15 jeunes officiers russes racontent à leur table!

MASS. Quoi?

PFERS. Qu'ils marchent sur Paris, et qu'ils vous emmèneront à Saint-Pétersbourg.

MASS. Moi?

PFERS. Oui, général.

20

MASS. J'espère aussi qu'ils viendront à Paris, après la bataille... Mais Saint-Pétersbourg est un peu trop loin, pour y mener soixante-dix mille hommes. (Se rasseyant et regardant la carte.) Laissons ces jeunes gens fumer leur cigare; 25 la jeunesse voit des châteaux en Espagne. (Changeant de ton brusquement.) Je dis que le départ de l'archiduc est une ruse, pour m'engager à livrer bataille. Je dis qu'il se tient là-bas, tout prêt à revenir au bruit du canon, tomber sur mon aile gauche... L'archiduc est un homme de guerre... 35 il sait ce qu'il fait...Son départ pour la Souabe me livrerait Hotze et Korsakow... On ne court pas de tels risques, pour satisfaire de petites rancunes d'état-major.

PFERS. Général, je vous affirme que l'archiduc Charles est en route pour la Souabe...qu'il va débloquer Philips- 35 bourg...

MASS., l'interrompant. C'est impossible !...A moins que les Russes n'attendent des renforts...

RHEIN., paraissant à gauche. Général, une dépêche d'Italie...

40

Ah! (Il reçoit la dépêche, l'ouvre avec précipitation et y jette un coup d'œil. Criant:) Voilà!...Souworow est en route !... (D'un accent de résolution.) Ah! maintenant, je comprends !... L'archiduc est parti, parce que Souworow 5 vient le remplacer... (Agitant la dépêche avec vivacite.) Maintenant il n'y a plus une minute à perdre... (D'un accent impérieux.) Que le porteur de la dépêche entre...que je lui parle...que je sache... (RHEINWALD sort par la gauche.— A PFERSDORF.) Laissez-nous, Pfersdorf.

ΙΟ

15

20

PFERS., saluant. Général...

[Il sort par la droite. Au même instant, la porte de gauche s'ouvre, OGISKI paraît sur le seuil, brisé de fatigue.]

SCÈNE VIII.

MASSÉNA, OGISKI, puis RHEINWALD.

MASSENA. Ogiski!...

OGISKI. Oui, général, c'est moi!... La nouvelle était si grave, que j'ai voulu l'apporter moi-même... Je craignais....... MASS., vivement. Asseyez-vous! (OGISKI s'assied.) Souworow a quitté Alexandrie le 10 septembre?

OGIS. Avec vingt-quatre mille hommes...j'étais là... déguisé en crieur public...j'ai tout vu...tout entendu...En partant, il a annoncé à ses soldats qu'il allait rejoindre Korsakow, et qu'après vous avoir écrasé, il marcherait sur Paris, pour rétablir les Bourbons. Son avant-garde était à 25 Bellinzona le 19; elle arrivera aujourd'hui au pied du SaintGothard.

30

MASS., brusquement. Nous avons le temps de livrer bataille! (Courant à la porte de gauche.) Rheinwald?

RHEIN., entrant. Général?

MASS., d'une voix sourde. Nous allons nous battre !... Le prince Charles est parti pour débloquer Philipsbourg... Souworow vient le remplacer...Le hussard de Szekler avait raison !... Tout le monde à cheval... Faites entrer les officiers d'état-major...Je vais dicter mes ordres. (RHEINWALD se 35 dirige rapidement vers la droite.) Pas de bruit...du calme !... [RHEINWALD incline la tête et sort.]

SCÈNE IX.

MASSÉNA, OGISKI, puis RHEINWALD.

MASS., se retournant vers OGISKI.

état de monter à cheval, Ogiski?

Êtes-vous encore en

OGIS. De quoi s'agit-il, général?

MASS. De porter mes ordres au général Lecourbe. Vous pouvez lui être très-utile, dans la lutte qu'il va soutenir contre Souworow.

OGIS., se levant. Je suis prêt !

5

MASS. Bon! (Il s'assied devant la table. Écrivant.) 10 "Au général Lecourbe. Mon cher général. L'archiduc est parti pour la Souabe, avec trente bataillons et quarantedeux escadrons. Souworow vient le remplacer. Retardez sa marche autant que possible, disputez-lui chaque pouce de terrain. Moi, j'attaque Hotze et Korsakow; aussitôt que 15 j'en aurai fini avec eux, j'arriverai à votre secours, et nous tâcherons d'enfermer Souworow dans les montagnes. Salut et amitié.-Masséna.-Confiance absolue dans le porteur. (Il plie la lettre et la cachète. Se levant.) Voilà!"

OGIS., recevant la lettre. Je serai à Altorf entre deux et 20 trois heures.

RHEIN., entrant. Général, tout est prêt...les officiers sont là...

MASS. Qu'ils entrent!... (4 OGISKI, qui se dispose à sortir:) Prenez un de mes chevaux, Ogiski.

OGIS., se retournant. Merci, général !

MASS., le regardant sortir. A part. Voilà les plus terribles ennemis de la Russie!

[Les officiers d'état-major entrent et se placent devant les tables. MASSÉNA reste debout.]

SCÈNE X.

25

30

MASSÉNA, RHEINWALD, OFFICIERS D'ÉTAT-MAJOR. MASS., après un instant de réflexion, dictant: "Quartier général du mont Albis, le 2 vendémiaire, an VIII de la République française. Soldats de l'armée d'Helvétie! Je 35 vais vous conduire au combat..."

TOUS LES OFFICIERS, se levant comme un seul homme. Vive la République!

TROISIÈME TABLEAU.

5

10

15

L'ATTAQUE DU SAINT-GOTHARD.

Un chemin creux, profondément raviné, sur la pente du Saint-Gothard. Au-dessus du chemin, une assise à droite, et sur l'assise un chalet, la toiture moussue chargée de pierres. A gauche du chemin, la gorge de Trémola comblée de neige; en face, des rochers à pic jusqu'aux nuages; au-dessus, les cimes blanches du Saint-Gothard. C'est un coup d'oeil épouvantable. Une file de soldats russes, le sac au dos, le fusil sur l'épaule, poussent aux roues d'une charrette embourbée jusqu'aux essieux. Sur la charrette se trouvent Hattouine, son chaudron, ses provisions, sa tonne d'eaude-vie et une malle en cuir. Ivanowna, devant, tient le cheval par la bride. D'autres soldats russes sur le plateau continuent à défiler. On comprend que la charrette forme, avec les ambulances, une queue de colonne. Quelques cosaques, près du chalet, lèvent les yeux d'un air de stupeur.

SCÈNE I.

HATTOUINE, IVANOWNA, SOLDATS RUSSES.

IVANOWNA. Allons, mes bons amis, allons! encore un 20 coup d'épaule, nous arriverons sur le plateau. Courage! UN SOLDAT, poussant. Hue!

UN AUTRE. Des pierres, Swerkof, des pierres, ou le kibitk redescend.

UN AUTRE, apportant une grosse pierre. Prenez garde! 25 (Il la met sous la roue.) Voilà, nous pouvons un peu respirer.

[La charrette reste comme suspendue sur la penie, le cheval en haut.]

« PreviousContinue »