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§ 2.

LA POÉSIE.

I

Transplanté dans des races et dans des climats différents, ce paganisme reçoit de chaque race et de chaque climat des traits distincts et un caractère propre. Il devient anglais en Angleterre; la Renaissance anglaise est la renaissance du génie saxon. C'est que l'invention recommence, et qu'inventer c'est exprimer son génie; une race latine ne peut inventer qu'en exprimant des idées latines; une race saxonne ne peut inventer qu'en exprimant des idées saxonnes, et l'on va trouver, sous la civilisation et la poésie nouvelles, des descendants de l'antique Cœdmon, d'Adhlem, de Pierce Plowman et de Robin Hood.

II

« A la fin du règne de Henri VIII, dit le vieux Puttenham, s'éleva une compagnie nouvelle de poëtes de cour, dont sir Thomas Wyatt l'aîné, et Henri, comte de Surrey, furent les deux capitaines, lesquels ayant voyagé en Italie et goûté le doux style et les nobles rhythmes de la poésie italienne,

ainsi

que des novices nouvellement sortis des écoles de Dante, Pétrarque, Arioste, polirent grandement notre poésie vulgaire qui était rude et villageoise', et pour cette cause peuvent être justement appelés les premiers réformateurs du style et du mètre anglais. » Non que leur idée soit bien originale ou manifeste franchement l'esprit nouveau. Le moyen âge s'achève, mais n'est pas encore fini. Autour d'eux, André Borde, John Bale, John Heywood, Skelton luimême renouvellent la platitude de la vieille poésie et la rudesse de l'ancien style. Les mœurs, à peine dégrossies, sont encore à demi féodales; au camp, devant Landrecies, le commandant anglais écrit une lettre amicale au gouverneur français de Térouanne pour lui demander « s'il n'a pas quelques gentilshommes disposés à rompre une lance en faveur des dames,» et promet d'envoyer six champions à leur rencontre. Parades, combats, blessures, défis, amour, appel au jugement de Dieu, pénitences, on trouve tout cela dans la vie de Surrey comme dans un roman de chevalerie. C'est un grand seigneur, un comte, un parent du roi qui a figuré dans les processions et les cérémonies, qui a fait la guerre, commandé des forteresses, ravagé des pays, qui est monté à l'assaut, qui est tombé sur la brèche, qui a été sauvé par son serviteur, magnifique, dépensier, irritable, ambitieux, quatre fois emprisonné, puis décapité. Au couronnement d'Anne de Boleyn, il

1. Homely.

portait la quatrième épée. Au mariage d'Anne de Clèves, il est un des tenants du tournoi. Dénoncé et enfermé, il propose de combattre sans armure son adversaire armé. Une autre fois, il est mis en prison pour avoir mangé de la viande en carême. Rien d'étonnant si ce prolongement des mœurs chevaleresques amène un prolongement de la poésie chevaleresque, si dans un temps qui achève l'âge de Pétrarque les poëtes retrouvent les sentiments de Pétrarque. Lord Berner, lord Sheffield, sir Thomas Wyatt, et au premier rang, Surrey, sont, comme Pétrarque, des soupirants plaintifs et platoniques; c'est l'amour pur que Surrey exprime, et sa dame, la belle Géraldine, comme Béatrix et Laure, est une madone idéale et un enfant de treize ans.

Et cependant, parmi ces langueurs de la tradition mystique, l'accent personnel vibre. Dans cet esprit qui imite et qui parfois imite mal, qui tâtonne encore et çà et là laisse entrer dans ses stances polies les vieux mots naïfs ou les allégories usées des hérauts d'armes et des trouvères, voici déjà la mélancolie du Nord, l'émotion intime et douloureuse. Ce trait, qui tout à l'heure, au plus beau moment de la plus riche floraison, dans le magnifique épanouissement de la vie naturelle, répandra une teinte sombre sur la poésie de Sidney, de Spenser, de Shakspeare, maintenant, dès le premier poëte, sépare ce monde païen, mais germanique, de l'autre monde tout voluptueux, qui, en Italie, s'égaye avec la fine ironie, et n'a de goût que pour les arts et le plaisir.

Surrey traduit en vers l'Ecclésiaste. N'est-il pas singulier, à cette heure matinale, dans cette aube naissante, de trouver dans sa main un pareil livre? Le désenchantement, la rêverie morne ou amère, la connaissance innée de la vanité des choses humaines ne manquent guère dans ce pays et dans cette race; ces hommes ont de la peine à porter la vie et savent parler de la mort. Les plus beaux vers de Surrey témoignent déjà de ce naturel sérieux, de cette philosophie instinctive et grave; ce sont des chagrins qu'il raconte, c'est son cher Wyatt qu'il regrette, c'est Clère, son ami, c'est le jeune duc de Richmond, son compagnon, tous morts avant l'âge. Seul, empriprisonné à Windsor, il se rappelle les heureux jours qu'ils y ont passés ensemble, leurs joutes « dans les grandes cours vertes, » les épanchements, les causeries folâtres des longs soirs d'hiver, le jeu de paume, où, les yeux éblouis par les rayons de l'amour, ils manquaient la balle pour surprendre un regard de leurs dames. » — «< << Chaque douce place éveille un souvenir amer. » A ces pensées, « le sang quitte son visage, et une pluie de larmes coule sur ses joues pâles. » — « O séjour de félicité qui renouvelle ma peine! - réponds-moi : Où est mon noble frère? - lui que dans tes murs tu enfermais chaque cher à tant d'autres, plus cher à moi qu'à Écho, hélas! qui prend pitié de ma peine, répond par un sourd accent de douleur1. »

nuit;

personne.

1.

So cruel prison how could betide, alas!

As proud Windsor? where I, in lust and joy,

Pareillement, dans l'amour, c'est l'abattement d'une âme fatiguée qu'il exprime. « Chaque chose ayant vie, le paysan, le bœuf de labour, le rameur à la galère, tous ont quelques heures de répit, tous, excepté lui, qui s'afflige le jour, qui veille la nuit, qui passe des rêveries tristes aux plaintes, des plaintes aux larmes amères, puis des larmes encore aux plaintes douloureuses, et dont la vie s'use ainsi1. »>

1.

With a king's son, my childish years did pass,
In greater feast than Priam's son of Troy :

Where each sweet place returns a taste full sour!

The large green courts where we were wont to hove,

With eyes cast up into the Maiden Tower,

And easy sighs such as folk draw in love.

The stately seats, the ladies bright of hue;

The dances short, long tales of great delight,
With words and looks that tigers could but rue,
Where each of us did plead the other's right.

The palm-play, where, despoiled for the game;

With dazzled eyes oft we by gleams of love,
Have missed the ball and got sight of our dame,

To bait her eyes, which kept the leads above.
The secret thoughts imparted with such trust,

The wanton talk, the divers change of play,
The friendship sworn, each promise kept so just;
Wherewith we passed the winter night away.
And with this thought, the blood forsakes the face,
The tears berain my cheeks of deadly hue,
The which, as soon as sobbing sighs, alas,

Upsupped have, thus I my plaint renew:

O place of bliss! renewer of my woes,

Give me accounts, where is my noble fere;
Whom in thy walls thou dost each night enclose;
To other leef, but unto me most dear :

Echo, alas! that doth my sorrow rue,

Returns thereto a hollow sound of plaint.

For all things having life, sometime hath quiet rest;
The bearing ass, the drawing ox, and every other beast;

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