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champ. << Jeudi dernier', écrit Gilbert Talbot, comme milord Rytche allait à cheval dans la rue, un certain Wyndhans lui tira un coup de pistolet.... Et le même jour, comme sir John Conway se promenait, M. Ludovyk Grevell arriva soudainement sur lui, et le frappa de son épée sur la tête.... Je suis forcé d'importuner Vos Seigneuries de ces bagatelles, n'ayant rien appris de plus important. » Nul, même la reine, n'est en sûreté parmi des âmes violentes'. Aussi, quand un homme en frappe un autre dans l'enceinte du palais, on lui coupe le poing, et on bouche les artères avec un fer rouge. Il n'y a que ces images atroces, et le douloureux fantôme de la chair saignante et souffrante qui puisse dompter la véhémence et contenir les soubresauts de leurs instincts. Jugez maintenant des matériaux qu'ils fournissent au théâtre et des personnages qu'ils demandent au théâtre; pour être d'accord avec le public, la scène n'aura pas trop des plus franches concupiscences et des plus puissantes passions; il faudra qu'elle montre l'homme lancé jusqu'au bout de son désir, effréné, presque fou, tantôt frissonnant et fixe devant la blanche chair palpitante que ses yeux dévorent, tantôt hagard et grinçant devant l'ennemi qu'il veut déchirer, tantôt soulevé hors de lui-même

1. 13 février 1587. Voy., pour tous ces détails, Nathan Drake, Shakspeare and his times; Phil. Chasles, Études sur le seizième siècle.

2. Essex, souffleté par la reine, mit la main sur la garde de son épée.

et bouleversé à l'aspect des honneurs et des biens qu'il convoite, toujours en tumulte et enveloppé dans une tempête d'idées tourbillonnantes, parfois secoué de gaietés impétueuses, le plus souvent voisin de la fureur et de la folie, plus fort, plus ardent, plus abandonné, plus audacieusement lâché à travers le réseau de la raison et de la loi qu'il ne fut jamais. Nous entendons à travers les drames comme à travers l'histoire du temps ce grondement farouche le seizième siècle ressemble à une caverne de lions.

Parini ces passions si fortes, nulle ne manque. La nature apparaît ici dans toute sa fougue, mais aussi dans toute sa plénitude. Si rien n'a été amorti, rien n'a été mutilé. C'est l'homme entier qui se déploie, cœur, esprit, corps et sens, avec les plus nobles et les plus fines de ses aspirations, comme avec les plus bestiaux et les plus sauvages de ses appétits, sans que la domination de quelque circonstance maîtresse le jette tout d'un côté, pour l'exalter ou le rabaisser. Il n'est point roidi comme il le sera sous le puritanisme. Il n'est point découronné comme il le sera sous la Restauration. Après le vide et l'ennui du quinzième siècle, il s'est réveillé, par une seconde naissance, comme jadis en Grèce il s'est éveillé par une première naissance, et cette fois, comme l'autre, les sollicitations du dehors sont venues toutes ensemble pour faire sortir ses facultés de leur inertie et de leur torpeur. Une sorte de température bienfaisante s'est répandue sur elles pour les couver et les

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faire éclore. La paix, la prospérité, le bienêtre ont commencé ; les industries nouvelles et l'activité croissante ont tout d'un coup décuplé les objets de commodité et de luxe; l'Amérique et l'Inde découvertes ont fait briller à tous les yeux des trésors et des prodiges entassés dans le lointain des mers inconnues; l'antiquité retrouvée, les sciences ébauchées, la Réforme entreprise, les livres multipliés par l'imprimerie, les idées multipliées par les livres, ont doublé les moyens de jouir, d'imaginer et de penser. On veut jouir, imaginer, penser, car le désir croît avec l'attrait, et ici tous les attraits se rencontrent. Il y en a pour les sens, dans ces appartements que l'on commence à chauffer, dans ces lits qu'on garnit d'oreillers, dans ces carrosses, dont pour la première fois on fait usage. Il y en a pour l'imagination, dans ces palais nouveaux, arrangés à l'italienne; dans ces tapisseries nuancées, apportées de Flandre; dans ces riches costumes, brodés d'or, qui, incessamment changés, rassemblent les fantaisies et les magnificences de toute l'Europe. Il y en a pour l'esprit dans ces nobles et beaux écrits qui, répandus, traduits, interprétés, apportent la philosophie, l'éloquence et la poésie de l'antiquité restaurée et des Renaissances environnantes. Sous cet appel, toutes les aptitudes et tous les instincts se dressent à la fois : les bas et les sublimes, l'amour idéal et l'amour sensuel, l'avidité grossière et la générosité pure. Rappelez-vous ce que vous avez senti vous-même au moment où d'enfant vous êtes devenu homme, quels souhaits de

bonheur, quelle grandeur d'espérances, quelle intempérance de cœur vous poussait vers toutes les joies, avec quel élan vos mains, d'elles-mêmes, se portaient à la fois vers chaque branche de l'arbre, et refusaient d'en laisser échapper un seul fruit. A seize ans, comme Chérubin, on désire une servante en adorant une madone; on est capable de toutes les convoitises et aussi de toutes les abnégations; on trouve la vertu plus belle, et les soupers meilleurs; la volupté a plus de saveur, et l'héroïsme a plus de prix; il n'est pas d'attrait qui ne soit poignant; la suavité et la nouveauté des choses sont trop fortes; et, dans l'essaim de passions qui bourdonne au dedans de nous et nous pique comme des dards d'abeille, nous ne savons que nous précipiter tour à tour en tous les sens. Tels étaient les hommes de ce temps, Raleigh, Essex, Élisabeth, Henri VIII lui-même, excessifs et inégaux, prompts aux dévouements et aux crimes, violents dans le bien et dans le mal, héroïques avec d'étranges faiblesses, humbles avec de soudains redressements, jamais vils de parti pris comme les viveurs de la Restauration, jamais rigides par principe comme les puritains de la Révolution, capables de pleurer comme des enfants', et de mourir comme des hommes, souvent bas courtisans, plus d'une fois véritables chevaliers, et qui, parmi tant de contrariétés de conduite, ne manifes

1. Le grand chancelier Burleigh pleurait souvent, tant il était rudoyé par Élisabeth.

tent avec constance que le trop-plein de leur nature. Ainsi disposés, ils peuvent tout comprendre, les férocités sanguinaires et les générosités exquises, la brutalité de la débauche infâme et les plus divines innocences de l'amour, accepter tous les personnages, des prostituées et des vierges, des princes et des saltimbanques, passer subitement de la bouffonnerie triviale aux sublimités lyriques, écouter tour à tour les calembours des clowns et les odes des amoureux. Même il faudra que le drame, pour imiter et contenter la fécondité de leur nature, prenne tous les langages, le vers pompeux, surchargé, florissant d'images, et, tout à côté, la prose populacière; bien plus, il faudra qu'il violente son style naturel et son cadre naturel; qu'il mette des chants, des éclats de poésie dans les conversations des courtisans et dans les harangues des hommes d'État; qu'il amène sur la scène des féeries d'opéra1, « des gnomes, des nymphes de la terre et de la mer, avec leurs bosquets et leurs prairies; qu'il force les dieux à descendre sur le théâtre, et l'enfer lui-même à livrer ses féeries. » Nul théâtre n'est si complexe; c'est que jamais l'homme ne fut plus complet.

III

Dans cet épanouissement si universel et si libre, les passions ont pourtant leur tour propre qui est

1. Middleton.

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