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Il ne nous reste plus maintenant, pour compléter l'exposé de ce que Richelieu [fit pour la marine, qu'à faire connaître l'état de la flotte aux différentes époques de son administration. Avant Richelieu, il n'y avait pas, à proprement parler, de marine royale. A part quelques vaisseaux, souvent fort mal entretenus, qui appartenaient à l'État et qui se trouvaient dans les ports, le gouvernement, lorsque la guerre éclatait, était obligé d'avoir recours aux particuliers pour se procurer des navires. On conçoit aisément que, dans ces conditions, l'équipement d'une flotte nécessitait beaucoup de temps, et qu'on était rarement prêt pour repousser les attaques d'ennemis dont les forces navales étaient toujours disposées à agir. Henri IV, ainsi que nous l'avons dit, avait déjà tenté de remédier à ce fâcheux état de choses: une mort prématurée l'empêcha de réaliser ses projets qui furent repris par Richelieu. Le ministre de Louis XIII résolut de doter notre pays d'une marine militaire, c'est-à-dire d'une force navale appartenant vraiment à l'État.

Et d'abord il voulut faire disparaître un abus qui avait eu les conséquences les plus funestes. Outre les vaisseaux qui appartenaient réellement au roi, et ceux que les villes maritimes fournissaient en temps de guerre, il y avait des particuliers qui, n'étant pas marchands, ou qui, après l'avoir été, ne l'étaient plus, en avaient à eux. Il était permis à qui le voulait d'en faire construire, et les princes ne se rendaient pas difficiles à accorder cette permission. Les particuliers en tiraient du profit en louant leurs vaisseaux à des marchands, et en faisant des prises sur l'ennemi. C'était sans doute, à un certain point de vue, un avantage pour l'État, puisque, plus il y avait de vaisseaux dans le royaume, plus il était aisé de s'en procurer en temps de guerre; mais cela eut de fâcheux résultats durant les guerres de la Ligue et des huguenots. Les villes de la Rochelle et de Marseille en sont d'éclatants exemples. Aussi, Richelieu, après avoir triomphé des huguenots, eut-il grand soin de tenir tous les ports dans sa dépendance, de se rendre maître de tous les magasins et de toute l'artillerie, et d'empêcher que nul n'armât un vaisseau sans permission royale.

Sous Louis XIII, l'assemblée des notables de 1617 avait demandé l'établissement de vaisseaux de guerre garde-côtes. En 1621, le roi avait acheté quelques bâtiments marchands, les avait fait armer et transformer en vaisseaux de guerre capables de tenir tête aux Rochelois, qui, grâce à leurs relations avec l'Angleterre et la Hollande, avaient acquis une certaine force maritime. En 1626, con

formément aux demandes de l'assemblée des notables tenue cette année, le roi avait donné l'ordre de faire construire sept vaisseaux de guerre en Hollande.

En 1621, la flotte dirigée contre la ville de la Rochelle, sous le commandement du duc de Guise, se composait de 75 vaisseaux. Mais si dans cette flotte quelques vaisseaux, suivant le P. Fournier (1), passaient pour les plus beaux du monde, les autres étaient beaucoup moins considérables; de plus, le service de la marine n'étant pas organisé, le matériel naval n'était pas entretenu, en sorte qu'il fallait toujours beaucoup de temps avant que les navires dont on avait besoin fussent prêts.

Ce fut ce qui arriva en 1626; lorsque l'on voulut mettre un terme aux ravages exercés par Soubise sur les côtes de l'Océan, on ne put trouver dans les ports de France un nombre suffisant de vaisseaux qui fussent assez tôt prêts, et l'on se vit obligé d'en faire venir 20 de Hollande avec l'équipage. Ce fut surtout au siége de la Rochelle que Richelieu sentit l'infériorité de notre marine; aussi, à partir de cette époque, consacra-t-il chaque année des sommes considérables à la création d'un matériel naval. Sous Henri IV, la dépense relative à la marine ne dépassait pas quelques centaines de mille livres. En 1643, les marines du Levant et du Ponant coûtaient chaque année plus de 4 millions.

De 1635 à 1643, notre puissance navale reçut chaque année de nouveaux accroissements. D'après un état de la marine française sur l'Océan, pour l'année 1636, qui se trouve au t. I, p. 437, de la Correspondance de Sourdis, on voit que les escadres de Bretagne et de Guyenne étaient fortes de 38 vaisseaux, 6 brûlots et 12 flûtes, ainsi répartis :

Escadre de Bretagne, 16 vaisseaux, dont 1 de 1,000 tonneaux; 7 de 500, 2 de 300, 2 de 200, 1 de 100, et 1 de 80.

Escadre de Guyenne, 14 vaisseaux, dont 3 de 500 tonneaux, 5 de 300, 4 de 200, 1 de 100, 1 de 80.

Escadre de Normandie, 8 vaisseaux, dont 1 de 300 tonneaux, 6 de 200, 1 de 120; plus 6 brûlots de 200 tonneaux et 12 flûtes de 200 et 300 tonneaux. A ces vaisseaux, il en faut ajouter quelques-uns

(1) Hydrographie, contenant la théorie et la pratique de toutes les parties de la navigation, composée par le P. Fournier, de la compagnie de Jésus; Paris, 1643, in-fol., dédié à Louis XIII. L'ouvrage de ce savant jésuite, qui servit comme aumônier sur la flotte, est le meilleur et le plus complet que nous possédious sur la marine française à cette époque.

restés dans les ports: dans le port de Brest, 3 vaisseaux, dont 1 de 700 tonneaux, 1 de 500 et 1 non encore mis à la mer; dans le port de Brouage, 4 vaisseaux, dont la Couronne de 2,000 tonneaux; et dans le port du Havre, 1 de 400 tonneaux.

Un état de la dépense par mois, annexé au premier, fait monter les frais de cet armement, pour un mois, à 152,700 livres.

:

Ces trois escadres, réunies à l'île de Ré, mirent à la voile le 23 juin 1636, et vinrent se réunir à l'armée du Levant, sur les côtes de la Provence, pour reprendre les îles de Lerins, dont les Espagnols venaient de s'emparer. L'armée du Levant se composait de 12 galères et de 13 gros vaisseaux, ce qui formait, avec l'armée de l'Océan, un total de 63 vaisseaux, dont quelques-uns très-considérables. Le comte d'Harcourt avait le commandement en chef de la flotte M. de Pont-Courlai, général des galères du Levant, devait lui obéir. L'archevêque de Bordeaux, Henri d'Escoubleau de Sourdis, et l'évêque de Nantes, le sieur de Beauveau, étaient les chefs du conseil de la flotte. C'était surtout aux soins et à l'activité de ces deux derniers que la France devait d'être représentée alors dans la mer Méditerranée avec des forces aussi imposantes, là où naguère le moindre corsaire pouvait piller impunément nos côtes, et où si longtemps la marine espagnole avait dominé à peu près sans partage. Le succès couronna ces efforts, et, après de brillants faits d'armes, les îles de Saint-Honorat et de Sainte-Marguerite furent enlevées aux Espagnols.

En 1637, l'archevêque de Bordeaux fut chargé de diriger une attaque contre Fontarabie. « Le pavillon de France fit le tour d'Espagne, dit le P. Fournier, sans que d'aucun hâvre, cap ou côte, on lui tirât un seul coup de canon. » Les deux flottes de l'Océan et de la Méditerranée réunies alors se montaient à 64 voiles, dont 44 étaient des galions depuis 300 tonneaux jusqu'à 2,000; 2 pataches excellentes, et le reste brûlots, flûtes et frégates; on remarquait surtout parmi ces navires le célèbre vaisseau appelé la Couronne. « Le 13, dit le P. Fournier, on vit paraître la Couronne, que la seule vitesse fit méconnaître; car la prodigieuse masse de ce vaisseau ayant mis en l'esprit de la plupart qu'il seroit pesant à merveille et difficile à gouverner, ils ne se pouvoient persuader qu'il fût si bon voilier, et qu'il pût devancer un chétif brûlot, avec lequel il vint, comme ils voyoient que souvent la Couronne le laissoit derrière soi. » Ce navire était un des plus considérables et des mieux construits de cette époque. Il avait été bâti à la Roche-Bernard, en Bretagne, par

Charles Morieu, excellent ouvrier, natif de Dieppe. Sa longueur était de 200 pieds, sa largeur de 46. La mâture du grand mât, y compris les mâts de hune et de perroquet avec le bâton de pavillon, était de 216 pieds. Le grand mât avait 85 pieds de hauteur. On y comptait 500 matelots ayant tous déjà fait plusieurs voyages de long cours (1).

Un état de la marine pour l'année 1638, conservé dans le t. XLII du Supplément Dupuy, évalue les forces navales du Ponant à 36 vaisseaux de guerre, dont 1 de 2,000 tonneaux (la Couronne), 1 de 1,000, 7 de 50, 12 brûlots, 12 flûtes et 6 vaisseaux devant venir de Hollande; et les forces du Levant à 18 vaisseaux de guerre, dont. 1 de 1,000 tonneaux et 3 brûlots, ce qui présente un total de 60 vaisseaux de guerre, 15 brûlots et 12 flûtes.

En 1639, suivant l'état que Colbert a conservé parmi les papiers de Richelieu, dans le Ponant, c'est-à-dire dans l'Océan, la France avait 1 vaisseau de 2,000 tonneaux, 1 de 1,000, 1 de 700, 7 de 600, 5 de 400, 12 de 350 à 200, outre 6 plus petits; 20 brûlots et 10 flûtes. Elle avait dans le Levant, c'est-à-dire dans la Méditerranée, 1 vaisseau de 1,000 tonneaux, 3 de 500, 3 de 400; 1 de 300, 7 de 200, 1 plus petit et 6 brûlots, soit en tout 49 vaisseaux, 26 brûlots et 10 flûtes. Ces nombres ne s'accordent pas tout à fait avec ceux du P. Fournier, qui évalue l'armée du Ponant à 40 vaisseaux de guerre, 21 brûlots et 12 flûtes.

L'année suivante, 1640, l'armée du Ponant, commandée par de Sourdis, est évaluée par le P. Fournier à 32 gros vaisseaux et à quelques brûlots, et celle du Levant à 24 grands navires et 18 galères, ce qui donne un total de 76 voiles. Ces chiffres diffèrent peu de ceux donnés par un état de la marine qui se trouve au t. XLII du Suppl. Dupuy, et qui compte 42 vaisseaux pour l'armée navale du Ponant, et 18 vaisseaux avec 6 brûlots pour celle du Levant; en tout 66 voiles.

Ces forces déjà si considérables s'accrurent encore les deux années suivantes. « Le 10 septembre 1642, dit le P. Fournier, toute l'armée de France, composée de 63 vaisseaux et 22 galères, après les réjouissances faites pour la prise de Perpignan, partit sur les neuf heures du soir de la rade de Barcelone et arriva heureusement le même soir à Toulon. » Ce dut être pour la France et pour le grand ministre qui avait élevé si haut le nom de sa patrie un juste

(1) Hydrographie, p. 55-58.

sujet d'orgueil que le spectacle de ces 85 navires parcourant triomphalement une mer où, quelques années auparavant, nous étions moins puissants que la plus petite ville d'Italie.

Voici comment le bailli de Forbin, témoin oculaire des progrès accomplis sous le règne de Louis XIII, parle des accroissements de la marine française : « L'on a vu, dit-il, fortifier les côtes, augmenter le nombre des galères, construire les plus beaux vaisseaux et les plus puissants équipages que la France ait jamais eus; et au lieu qu'une poignée de rebelles contraignit naguères de composer nos armées navales de forces étrangères, et d'implorer le secours d'Espagne, d'Angleterre, de Malte et de Hollande, nous sommes à présent en état de leur rendre la pareille, s'ils persévèrent dans notre alliance, ou de les vaincre lorsqu'ils en seront détachés. »

Le P. Fournier, dans la préface de son grand ouvrage déjà cité, ne célèbre pas avec moins d'enthousiasme les progrès de notre puissance maritime sous Louis XIII. « C'est avec l'admiration de tout le monde, dit-il au roi Louis XIII auquel il dédia son ouvrage, que la France se trouve aujourd'hui signalée par vos victoires, qu'elle se voit abondamment pourvue de toute sorte de bons vaisseaux, ses hâvres ouverts pour les recevoir et fortifiés pour les tenir en assurance, munie de magasins établis de tous côtés et fournie magnifiquement, et surtout avec une très excellente police de ses ports, non moins utile aux affaires du commerce qu'à celles de la guerre........... La France n'avoit, avant le règne de Votre Majesté, aucun hâvre qui fût net, ou capable de recevoir une flotte royale, et de la défendre contre les efforts de l'ennemi. Elle en a de présent, où les plus grands vaisseaux du monde sont à flot. C'est par la prudence et les ordres de Votre Majesté que le paradis de Calais, le bassin du Havre de Grâce, la chambre de Brest, les hâvres de Brouage, de la Tremblade, et quantité d'autres sur l'Océan, outre ceux que nous avons sur la Méditerranée, ont été bâtis et nettoyés, et sont en l'état qu'on les peut souhaiter, pour recevoir les navires que l'on y voudra mettre, et les conserver, fortifiés des meilleures citadelles qui soient en Europe, et pourvus de magasins et arsenaux où rien ne manque de tout ce qui est nécessaire pour équiper de vivres, d'armes et d'hommes.... Elle avoit autrefois si peu de vaisseaux, et si mal équipés, que, bien que nous fournissions aux étrangers tout ce qu'ils avoient de besoin pour les leurs, nous n'étions en aucune considération sur la mer, et il falloit dans la nécessité, avec non moins de honte que de dépenses, emprunter ou louer des Espagnols,

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