Page images
PDF
EPUB

:

de ces discussions brûlantes, les vieilles croyances sur l'origine divine de la royauté et sur l'inviolabilité de la personne royale allaient chaque jour s'affaiblissant: l'incapacité, les débauches, les crimes des derniers Valois avaient avili le pouvoir aux yeux de la nation le principe monarchique avait perdu son prestige, et la société, sans direction et sans but, marchait à un abîme. Aussi tous les hommes de sens et de cœur saluèrent-ils avec transport l'avénement du fondateur de la maison de Bourbon qui, saisissant d'une main vigoureuse les rênes du gouvernement, mit enfin un terme à cinquante années de calamités et raffermit l'État qui chancelait sur sa base.

Si la tâche imposée au Béarnais était immense, il faut avouer aussi que jamais prince ne parut mieux fait pour le rôle qu'il était appelé à jouer. L'œuvre de Henri IV n'était pas seulement une œuvre de compression; c'était aussi, et avant tout, une œuvre de conciliation. Les catholiques comme les calvinistes ne l'avaient accueilli qu'avec un vif sentiment de défiance. Il fallait détruire ce sentiment, et, par une conduite ferme et habile tout ensemble, se gagner la confiance des différents partis et les amener à un rapprochement. La politique devait achever l'ouvrage des armes. Or, personne plus que le Béarnais ne pouvait remplir cette mission. Il réunissait, en effet, les qualités et les talents les plus divers. & Capitaine et soldat, politique et administrateur, plein de bon sens et d'esprit, se faisant aimer et se faisant craindre, franc ét rusé à la fois, affable et bon, mais par-dessus tout habile, et sans que jamais sa bonté se soit trouvée sur le chemin de ses intérêts, il était complet et il était nécessaire qu'il le fût. Il y a dans la vie des peuples des crises fatales où leur sort dépend d'un homme, et où il faut que cet homme soit souverain; personne n'en peut tenir la place: s'il a du génie, l'État est sauvé; s'il n'est qu'un esprit médiocre, l'État est précipité dans l'abîme. Si Henri IV eût été un homme ordinaire, la France était perdue sans ressource (1). » Mais Henri IV était un homme de génie, et son avénement commença pour la France une ère nouvelle. Aussi la nation, pleine de reconnaissance pour ce pouvoir réparateur qui fermait une à une toutes ses plaies, s'habitua de nouveau à tourner ses regards vers ce trône que Henri IV

de jure successionis libellus, statum veteris reipublicæ Galliæ tum deinde a Francis occupatæ describens. La traduction de ce curieux livre se trouve dans le tome II du recueil intitulé: Mémoires de l'état de la France sous Charles IX. (1) M. de Noailles, Histoire de madame de Maintenon, t. I.

avait relevé, et à le considérer comme le meilleur gage de sa sécurité et de sa grandeur.

Malheureusement, ce grand prince, arrêté au milieu de sa carrière par le poignard d'un assassin, n'avait pu accomplir qu'une partie de son œuvre. Il avait ramené la paix dans le pays, mais il n'avait pu encore l'asseoir sur des bases durables. Son règne n'avait été qu'une transaction. Personne ne s'était regardé comme vaincu, personne n'avait renoncé à ses espérances. Les gouverneurs avaient été plutôt achetés que soumis; les protestants avaient conservé une foule de priviléges non reconnus par l'édit de Nantes, mais tolérés par l'usage et qui les rendaient redoutables; de temps à autre étaient lancés dans le public des écrits qui témoignaient que ni les anciens prédicateurs de la Ligue, ni les partisans de la suprématie pontificale n'avaient renoncé à ces doctrines dangereuses, propres à mettre le trouble dans les esprits et à bouleverser l'État. Aussi, la majorité de la nation accueillit-elle avec une sorte de stupeur la nouvelle de la mort de Henri IV: elle comprenait toute l'étendue de la perte qu'elle venait de faire ; elle crut voir se rouvrir devant elle l'abîme que ce grand homme avait fermé. Les ennemis de l'État, au contraire, débarrassés d'un si rude adversaire, reprirent leurs criminels projets et essayèrent de les accomplir sous le gouvernement d'un enfant et d'une femme dominée par un favori. Les princes et les seigneurs organisèrent contre la cour trois révoltes, de 1610 à 1624, et ne posèrent les armes qu'après avoir obtenu des gouvernements, des dignités, des pensions et de nouveaux priviléges. Le parti protestant, qui avait à lui ses assemblées, ses armées, ses villes, qui levait des impôts, qui avait à sa tête de puissants seigneurs, qui entretenait enfin des relations avec l'étranger, confondit encore une fois sa cause avec celle de la féodalité, et la guerre civile reprit son cours. Le parti ultramontain, de son côté, n'avait pas renoncé à faire triompher ses opinions, et le parlement ainsi que la Sorbonne eurent à renouveler leurs arrêts et leurs censures contre les doctrines attentatoires à la majesté royale et au repos des peuples (1).

(1) Les arrêts du parlement et les censures de la Sorbonne ayant pour objet les ouvrages où se trouvaient exposées les doctrines ultramontaines au sujet de la suprématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel sont rassemblés dans un ouvrage très-curieux intitulé: Collectio judiciorum de novis erroribus, qui, ab initio duodecimi seculi post Incarnationem Verbi usque ad annum 1632, in Ecclesia proscripti sunt et notati, opera et studio Caroli Duplessis d'Argentré, Sorbonici doctoris et episcopi Tutelensis. Lut. Par., 1728, 3 vol. in-fol, Nous citerons ici,

La masse de la nation, du reste, répudișit ces doctrines, et sentait que le salut de la société, en présence des périls qui la menaçaient, était indissolublement lié à l'inviolabilité de la personne royale. Elle comprenait que le trône était le meilleur rempart contre les prétentions ambitieuses et égoïstes de tous les partis. Aussi les députés du tiers état furent-ils les véritables interprètes de la majorité en France quand, à l'assemblée de 1614, ils décidèrent en faveur de la royauté la question posée entre le principe monarchique de la royauté inamissible et le principe catholique, qui subordonne le droit du prince à la profession de l'orthodoxie, et inscrivirent en tête de leur cahier cet article remarquable: « Pour arrêter

d'après ce recueil, les principaux arrêts et censures dont furent l'objet les doctrines ultramontaines, depuis la mort de Henri IV jusqu'à l'entrée de Richelieu au ministère, c.-à-d. de 1610 à 1624. 1° Censure de la faculté de théologie de Paris, contre les impies et exécrables parricides des rois et des princes, en date du 4 juin 1610, quelque temps après l'assassinat de Henri IV. Un arrêt du parlement de Paris ordonna que le décret de la Faculté serait lu chaque année, le 4 juin, dans l'assemblée de la faculté de théologie, et publié aux prônes des paroisses, et que le livre de Jean Mariana, intitulé: De Rege et Regis institutione, serait brûlé. 2o Arrêt du parlement de Paris contre le livre intitulé: Tractatus de potestate summi Pontificis in rebus temporalibus adversus Guillelmum Barclaium, auctore S. R. E. cardinali Bellarmino, imprimé à Rome, et dénoncé par Richer, syndic de la faculté de théologie, qui fit un écrit contre ledit Bellarmin, 1er décembre 1610. 3o Censure de la faculté de théologie contre la doctrine des assassins des rois, contenue au livre intitulé: Réponse apologétique à l'Anticoton, composée par un jésuite, pour la défense du P. Mariana, contre plusieurs écrits qui réfutaient la lettre déclaratoire du père Coton, 1er février 1611. 4° Le 16 avril 1611, la Faculté fit extraire du traité de Mariana, dans lequel il traite de la manière de déposer un prince légitime, un certain nombre de propositions, parmi lesquelles on remarque celle-ci. « C'est une pensée salutaire que les princes soient persuadés que s'ils oppriment la république, s'ils se rendent insupportables par leurs vies et leurs ordures, ils ne sont point assurés de leur vie, et que non-seulement on est en droit, mais que c'est une chose digne de louange et d'honneur de les tuer. » 5o Condamnation par la Sorbonne, le 13 février 1613, et par le parlement, le 16 avril de la même année, du livre du jésuite Martin Becan, intitulé: La controverse d'Angleterre touchant la puissance du roi et du pape. 6o Arrêt du parlement rendu sur la remontrance des gens du roi contre le livre intitulé: R. P. Francisci Suares Granatensis, e societate Jesu, doctoris theologi, et in Conimbricensi Academia sacrarum litterarum primarii profes. soris, defensio fidei catholicæ et apostolicæ adversus anglicanæ sectæ errores, contenant plusieurs propositions et maximes contraires aux puissances souveraines des rois et des princes ordonnés et étab'is de Dieu, sûreté de leurs personnes, repos et tranquillité de leurs sujets, lequel arêt ordonne que la conclusion de la faculté de 1408 sera lue tous les ans en Sorbonne et au collége des Jésuites, 20 juin 1614. 7° Censure de la faculté de théologie contre les quatre livres de la République ecclésiastique, par Marc-Antoine de Dominis, archevêque de Spalatro.

le cours de la pernicieuse doctrine qui s'introduit depuis quelques années contre les rois et les puissances souveraines établies de Dieu, par des esprits séditieux, le roi sera supplié de faire arrêter en l'assemblée de ses états, pour loi fondamentale du royaume, qu'il n'y a puissance en terre, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur son royaume, pour en priver les personnes sacrées de nos rois, ni dispenser ou absoudre leurs sujets de la fidélité et obéissance qu'ils leur doivent, pour quelque cause ou prétexte que ce soit; que tous les sujets tiendront cette loi pour conforme à la parole de Dieu, sans distinction équivoque ou limitation quelconque; laquelle sera jurée et signée par tous les députés des états, et dorénavant par tous les bénéficiers et officiers du royaume...

« .... Tous précepteurs, régents, docteurs et prédicateurs seront tenus de l'enseigner et publier. Que l'opinion contraire... qu'il soit loisible de tuer ou déposer nos rois, s'élever et rebeller contre eux, pour quelque occasion que ce soit, est impie, détestable, contre vérité, et contre l'établissement de l'État de la France, qui ne dépend immédiatement que de Dieu....... Que tous étrangers qui l'écriront ou publieront seront tenus pour ennemis jurés de la couronne; tous sujets de sa Majesté qui y adhéreront, de quelque qualité qu'ils soient, pour rebelles, infracteurs des lois fondamentales, et criminels de lèse-majesté. Et, s'il se trouve aucun livre ou discours écrit par quelque étranger, ecclésiastique ou autre, qui contienne proposition contraire à ladite loi, seront les ecclésiastiques de même ordre établis en France obligés d'y répondre et les contredire incessamment, sans ambiguïté, ni équivocation, sous peine d'être punis.... comme fauteurs des ennemis de l'État (1). »

Le faible gouvernement de Marie de Médicis n'était pas fait pour comprendre un pareil langage. Il n'osa pas désavouer l'article; mais, se retranchant dans un timide silence, il décida qu'on laisserait en blanc, en tête du cahier, la page qu'auraient dû occuper ces lignes courageuses. Il était temps qu'une main ferme vint saisir les rênes flottantes de l'État, refermer l'abîme qui s'entr'ouvrait de nouveau, et lancer définitivement la France dans les voies de prospérité et de grandeur que Henri IV avait ouvertes devant elle. Cette main fut celle du cardinal de Richelieu.

Le cardinal de Richelieu appartient à la race de ces hommes de

འ་ ་་་་་

(1) Relation de Florimond Rapine, dans le recueil des États généraux, publié par e libraire Buisson, 1789, t. XVI, p. 284-287.

génie qui fondent ou relèvent les empires : conscience parfaite du but auquel il tendait, hauteur dans les vues, constance dans les desseins, énergie, calme et promptitude dans l'exécution, inflexi-T bilité qui allait quelquefois, il faut le dire, jusqu'à la cruauté, il eut tout ce qui prépare et assure le succès. Caché derrière l'inviolabilité de la personne royale, il exerça une véritable dictature, et, grâce au bon sens d'un prince qui sut se laisser servir, il éleva l'édifice de la monarchie pure dont Henri IV avait jeté les bases et dont Louis XIV devait poser le couronnement. Il brisa impitoyablement toutes les barrières qui limitaient l'action du pouvoir royal et travailla à réaliser ce qui, pour lui comme pour les plus sages de ses contemporains, était l'idéal du gouvernement, le pouvoir absolu pour le prince de faire le bien de l'État.

Ce qui distingue Richelieu, ce qui lui assigne une place à part entre les fondateurs de l'unité en France, c'est la netteté et la grandeur de ses desseins. Sans entrevoir toutes les conséquences de son système, qu'il n'aurait sans doute pas acceptées, il inaugura d'une manière puissante et glorieuse cette dernière phase sociale que devait traverser le monde moderne avant de voir briller les temps nouveaux. «< Élevant la royauté au-dessus des liens de famille et du lien des précédents, il la dégagea de tout élément étranger, et, l'isolant dans sa sphère comme une pure idée, il en fit la personnification vivante du salut public et de l'intérêt national (1). » Grâce à cette arme redoutable, il rompit définitivement avec le moyen âge, et fit entrer irrévocablement la société française dans les voies de l'unité et de l'égalité civiles. Depuis Louis le Gros jusqu'à Louis XIV, la royauté n'avait pas cessé de poursuivre la mission que la Providence semblait lui avoir imposée, de rapprocher à l'ombre du trône toutes les forces diverses et ennemies qui se partageaient le pays; mais il y avait eu des intervalles malheureux, où l'on avait pu croire que l'esprit d'isolement et d'anarchie finirait par l'emporter, comme cela arriva après Philippe le Bel, après Charles V, après Louis XI, après la mort de Henri IV enfin, A partir de Richelieu, l'œuvre de la centralisation monarchique ne subit plus d'interruption. La royauté, parvenue à la hauteur où l'avait fait monter ce grand ministre, ne devait plus en descendre que pour faire place à un principe plus large et plus fécond encore.

Tous les obstacles, qui avaient jusqu'alors limité l'action du pou

(1) Aug. Thierry, Essai sur l'histoire du tiers état, t. I, p. 245, éd. in-12.

[ocr errors]
« PreviousContinue »