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Cette histoire, divisée en dix livres, commence à la mort de Constantin VII Porphyrogénète, et se termine à celle de Jean Zimiscès: elle embrasse ainsi, depuis 959 jusqu'en 975, un espace de seize années, rempli par les règnes de Romain II dit le Jeune, de Nicéphore II surnommé Phocas, et de Jean Zimiscès. Ce dernier sur-tout, à cause de l'éclat que ses victoires au nord et à l'orient de l'Empire répandirent sur cet empire, déjà si chancelant, tient une place brillante dans les Annales byzantines; et, par un honneur alors bien rare, il n'occupe guère moins d'espace dans celles des peuples qu'il combattit, je veux dire dans la Chro nique de Nestor et dans l'Histoire d'Elmacin. C'est donc à cet empereur qu'est consacrée la plus grande et la plus importante partie de l'Histoire de Léon. Il raconte ses victoires avec un intérêt bien naturel sans doute chez un Grec, fier des derniers succès de sa nation, autant qu'accablé de ses longues disgrâces; et cet intérêt si juste, Léon réussit quelquefois à le communiquer à ses lecteurs. Mais, malgré l'admiration qu'il a vouée à son héros, il n'en expose pas avec moins de franchise et de douleur les odieux détails du complot qui le mit sur le trône; et cette véracité, qu'il dut lui être si pénible de concilier avec ses affections, a produit, sans contredit, l'un des passages les plus intéressans de son ouvrage, en même temps qu'elle nous donne l'idée la plus favorable de son caractère.

Le premier livre, composé de dix chapitres assez courts, et une partie du second livre, jusqu'au chapitre IX inclusivement, sont consacrés au règne de Romain II. Mais les seuls événemens de ce règne sur lesquels se fixe l'attention de l'historien, sont une expédition en Crète, dirigée par Nicéphore Phocas, et une autre guerre dans l'Asie mineure, contre les mêmes ennemis, c'est-à-dire contre les Sarrasins, et conduite par un frère du même général, Léon Phocas. Ainsi tout le cours de ce règne, de près de quatre années, est rempli de la gloire d'une seule famille qui devoit bientôt monter sur le trône dont elle étoit l'appui. Dans la description que fait Léon du départ et du debarquement de Nicéphore, du siége de Candie et des batailles livrées en Crète, on s'aperçoit qu'il a consulté son imagination plus encore que la vérité; et cette profusion de détails inutiles n'est que foiblement rachetée par une harangue que l'historien prête au général, et dans laquelle se trouve pourtant développée avec assez d'art la situation déplorable de l'Empire, au moment où Romain le Jeune prit les rênes du gouvernement. Il y a aussi une harangue dans le récit de l'expédition de Léon Phocas; mais celle-ci est moins bien placée, et n'offre guère que ces lieux communs de rhétorique militaire, qu'un moine, à l'abri du danger, eut sans doute plus de satisfaction à rédiger, qu'un lecteur sensé n'en peut trouver à les lire. Du reste, il n'y a

dans la partie de cette histoire consacrée au règne de Romain II presque aucun détail sur le caractère de ce jeune empereur, et nulle notion sur son gouvernement. Après avoir dit sèchement, en deux lignes, que ce prince étoit doué des plus brillantes qualités, il ajoute, en racontant plus loin sa mort, que les flatteurs s'étoient emparés de son esprit, et, abusant de son penchant pour le plaisir, l'avoient bientôt entraîné dans tous les excès. Il faut avouer qu'il n'y a rien là d'assez particulier à Romain let Jeune, pour que les lecteurs qui aiment à saisir la physionomie de chaque prince, puissent distinguer celui-ci de cette foule de souverains, nés comme lui avec des dispositions heureuses, et corrompus de mène par la flatterie. Léon expose les divers bruits qui coururent sur la fin prématurée de cet empereur, et dont le plus accrédité, suivant l'opinion superstitieuse de cet âge, étoit qu'il mourut empoisonné : mais il ne tient pas au pieux historien qu'on n'en trouve plutôt la cause dans une partie de chasse faite un jour de jeûne, et au mépris des abstinences prescrites par T'Église (1). Il est donc vrai de dire que l'Histoire de Léon Diacre ajoute bien peu de chose à nos connoissances sur le compte de Romain le Jeune.

Elle est plus instructive à l'égard de Nicéphore Phocas, dont le portrait, peu flatté dans les histoires modernes, et notamment dans ce chapitre où Gibbon a peint à si grands traits les empereurs grecs depuis Héraclius, et où il semble avoir affecté d'enfermer plus de faits que de mots (2), est présenté ici sous des couleurs plus favorables et qui paroissent aussi plus fidèles. L'auteur, qui, de son propre aveu, vivoit à Constantinople sous le règne de ce prince, et fut témoin de la révolte qui y éclata contre lui en 966 (3), devoit être bien instruit des particularités de son élévation au trône impérial, et il les raconte d'une manière qui tend à disculper la mémoire de l'impératrice Théophanon des odieux soupçons trop légèrement accueillis par d'autres auteurs. Les relations intimes qu'on a supposé exister entre cette princesse et Nicéphore, loin d'être indiquées par l'historien, sont mème absolument démenties par son récit, où l'on voit un favori du dernier empereur, nommé Joseph, devenir l'instrument de la disgrâce, de l'éloignement, et, par suite, de l'élévation de Nicéphore.

(1) Leon. Diacon. Histor. lib. 11, c. 10: EVTE JE TU my nay Th vnstrar.... παρειληφότες τον Ρωμανόν... οπι θηρείαν ελάφων ενται.

(2) Decline and Fall of the Roman empire, chap. XLVIII, p. 309-420. (3) Voy. Le Beau, Hist. du Bas-Empire, tom. XVI, p. 123, édit, de 1773. Conf. Leon. Diacon. Histor. lib. IV, č. 7, p. 40.

Les premiers chapitres du livre III renferment les détails de la révoIation qui mit Nicéphore sur le trône; etici encore, la narration de Léon diffère, sur plusieurs points importans, de celle qu'ont adoptée les modernes. On y voit Nicéphore poussé, comme malgré lui, à l'empire par les persécutions de Joseph, autant que par les prières de ce même Zimiscès qui devoit bientôt détruire son ouvrage, et forcé, en quelque sorte, de se faire empereur, pour éviter d'ètre la victime d'un favori. Toute cette révolution est décrite avec clarté et interêt; et le silence absolu que Léon garde sur la part qu'en y attribue à Théophanon, achève d prouver, sinon la fausseté, du moins la légèreté des motifs sur lesquels est fondée l'opinion générale. Une révole à Constantinople, préliminaire, en quelque sorte indispensal le, de l'élection d'un empereur, et que Leon raconte aussi comme un événement tout naturel et fort ordinaire, ouvre à Nicéphore la dernière barrière qui le séparoit du rône. Son caractère, tel qu'il est tracé par Léon, et ses premières démarches, annonçoient un prince éclairé, ferme et religieux. Les modernes, qui, en général, croient montrer de la profondeur en supposant des vices, n'ont voulu voir qu'un raffinement d'hypocrisie dans l'éloignement que témoigna d'abord Nicéphore pour les plaisirs de sa cour et pour les nouds du mariage. Il ne céda qu'avec peine aux instances de son clergé, pour embrasser un genre de vie plus mondain et pour épouser la veuve du dernier empereur. Quoi qu'il en soit, le témoignage de l'historien sur la tempérance de Nicéphore, et sur la chasteté de Théophanon (1), qu'il appelle ἀρισρετ ταῖς ὥρεις ἢ αὐτόχειμα τυγχάνεσαν Λάκαιναν, femme d'une beauté accomplie, et d'une pureté vraiment lacédémonienne; ce témoignage, dis-je, est du moins positif, conforme à tout ce que l'on sait de la vie antérieure des deux personnages, et paroît aussi digne de foi que les conjectures malignes qu'on a ramassées dans des compilations récentes: c'est un point que j'abandonne volontiers au jugement de nos lecteurs. Une expédition en Cilicie, qui n'offre de remarquable qu'une tentative infructueuse contre la ville de Tarse, et la prise de Mopsueste, termine le troisième livre.

Les événemens racontés dans le quatrième livre doivent être placés entre les années 964 et 969. On y distingue le second siége et la prise de Tarse, et la conquête de tou'e la Cilicie, qui en fut le résultat; une invasion en Syrie et en Mésopotamie, et le blocus d'Antioche. Quelques faits épisodiques sont entremêlés avec assez d'adresse au récit de ces événemens, tels qu'une ambassade vers les Russes, que l'auteur appelle

(1) Leon. Diacon. Histor. lib. 111, c. 9, p. 30.

Tauroscythes, ἐς τοὺς Ταυροσκύθας, ὃς ἡ κοινὴ διάλεκτος ῥῶς εἴωθεν ὀνομάζειν ; une expédition malheureuse en Sicile; une révolte à Constantinople, d'où l'auteur prend habilement occasion d'exposer les causes du mécontentement encouru par l'empereur auprès des divers ordres de citoyens. Le principal motif de cette haine, qui avoit sitôt succédé aux acclamations de la joie publique, étoit la multiplicité des impôts, nécessaires sans doute à la sûreté de l'Empire, mais probablement aussi exigés avec trop de rigueur. L'historien montre du discernement et de l'équité, en blamant l'empereur de cette rigueur inaccoutumée, et sur tout en le plaignant de commander à une nation qui vouloit bien qu'on la défendît, mais qui ne vouloit pas contribuer à se défendre; et l'on entrevoit déjà qu'un prince qui mettoit si souvent à l'épreuve le courage et le patriotisme des Grecs, n'avoit pas long-temps à compter sur leur fidélité. Du reste, les événemens que j'ai indiqués, occupent dans la narration de Léon plus d'espace encore qu'ils n'excitent d'intérêt; et les faits y disparoissent presque entièrement sous un amas de paroles inutiles. L'auteur, trop éloigné sans doute du siége des opérations militaires, et, par son état même, peu familiarisé avec les notions qui s'y rapportent, multiplie les harangues, au défaut des détails; quelquefois il se livre à des exagérations ridicules et réfutées par d'autres témoignages contemporains; comme lorsqu'il assure que Nicéphore conduisit en Asie une armée de quatre cent mille hommes, κρατὸν εἰς τετταράκοντα μυριάδας ἀριθμούμενον auvos tandis que Liutprand, qui vit partir cette armée de Constantinople, ne la porte qu'à quatre vingt mille, octoginta millia mortalium. Enfin, et c'est là sans doute le plus grave reproche qu'on puisse faire à Léon, il n'y a pas, dans toute la partie de son Histoire qui est relative à Nicéphore, un seul mot touchant cette célèbre ambassade de Liutprand, dirigée vers cet empereur même, et dont la relation est peut-être le monument littéraire le plus curieux du x. siècle, ni sur les relations suivies et publiques qui existoient à cette époque entre la cour d'Orient et l'empereur d'Occident, Othon le Grand. Une pareille omission est tellement grave, qu'elle me paroît presque inexplicable: car c'est, à ce qu'il me semble, pousser trop loin l'opinion qu'on doit avoir de l'ignorance de cet auteur, que de supposer, comme le fait M. Hase, qu'il ne connoissoit ni les noms ni l'existence des nations de l'Occident. Léon lui-même ne raconte-t-il pas cette malheureuse expédition de Sicile, rapportée aussi par Liutprand! Il me paroît infiniment plus vraisemblable que Léon a dissimulé, par attachement pour son pays, des faits qui ne compromettoient pas seulement l'honneur des armes impériales, mais le caractère et la loyauté de la nation grecque. On peut voir dans Liutprand, témoin

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oculaire, le récit de ces faits, dont la honte, malheureusement trop sensible, peut seule expliquer le silence de l'historien. Mais cette partialité, quoiqu'elle ne doive pas nous surprendre dans un Grec, nous rend, if faut bien le dire, justement suspects d'autres endroits de son récit, où la même raison a pu lui.commander la même réticence.

Le v. livre, composé de neuf chapitres, renferme les détails de la révolte d'un des généraux de l'Empire, à l'instigation duquel les Russes entrent dans la Bulgarie, l'ancienne Moesie, et s'y rendent maîtres de plusieurs places importantes; des négociations par lesquelles Nicéphore essaya d'arrêter les progrès de ce nouvel et redoutable adversaire; de la prise d'Antioche, à la suite d'une surprise nocturne qui offre plus d'un trait de ressemblance avec celle qui fit tomber la même ville au pouvoir des guerriers de la première croisade. C'est dans ces circonstances mêmes, où les talens et les succès de Nicephore se faisoient admirer aux deux extrémités de l'Empire, qu'un complot domestique vint mettre un terme à son règne, aussi mal apprécié de ses sujets que de l'histoire. Le récit de cette conjuration remplit les trois chapitres les plus intéressans, à mon gré, et les mieux écrits de tout l'ouvrage de Léon Diacre: tant il est vrai que la source du talent est dans une ame généreuse, et que l'esprit le plus médiocre peut devenir éloquent par l'indignation du crime! Je voudrois pouvoir mettre ce récit entier sous les yeux de nos lecteurs ; ils partageroient, j'en suis sûr, l'émotion que j'ai éprouvée en lisant les détails des nocturnes entrevues de Zimiscès et de cette Théophanon, devenue alors la complice des égaremens qu'elle avoit fait naître; les premiers indices du complot rendus inutiles par l'aveugle sécurité de l'empereur; l'arrivée des conjurés, par une nuit d'hiver, où toutes les rigueurs de la température sembloient déchaînées contre le crime; et leur irruption dans la chambre du prince, qu'en se retirant, sous un frivole prétexte, l'impératrice avoit laissée ouverte. On se rassure un moment, en voyant la frayeur qui saisit Zimiscès et ses complices, lorsque, trouvant vide le lit impérial, et déjà troublés par les reproches de leur conscience, ils songent à se précipiter dans la mer, et à prévenir ainsi la punition due à leur crime. Mais un misérable esclave leur montre dans un coin de la chambre l'empereur étendu par terre, selon son usage, et couché sur une peau de panthère. Les conjurés se raffermissent à la vue de leur victime; ils l'entourent et font briller à ses yeux trente glaives prêts à la frapper. Zimiscès fait traîner à ses pieds son maître et son ancien bienfaiteur, déjà atteint d'un coup à la tête; il l'accable des plus lâches outrages, et ne rougit pas de donner à ses complices l'exemple d'insulter à la majesté des rois, en arrachant cruellement la barbe de l'empereur et en lui

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