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pelés aux fonctions ministérielles ; il arrive d'ailleurs fréquemment que c'est dans le personnel ministériel que se recrutent les candidats à la présidence. C'était, dans tous les cas, aux premiers jours de l'histoire constitutionnelle des États-Unis, la règle invariable. L'expérience de l'ancienne France et des États-Unis montre le besoin de faire diriger la bureaucratie par des hommes qui lui soient étrangers et qui soient des organes directs du pouvoir politique. Cette conclusion est vérifiée par contre-partie par les leçons de l'expérience russe.

A force d'être gouvernée par des bureaucrates, la bureaucratie russe en était arrivée à se considérer comme autonome. Quoique encore bien près des événements pour les juger, nous croyons que les intentions de l'empereur Nicolas II étaient sincères : il s'est trouvé tout seul en présence d'une bureaucratie en général indolente et qui s'est directement opposée en plusieurs circonstances à la réalisation pratique de cette volonté. Il semble établi par exemple que la bureaucratie a interdit, sous des peines de police, l'affichage du manifeste du grand-duc Nicolas, approuvé par l'Empereur, et qui promettait, à la Pologne, des jours meilleurs. Un pays est tout près de sa ruine lorsque l'obéissance de la bureaucratie ne peut plus être sûrement et immédiatement obtenue par l'action directe du pouvoir politique.

c) Dans le régime parlementaire, les ministres sont, en quelque sorte, les délégués du Parlement à la tête des administrations pour faire prévaloir ses volontés.

Dans le régime qui donne la première place dans l'État aux assemblées élues, il y a une autre raison pour que les ministres ne soient pas des techniciens, c'est qu'ils doivent en principe être pris dans ces assemblées. La base de la vie publique, c'est la loi, c'est

1. M. Baker était maire de Cleveland (Ohio) depuis 1912, lorsque, au mois de mars 1916, il fut nommé ministre de la Guerre, par le président Wilson.

à-dire la volonté des Assemblées; d'autre part, ces Assemblées, considérées comme les organes les plus directs de la volonté souveraine de la nation, ont le droit d'indiquer, par des manifestations diverses d'opinion, les lignes directrices du gouvernement du pays. En toutes choses, par conséquent, le Parlement exprime une volonté abstraite qui ne peut passer dans le concret que par l'activité des fonctionnaires. Il faut donc entre le Parlement et la bureaucratie une sorte de charnière et c'est le cabinet.

:

Le cabinet est donc un comité du Parlement chargé de faire prévaloir ses volontés. La Convention, pour obtenir l'obéissance de la nation, constitua dans son sein un comité gouvernemental, le Comité de salut public; le cabinet est aussi un Comité de salut public choisi sur les indications de la majorité parlementaire, et dans cette majorité, par le chef de l'État.

Toute la question se ramène à savoir si la volonté du Parlement doit être obéie ou ne doit pas l'être si on se prononce pour l'affirmative, il faut admettre que, tout au moins en principe, les ministres doivent être des parlementaires. Ils doivent faire partie du Parlement afin de s'inspirer de ses volontés; ils doivent être les chefs de l'administration pour faire prévaloir ces volontés.

Il faut des ministres politiciens, si on ne veut pas être gouverné par la bureaucratie, si l'on veut imprimer à celle-ci l'impulsion de la volonté nationale. Dans la République Argentine et dans la Suède, on a vu, en 1916-1917, des Assemblées représentant la volonté nationale, favorables à la cause de l'Entente, et, au contraire, un président et un roi gouvernant contre la volonté du peuple avec des ministres pris en dehors de la majorité parlementaire.

En dehors des grandes crises nationales comme celles auxquelles nous venons de faire allusion, la volonté législative peut se heurter, non pas tant à une résistance ouverte de la part de la bureaucratie, mais à ce que par analogie avec une sorte de grève — on pourrait appeler la « désobéissance perlée ».

Je pourrais rappeler des exemples récents: le ministre émettant circulaires sur circulaires sans obtenir l'obéissance 1. Je choisis intentionnellement un exemple inactuel: en 1906, le Parlement supprime une indemnité de 3.000 francs, allouée à forfait pour leurs déplacements aux inspecteurs généraux du ministère de l'Intérieur ; désormais ces frais de déplacement seront remboursés à ces fonctionnaires sur production de mémoires. Le chef du service central de l'Inspection conseilla alors à ses subordonnés de majorer leurs états de frais de manière à ce que le total fût supérieur au montant de l'allocation forfaitaire précédemment accordée. On reproche souvent aux Chambres le temps qu'elles font perdre aux ministres, et il y a une grande part de vérité dans ce reproche. Mais une part certaine de responsabilité incombe aux administrations qui rendent nécessaire par leur résistance la répétition des observations publiques des parlementaires.

Lorsqu'on va ainsi au fond des choses, lorsque l'on se rend compte du rôle véritable des ministres, on s'explique que le même personnage puisse se trouver une année à l'Instruction publique, et, l'année suivante, à la tête de la Marine ou des Travaux publics. Le cabinet, dans le régime parlementaire, n'est pas une réunion de techniciens, dont chacun administrerait son département à la manière d'un spécialiste. Si le cabinet était ainsi composé de techniciens agissant isolément, et chacun enfermé dans sa spécialité, on ne pourrait plus comprendre sa responsabilité collective et nous n'aurions pas de gouvernement. Le cabinet, dans le régime parlementaire, est un comité d'hommes pourvus de qualités générales que nous chercherons à déterminer et en contact immédiat avec l'opinion publique et son organe principal, le Parlement. Il est le contrôleur, le surveillant, l'excitateur du personnel de spécialistes au courant des détails, des procédures, de la technicité de leur département. Ces spécialistes obéissent au ministre,

1. Voir les interpellations discutées à la Chambre le 23 février 1917.

le ministre au Parlement, celui-ci à l'opinion publique. Le cabinet, ainsi que l'a dit en termes excellents un écrivain anglais, est le pont qui réunit les spécialistes avec les techniciens, avec les fonctionnaires, qui assure la liaison entre les principes et la pratique. Le Parlement est le cerveau; les fonctionnaires sont les muscles; les ministres sont les nerfs qui font la liaison. De cette conception de leur rôle découlent certaines conséquences intéressantes que nous essaierons de dégager dans la suite.

§ 4.

CONCLUSIONS POSITIVES TIRÉES DES CRITIQUES CONTRE L'AMATEURISME MINISTÉRIEL DANS LES DÉMOCRA

TIES.

Les adversaires de la démocratie s'abstiennent, en général, de tirer, de leurs critiques, des conclusions de réformes pratiques : leur ambition semble se borner à mettre en lumière les inconséquences, les vices et les contradictions de ce régime contre lequel ils prononcent une condamnation en dernier ressort et sans circonstances atténuantes,

Cependant, la démocratie est, chez nous, l'état de fait, et les derniers événements mondiaux montrent que l'humanité s'achemine vers elle sous l'empire d'une fatalité analogue à celle qui conduit l'année de l'été à l'hiver et de l'hiver au printemps. Le devoir est par conséquent de prendre à son égard une attitude autre qu'un pessimisme négateur et purement stérile.

Cherchons donc à préciser quelles sont les solutions précises que supposent ces aspirations imprécises vers le gouvernement par les compétences.

Nous nous trouvons ici en présence d'idées assez confuses, les mêmes solutions se justifiant par des considérations voisines sans doute, mais en somme di

verses

1. J. Ramsay Mc Donald, leader du Labour party à la Chambre des communes, dans Socialism and government, t. II, p. 35.

Il y a, par exemple, un mouvement certain contre la règle constitutionnelle qui permet au chef de l'État de choisir les ministres dans la majorité parlementaire et contre la coutume qui exige, soit comme en Angleterre, qu'il les y prenne tous, soit comme en France, qu'il les y prenne en grande majorité. Les motifs de cette opposition sont complexes et nous ne pourrions en donner une idée complète sans exposer l'ensemble de la théorie du régime parlementaire. Mais, parmi eux, il en est qui touchent directement à notre sujet. Sans dédaigner les qualités nécessaires au succès dans les assemblées parlementaires, on affirme cependant que ce ne sont pas celles qui désignent pour le gouvernement. Il faut d'abord appartenir à un parti: qu'importent cependant les opinions politiques, lorsqu'il s'agit de construire des ponts, de creuser des ports, de perfectionner l'outillage national ou bien de conduire la grande affaire de la défense nationale? Il faut ensuite sinon un certain talent, tout au moins une certaine capacité oratoire: or, sans aller jusqu'à affirmer que le talent de parole est incompatible avec l'aptitude à l'action et l'esprit des affaires, on peut admettre cependant qu'il n'en est pas le signe nécessaire. Il est indispensable enfin de posséder une certaine habileté d'intrigue, une connaissance des couloirs », une dose sérieuse de souplesse, et le fil conducteur du régime parlementaire : toutes ces qualités ne servent plus lorsqu'il s'agit de prendre des initiatives, de commander, de gouverner, d’agir. On ajoute que le régime parlementaire est celui des « pelures d'orange» sur lesquelles tombent les cabinets, et que les ministres n'ont pas le temps d'acquérir, en exerçant leurs fonctions, la compétence qui leur manquait quand ils les ont prises.

Nous aurons à préciser bientôt si, et dans quelle mesure, ces critiques nous paraissent fondées. Mais, il en est souvent des systèmes politiques comme des hommes: la sévérité que l'on peut ressentir quand on les considère s'atténue quand on les compare. Si donc les ministres cessaient d'être pris dans le Parlement, dans quels milieux devraient-ils être choisis pour apporter la

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