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l'identité de l'intérêt général avec la somme des intérêts particuliers. Lorsqu'on aura donné satisfaction à tous les intérêts contradictoires qui clament vers l'État; lorsqu'on aura cédé aux réclamations contradictoires des agriculteurs et des industriels; lorsqu'on aura voulu être protectionniste avec les producteurs de matières premières, libre-échangiste avec les industriels, lorsqu'il s'agira de ces matières premières, protectionniste au contraire, lorsqu'il s'agira d'objets manufacturés; lorsqu'on aura donné satisfaction par exemple aux éditeurs qui veulent forcer le client à payer cher leurs livres par un impôt très lourd sur les livres étrangers; lorsqu'on aura apaisé les doléances de la betterave et les récriminations de la vigne; lorsque, en un mot, on aura satisfait le plus grand nombre possible d'intérêts particuliers, on aura ruiné le pays, on aura sacrifié l'intérêt général. Il faut donc des non spécialistes, des non techniciens pour définir l'intérêt général audessus de la somme des intérêts particuliers; ou plutôt, il faut des individus dont ce soit la spécialité de comprendre l'intérêt général et de le servir; leurs adversaires les appellent des politiciens, leurs amis les qualifient, d'hommes d'État.

Les avantages que l'on attribue à la représentation professionnelle apparaissent done comme illusoires; mais, par contre, ses inconvénients sont certains. Je ne parle pas de l'extrême difficulté qu'il y aurait à composer des groupes relativement homogènes, ayant des intérêts identiques à faire valoir; il y a eu par exemple, en 1917, un congrès de l'industrie du livre : là nous avons vu éclater l'hostilité des fabricants de papier qui veulent un impôt sur cette marchandise à l'entrée du pays et des typographes qui veulent la libre admission des matières premières! Combien faudra-t-il encore de longues années d'éducation sociale pour faire comprendre la solidarité, dans le groupe professionnel le plus restreint que l'on puisse imaginer, des employeurs et des employés ? Mais surtout, bien loin d'introduire de la compétence dans les assemblées représentatives, la représentation professionnelle menacerait d'abaisser

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d'une façon redoutable leur niveau intellectuel. On a souvent signalé la prédominance, dans les assemblées, d'individualités appartenant à des professions libérales : c'est un point sur lequel nous reviendrons. Cette prédominance est le signe qu'il y a eu, jusqu'ici, des classes politiciennes; que les électeurs, ayant conscience de leur incompétence, s'en sont remis à de plus compétents qu'eux. Dans un pays où la blouse domine, c'est la redingote qui emporte, dans les Assemblées, une majorité écrasante. C'est ce respect assez élémentaire, mais incontestable, des compétences qui a fait choisir, dans les mêmes classes, des officiers pour l'armée et des dirigeants pour la nation. Dans l'esprit de la représentation professionnelle, le représentant doit appartenir à la catégorie qu'il représente : les ouvriers seront représentés par un ouvrier, l'agriculteur par un agriculteur. On aura alors des assemblées où les éléments intellectuels de la nation ne formeront qu'une minorité infime.

Sans doute, les bâtisseurs de systèmes prétendent éviter cet inconvénient en décidant de ne pas proportionner le nombre des représentants d'une catégorie professionnelle au nombre des électeurs se rattachant à cette catégorie: on décidera par exemple ou bien que chaque catégorie, quelle que soit son importance numérique, aura le même nombre de représentants, ou bien que ce nombre sera arbitrairement fixé pour éviter l'écrasement de celles qui comprennent la plus petite somme d'individus et la plus grande somme de compétences. Comment peut-on croire à la viabilité d'un système pareil qui accuse, met en lumière, porte dans une évidence dangereuse le privilège d'une classe ? Dans l'état actuel des choses, s'il y a ensemble 100 intellectuels et 10.000 paysans, il y a bien des chances pour que les 10.000 paysans se fassent représenter par l'un des 100 intellectuels. Mais si l'on décide que les 10.000 paysans se feront représenter comme paysans et auront à ce titre 10 représentants, mais qu'également les 100 intellectuels, étant cent fois moins nombreux auront le même nombre de représentants, le sentiment si fort de l'égalité sera justement froissé, et, tôt ou tard,

i emportera, de son courant irrésistible les fragiles barrières de papier dressées par le législateur. Ainsi, à brève échéance, ce système, avec la prétention d'introduire la compétence dans la vie publique, doit fatalement aboutir à ce résultat l'écrasement de l'intelligence.

Ce n'est donc pas par des réformes des textes constitutionnels que l'on pourra diminuer l'amateurisme à la base du gouvernement démocratique. Je ne veux pas dire qu'il n'y ait rien à faire en matière électorale. Il n'y a pas de devoir plus grave que le devoir électoral: les citoyens devraient avoir toujours sous les yeux, gravé en lettres d'or sur les édifices publics, l'article 376 de la constitution. de l'an III: « Les citoyens se rappelleront sans cesse que c'est de la sagesse des choix dans les assemblées primaires et électorales, que dépendent principalement la durée, la conservation et la prospérité de la République. »

Mais, s'il n'est pas de devoir plus grave, il n'en est pas non plus dont on s'acquitte avec plus de facilité. La législation démocratique multiplie les dispositions tendant à en alléger l'exercice : le scrutin a lieu un jour férié, à des heures commodes, et enfin, suivant la formule consacrée, l'urne est autant qu'il est possible, rapprochée de l'électeur. Aussi n'est-il aucune obligation. dont on puisse se décharger avec moins d'effort, d'attention, de soin, de risque, de travail, de dépense ou d'inconvénients personnels. L'électeur n'a à dépenser que quelques minutes à de larges intervalles. Il est plus facile de voter que de payer ses contributions. L'électeur se borne à remettre un bout de papier. Il D'attache plus grande importance à ce qu'il fait. Bien plus, ce devoir qui lui coûte si peu, il peut s'en abstenir complètement.

Nous ne demandons pas bien évidemment que le vote soit rendu plus difficile afin d'attirer l'attention de l'électeur sur la gravité de sa fonction. Mais nous

JOSEPH-BARTHÉLEMY, La Compétence.

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demandons la contre partie des facilités données au vote c'est-à-dire son obligation. C'est la négligence qui est la source la plus féconde des abstentions; et souvent les abstentionnistes sont des modérés dont l'influence serait précieuse dans le corps électoral. Mais il faut, si l'on oblige à voter, que chaque vote présente un intérêt: ce but sera atteint par la représentation proportionnelle, qui assure sa représentation à toute opinion d'une certaine importance, et donne par conséquent un intérêt à la plupart des votes.

Le peuple est souverain, c'est lui qui prétend donner la direction à la politique et se charger de plus en plus directement des affaires du pays. Or, ce peuple est sur une des pentes les plus dangereuses: il y a trente ans, il y avait en France 50.000 débits de boissons. Il y en a aujourd'hui 500.000. A Paris, il y a un débit sur 4 maisons; mais ce n'est là qu'un chiffre moyen. Dans les quartiers populeux, aux abords des usines, il y a un débit, parfois deux dans chaque maison. La population des asiles d'aliénés en alcooliques dépasse celle d'une des plus grandes villes de France. Mais ce ne sont là que les cas aigus, on marche vers le détraquement général. Si un roi avait ce vice, on lui donnerait un régent. Nous ne déposerons pas Demos, le peuple roi. Enlevons lui son vice!

Personne plus que nous ne s'associe au vou de Taine de voir tous les jours utiliser davantage, en vue du bien général, toutes les forces de la nation; personne ne désire plus vivement voir grandir « le rôle de l'aristocratie et des corps dans les sociétés humaines 1». Mais cette influence des meilleurs, des plus savants, des plus sages ne peut leur être assurée, comme une possession paisible par la simple vertu d'un texte constitutionnel ou législatif. Leur devoir est de la conquérir et de la conserver par une lutte de tous les jours. Il faut répéter de la démocratie ce que Royer-Collard disait du gouvernement représentatif: elle n'est pas une tente pour le repos.

1. Lettre à E. Havet, Revue des Deux-Mondes, 15 avril 1907, p. 775.

Plus d'activité de l'élite, sortant plus que jamais de sa tour d'ivoire; plus d'instruction dans le peuple ; une place plus grande donnée à la compétence dans l'organisation constitutionnelle, dans les chambres, dans le gouvernement: l'unanimité doit se faire sur

ces vœux.

Mais il serait vain de vouloir conduire une démocratie à renoncer à l'égalité une fois qu'elle l'a conquise. Le sentiment égalitaire acquiert tous les jours une nouvelle force d'expansion à laquelle ne sauraient résister les digues les plus savamment combinées. Tous les raisonnements, toutes les théories, toutes les combinaisons des publicistes s'écroulent devant ces simples paroles : Tous les hommes naissent nus! Un homme, une voix ! Le suffrage universel égalitaire ne réclame pas de justification. A quoi bon rechercher s'il est bon ou mauvais ou passable? Il n'est pas un « système. » Il est une force de la nature. Et lui aussi peut dire : Sum quia sum!

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