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exercer sans apprentissage et sans prédisposition spéciale 1.

Qu'y a-t-il de vrai dans ces critiques que Spencerappliquait à la politique anglaise de son temps? Quelle est donc la nature de la préparation que l'on peut exiger de ceux qui aspirent à gouverner la démocratie? Est-ce que la démocratie est vraiment plus favorable à «l'amateurisme» que les autres formes de gouvernement? Telles sont quelques-unes des questions qui se poseront

à nous.

Il faut d'abord bien voir que le problème, dans son ensemble, est double : il y a le problème de la technicité et le problème de la capacité. Et d'abord, il convient de se demander si les fonctions de l'État doivent être réservées à des professionnels, à des individus dont ce soit l'occupation principale et permanente, qui en fassent, en un mot, leur carrière. Il est bien évident que, dans un régime supposant un minimum de liberté, il y a toujours des fonctions conférées par l'élection, et par conséquent exercées par des non-professionnels. On ne conçoit pas un pays qui aurait touché au premier degré de la civilisation et qui ne laisserait pas une part à l'amateur, tout au moins dans les manifestations inférieures de la vie publique, et notamment dans la vie locale. Toute nation civilisée fait une large place aux amateurs dans les assemblées élues, généralement chargées de la fonction législative. La question << amateurs ou professionnels ?» ne comporte donc pas une solution absolue dans un sens ou dans l'autre. Les systèmes politiques des pays modernes se caractérisent seulement par des tendances, par des solutions données à un simple problème d'équilibre entre l'amateur et le professionnel : ainsi le pays où domine la technicité réduira l'assemblée élue au vote des lois qu'elle ne pourra ni proposer ni même modifier; elle ne lui laissera pas, par conséquent, le contrôle du gouvernement. Celuici, représentant de la technicité, aura la prédominance

1. ," A man must serve his time to any trade Save criticism; critics are ready-made. »

(Byron, English Bards and Scotch Reviewers).

dans l'État. Les chefs suprêmes des administrations, ces agents supérieurs que l'on qualifie généralement de ministres, seront des professionnels exclusivement pris dans les administrations elles-mêmes. Dans la gestion des intérêts locaux, prédominera l'administrateur professionnel, l'agent du pouvoir central, le préfet. La justice sera rendue par des juges professionnels, et non par ces magistrats, amateurs et occasionnels, qui composent les jurys.

Ainsi, il n'y a aucune liberté politique sans une place faite aux amateurs. Mais un État ne vit pas de liberté, qui est une notion négative. La vie de l'État et la liberté politique elle-même ne seront possibles que si elles s'asseyent sur une administration habile, exercée, composée de professionnels. Il deviendrait dangereux de traverser les rivières si les ponts étaient construits par des individus quelconques, désignés temporairement pour cette mission par des électeurs eux-mêmes dépourvus d'instruction technique.

Il faut donc des amateurs investis de la fonction politique et des professionnels chargés du travail technique. Le problème se ramène donc finalement à déterminer la place qui doit être faite dans l'État au politique et celle qui doit être laissée au technique. C'est une question essentiellement pratique, qui ne saurait comporter une solution absolue, uniforme, applicable à tous les temps et à tous les pays. Une fois la place faite à chacun d'eux, il faudra déterminer leurs rapports: on s'accorde généralement à reconnaître que le rôle du politique est de contrôler, de surveiller l'action du technique, de réprimer ses écarts. Mais dans notre organisation actuelle, le politique ne se borne pas à cette mission générale de surveillance: il agit. Ainsi nos ministres qui sont, en donnant à cette expression le sens précis et non péjoratif que nous avons indiqué plus haut, des amateurs politiques, agissent en personne, prennent des décisions, et le technique s'efface même derrière leur autorité.

Lorsqu'on a résolu le problème de la technicité on se

trouve immédiatement en présence de celui de la capacité. Telle fonction doit être remplie par des professionnels, telle autre au contraire par des non-professionnels: mais comment les titulaires, non professionnels ou professionnels, seront-ils choisis parmi les plus capables? Et surtout, est-il vrai que la démocratie, qui aime déjà à confier les fonctions publiques à des non-professionnels, ait encore une tendance marquée à choisir, pour s'en acquitter, les individus les moins capables? Le suffrage universel, par exemple, compose-t-il ses assemblées de non-professionnels moins distingués que ceux qu'y appellent le suffrage restreint, l'hérédité, ou la nomination du prince? Dans le régime parlementaire démocratique, les ministres sont des non-professionnels: ces non-professionnels paraissent-ils moins aptes à remplir leurs fonctions que dans les autres régimes? Enfin, les titulaires des fonctions réservées à des professionnels sont-ils moins aptes intellectuellement et moralement que ceux que l'on trouve dans les situations correspondantes des monarchies et des aristocraties? Tel est le double aspect du problème de la compétence dans la démocratie.

$4.

Un coup d'œil sur l'organisation politique et administrative des démocraties modernes révèle tout un ensemble d'anomalies apparentes qui sont bien faites pour surprendre un esprit non averti. Elles se ramènent à cette idée que si certaines conditions formelles d'aptitude morale ou intellectuelle sont exigées pour quelques fonctions inférieures, par contre l'accès des fonctions supérieures reste en général déterminé par la libre appréciation des électeurs ou des supérieurs hiérarchiques.

Pour accéder à la fonction modeste et peu rénumérée de conseiller de préfecture, il faut être licencié en droit; mais pour être préfet, il n'est même pas nécessaire d'être bachelier. Un concours présentant une certaine difficulté ouvre les fonctions de rédacteur à la

Préfecture de la Seine, à la Préfecture de police, à l'octroi de Paris, à l'Assistance publique : mais les chefs suprêmes de ces administrations sont librement choisis par le gouvernement; pour être attaché, conseiller d'ambassade ou ministre plénipotentiaire dans une classe inférieure, il faut être « de la Carrière » qui ne s'ouvre que par la porte étroite d'un concours; mais une grande ambassade peut être tenue par un outsider. L'auditorat au Conseil d'État et à la Cour des comptes est réservé à l'élite issue d'un concours: mais les fonctions supérieures dans ces grands corps (maîtres des requêtes, conseillers référendaires, conseillers maîtres, conseillers d'État) sont accessibles à toute personne investie de la seule confiance du gouvernement. Pour être conseiller d'État cependant, il est nécessaire d'avoir l'âge de trente ans. Mais pour remplir la fonction supérieure de législateur, la même maturité n'est pas exigée : il suffit de l'âge de vingt-cinq ans. Cet âge est nécessaire et suffisant car s'il est exigé de connaître le droit pour l'appliquer, notamment dans les tribunaux, il n'est pas exigé de le connaître pour le modifier, l'améliorer, le perfectionner. Si nous parvenons enfin au sommet de l'organisation politique, aucune espèce de condition, même d'âge, n'est exigée pour être ministre ou président de la République. Les démocraties anglaise et américaine se soumettent d'ailleurs à la même règle: les inférieurs, les subordonnés sont des spécialistes ; les supérieurs, les individus à qui appartient la responsabilité et le pouvoir, ne sont pas des spécialistes.

Ces contradictions apparentes peuvent servirde thème facile à des développements critiques. Ne vaut-il pas mieux essayer de les comprendre, de les expliquer, de rechercher si et dans quelle mesure elles sont fondées? C'est, dans tous les cas, ce second parti que nous avons résolument adopté.

La clef qui explique ces apparentes anomalies est double. C'est d'abord que, dans tout pays libre, il y a une fonction politique qui ne peut être confiée qu'à des non-professionnels. Qu'on s'y résigne ou qu'on s'en indigne, les membres d'une société civilisée ne consentent

pas à être traités comme des choses. On n'imagine pas un État occidental, après la période de la préhistoire, qui ne fasse une place quelconque à des individus ordinaires pris dans la masse des citoyens pour s'acquitter transitoirement de fonctions publiques. Les députés aux États généraux ou provinciaux, les administrateurs des paroisses ou des villes dans l'ancienne France étaient des individus, désignés presque au hasard, dans la couche moyenne de leur classe. En Angleterre, le système de la collaboration des amateurs aux fonctions publiques existe depuis le temps des Saxons et des Normands: les dizeniers et centeniers, les hommes libres des bourgs, les freeholders de la County Court, les barons du grand Conseil et de la Curia regis, les chevaliers des comtés dans les premiers parlements, les juges aux assises des Quarter sessions, tous ces personnages étaient des laymen.

Dans l'État démocratique les citoyens prétendent exercer une influence sur la direction de la société dont ils sont les membres. Ils veulent tracer les lignes générales que doit suivre le gouvernement ou, tout au moins, paraître avoir le droit de les tracer: dès lors, ils veulent pouvoir mettre à la tête du pays des individus qui soient les organes de leur volonté : les chambres législatives seront composées de leurs représen

tants.

Il Ꭹ aura même, à la tête des administrations, des ministres non professionnels chargés de transmettre à la bureaucratie les impulsions de la volonté nationale. Des non professionnels doivent par conséquent, dans tout régime libre, être chargés d'imprimer au technique les directions politiques. Les principes généraux, une fois déterminés par les non-professionnels de la politique, il faut une forte organisation technique chargée d'assurer la vie publique la meilleure en conformité avec ces principes. Nous nous trouvons en présence de problèmes extrêmement délicats de dosage, d'équilibre, de rapports entre la politique et la technique : mais la participation des gouvernés au gouvernement par des non

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