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CHAPITRE II

LA COMPÉTENCE DES LÉGISLATEURS

SOMMAIRE

L'amateurisme législatif règle de tout régime libre.

du problème dans la démocratie.

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§ 1. Valeur individuelle comparée des législateurs dans la démocratie et dans les autres régimes.

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Les « amateurs » chargés de la fonction législative sont-ils moins distingués » dans le régime démocratique que dans les autres régimes libres? Physionomie particulière des assemblées démocratiques; abaissement progressif de la classe sociale dans laquelle se recrutent les représentants; simplification de l'éloquence; violence des discussions; modifications au règlement; physionomie différente, somme égale de talent. Les catégories dans lesquelles se recrutent les assemblées démocratiques: prédominance des avocats. Quelle est la compétence spéciale du parlementaire.

$2.

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- L'élaboration technique de la loi dans la démocratie. Plus est grande la liberté politique, plus se réduit la part des techniciens dans l'élaboration de la loi. Le modèle de l'organisation de l'État suivant le principe de la technicité : la constitution de l'an VIII. Les fruits de l'amateurisme législatif: trop de lois, lois inappliquées; erreurs techniques ; crise générale de la rédaction législative; le système des retouches et des lois à l'essai.

§3. L'intervention du technique dans l'élaboration de la loi. Conclusion du chapitre II.

Il n'y a pas de liberté politique, même en germe, si le pouvoir d'émettre les règles générales qui dominent l'organisation de la société n'appartient pas à des assemblées élues. Si le pouvoir de poser les principes

premiers, les préceptes obligatoires pour les citoyens n'appartient pas à la représentation nationale, on se trouve dans le régime du despotisme le plus complet. A moins d'en revenir à la chimère du bon tyran, il faut donc que le droit d'émettre les lois appartienne aux Parlements: cette attribution leur est même si naturelle que le langage courant les désigne par l'expression de « pouvoir législatif »>.

Or, les élus sont nécessairement des amateurs. En dehors du despotisme, la tâche singulièrement difficile d'élaborer et de perfectionner le droit est donc confiée, au moins lorsqu'il s'agit de donner la force obligatoire à des règles, à des non techniciens. Il y a des hommes qui consacrent leur vie toute entière à l'étude du droit et découvrent tous les jours des domaines inexplorés ; or, par la grâce du suffrage, un individu quelconque - médecin, artisan, ouvrier... se trouve appelé tout d'un coup à statuer sur le perfectionnement de ce droit qu'il ignore.

Ce fait essentiel à tout régime libre, prend-il, dans le régime proprement démocratique, une accentuation et une gravité particulière? Est-ce que, par exemple, l'extension du suffrage amène, comme on l'avance souvent, l'abaissement de l'étiage intellectuel et moral des Assemblées ? Est-ce que le progrès démocratique se traduit aussi par une restriction de la collaboration des techniciens et par un accroissement de l'amateurisme dans l'élaboration de la loi? En un mot, les amateurs législatifs sont-ils moins «< distingués » et plus envahissants dans la démocratie que dans les autres formes de gouvernement libre? tel est le problème.

§ 1.

VALEUR INDIVIDUELLE COMPARÉE DES LÉGISLATEURS DANS LA DÉMOCRATIE ET DANS LES AUTRES RÉGIMES

C'est un des lieux communs le plus souvent développé dans la littérature politique que la haine de la

démocratie pour les supériorités. Un chef d'industrie cherche les ingénieurs les plus savants, les contremaîtres les plus experts, les ouvriers les plus laborieux et les plus habiles; la maîtresse de maison la plus modeste cherche à s'assurer les services de la meilleure cuisinière. Ces principes d'élémentaire bon sens qui dominent la vie privée semblent perdre leur valeur dès que l'on passe à la vie publique. Le même citoyen qui, lorsqu'il s'agit de la gestion de ses propres affaires, choisit les meilleurs et les plus capables, va naturellement aux médiocrités pour leur confier la gestion des affaires de l'État. La démocratie se méfie des hommes de valeur et de caractère. Si, par hasard, elle en a attaché quelques-uns à sa fortune, elle ne manque pas de manifester, par une prompte ingratitude, son regret d'avoir manqué à une règle de conduite qui lui est aussi naturelle qu'aux sources la descente vers les plaines; Aristide et Démosthène furent proscrits, Cicéron délaissé, Lamartine oublié, Gambetta hué. A ces regrettables tendances de la démocratie, on oppose le magnifique programme de Napoléon : « La carrière est ouverte au talent »>.

Il faut se méfier de ces généralisations trop hâtives et le plus souvent injustes. Les mêmes termes pourraient être appliqués aux régimes les plus opposés. Ce reproche d'aller à la médiocrité «< comme la chèvre au cytise », Rousseau le formulait, mais il le dirigeait contre le régime monarchique : « Ceux qui parviennent dans la monarchie ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents qui font parvenir dans les cours aux grandes places ne servent qu'à montrer au public leur ineptie aussitôt qu'ils sont parvenus1».

Sans doute, il y a des exceptions éclatantes: Louis XIII a maintenu Richelieu contre toutes les intrigues de cour. Mais l'ensemble du personnel monarchique confirmerait plutôt l'affirmation de Rousseau; les exemples d'ingratitude des rois sont aussi nombreux que les exemples

1. Contral social, I, III, ch. vi.

d'ingratitude des peuples. Il ne resterait plus qu'à conclure que démocratie ou monarchie, oligarchie ou suffrage universel, c'est tout un et que le monde a toujours été gouverné par des médiocres.

Cette conclusion, par trop simpliste, risquerait d'être injuste. Il en est, en effet, du gouvernement des hommes, comme de toutes les autres branches de leur activité. L'humanité vit dans la moyenne el ce n'est qu'à de longs et rares intervalles que surgit l'homme génial: c'est vrai de la science, des lettres, des arts, du gouvernement. Nos vœux s'impatientent souvent contre la disproportion entre les événements formidables et la stature des hommes chargés d'y faire face: mais mens flat ubi vult. Il ne faut d'ailleurs pas songer à appliquer à l'homme politique les critères normaux des autres professions. Un grand homme d'État n'est pas nécessairement un grand homme. Il y a bien une parcelle de vérité dans le vers passé en proverbe :

Tel brille au second rang qui s'éclipse au premier.

Mais l'inverse peut être également juste. Les premières places de l'État sont si avantageuses que tels y reluisent qui resteraient ailleurs singulièrement ternes. Le génie, au sens courant que l'on donne à ce mot, n'y est pas nécessaire. Il y faut avant tout la rectitude du jugement, l'équilibre de l'esprit, la droiture du cœur, l'élévation de la conscience et le sens du devoir. Si Charles de Hohenzollern était resté dans l'armée prussienne, il n'aurait fourni qu'une médiocre carrière d'officier. S'il avait été fonctionnaire, l'étiage de son talent ne l'aurait peut-être pas porté aux premiers emplois. Mais, au témoignage de ses biographes, il a eu la bonne fortune d'être assis sur un trône au lieu de l'être sur un rond de cuir. Il a réconcilié deux provinces ennemies, fondé un royaume, bien régné pendant la paix et gagné des batailles. Carol I, qui n'aurait pas été un grand homme, a été un grand roi. Certes, il ne faudrait pas en conclure à l'éloge de la médiocrité dans la politique: disons seulement que c'est un métier de gouverner les hommes comme de faire des livres, des pen

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tés de leurs occupations, les électeurs choisiront les meilleurs d'entre eux. Et d'ailleurs, ce ne sont pas les aptitudes techniques qui importent dans la gestion des affaires publiques. Une Chambre composée des agriculteurs les plus habiles à engraisser les porcs, élever les bœufs et tirer à la terre son maximum de blé; des mécaniciens les plus experts dans leur art, des charrons les plus habiles et des épiciers ayant réalisé, dans le plus bref délai, la plus grosse fortune, cette Chambre serait peut-être différente, elle ne serait certainement pas meilleure que les Chambres actuelles. Mais, dirat-on, on ne choisira pas les meilleurs au point de vue strictement professionnel, les plus experts dans leur technicité, mais bien ceux qui seront les plus habiles à comprendre les intérêts de leur profession et les plus aptes à les faire triompher: voilà donc que nous retombons tout de suite dans la politique et que nous nous éloignons du technique.

3" Le système de la représentation des intérêts se fonde encore sur une présomption discutable : à savoir que les individus qui appartiennent à une profession ont une conception juste et sociale des intérêts de cette profession. L'artisan le plus habile dans sa profession peut parfaitement ignorer quelles sont les mesures législatives, administratives, douanières qui sont les plus favorables à sa profession on peut être capable de mettre au point un parfait chronomètre et ignorer les conditions économiques les plus favorables à l'industrie horlogère; je sais une région, exclusivement agricole, où les agriculteurs organisaient des manifestations contre Méline-Pain-Cher. La conception juste des conditions économiques les plus favorables à une industrie n'existe que chez une minorité d'employeurs, de patrons, de bourgeois... Mais ceux qui ont la conception juste des intérêts de leur profession, n'ont pas pour cela la conception sociale de ces intérêts, c'est-à-dire la conception la plus conforme à l'intérêt général; en tant qu'il appartient à une profession, un individu cherchera les intérêts de cette profession et lui sacrifiera l'intérêt général. Et qu'on ne réédite pas ici le sophisme de

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