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Je me suis surtout précautionné, quoique pas toujours efficacement, contre cette monotone régularité de préceptes vulgaires de bibliographie qui n'apprennent rien parce qu'on les trouve partout.

Si j'ai le bonheur d'obtenir quelque indulgence pour une partie de ces notes, j'ai bien à craindre qu'il ne puisse en être de même pour la composition de la bibliothéque. On blâmera et cette abondance de maroquin, et ces estampes, ces portraits ajoutés à tant de volumes, ces éditions répétées des mêmes ouvrages, cette multitude de Virgiles, d'Horaces, d'Homères, depuis l'in-24 jusqu'au grand in-folio, etc. Sur tout cela je ne puis rien dire, sinon que chaque lecteur est pleinement le maître de son jugement sur cette bibliothèque, puisqu'on se décide à en publier le catalogue. Je dois aussi renvoyer aux notes apologétiques qui sont éparses dans cet ouvrage, et dire ici une fois pour toutes que, pendant le cours de tant d'années, toujours au milieu des livres, ayant fabriqué une multitude d'éditions de quelque luxe, en ayant débité un bien plus grand nombre encore, il m'eût été fort difficile, à moi qui fus porté dans la librairie par ma prédilection pour les livres, de ne pas garder de beaux exemplaires de ces éditions par moi publiées, et de ne pas prélever aussi quelques volumes de choix sur les livres plus ou moins rares que le commerce amène journellement dans mes mains.

On trouvera, j'en conviens, dans cette bibliothéque quelques-unes de ces raretés plus curieuses qu'utiles, de ces livres que l'on acquiert à haut prix, que l'on conserve avec complaisance, que l'on montre avec quelque

peu de vanité, mais qu'on ne lit guère, soit à cause de la nullité de leur contenu, soit parce que leur richesse intérieure et de dehors les rend presque hors d'usage. Mais avec ces joyaux dont on ne se pare que les jours de grande fête, cette nombreuse collection contient une précieuse et admirable réunion de ce que la littérature ancienne et moderne offre de plus exquis, à l'exception toutefois de l'allemand et des langues septentrionales desquelles je n'ai fait aucune étude; le tout en livres de lecture, et vraiment usuels, bien que des éditions les meilleures et les plus élégantes. L'immense suite de nos in-8° françois que les entreprises typographiques de 1816 à 1819 ont augmentée d'une manière si remarquable, et qui, soit comme ensemble littéraire, soit comme collection typographique, n'a son équivalent dans aucune autre langue, ni dans aucun autre pays, est ici d'une beauté et d'une richesse presque uniques, tant par la qualité des exemplaires que par les accessoires qui les embellissent. Si le désir de compléter la collection des éditions que publièrent les trois Manuce a pu me déterminer à introduire dans cette bibliothéque trop de répétitions tout-à-fait superflues de Térence, de Salluste, de Cicéron, quinze à vingt exemplaires de ce lexique maintenant inutile du moine Calepin; il est très vrai aussi que les élégantes éditions des Racine, des Corneille, des Molière, des Télémaque, des Pope, des Shakespeare, et de tant d'autres livres presque tous chefs-d'œuvre, forment une abondance qu'il seroit bien rigoureux de trouver stérile, et demandent grâce pour deux à trois cents volumes inutilement doubles, et qui seroient

rejetés si des circonstances étrangères à leur mérite ou à leur utilité ne me portoient à les conserver.

Ce qui peut le moins intéresser tout lecteur de ce catalogue est bien certainement ce qui est relatif à la seule personne du propriétaire; aussi me bornerai-je à dire que si, avec une fortune circonscrite, une nombreuse famille honorablement et soigneusement élevée, avec les cruelles années que la fin et le commencement de ces deux siècles nous ont fait endurer, j'ai pu former, et surtout conserver cette réunion de livres trop considérable peut-être, c'est que dès mes plus jeunes ans toutes mes dépenses personnelles, tous mes amusements se sont rapportés à ma chère bibliothéque. Quiconque pendant quarante années ne perd jamais de vue un objet, arrive presque toujours à des résultats d'une importance au moins relative. Je me dois aussi de déclarer formellement que la dislocation et l'éparpillement des bibliothéques jetées dans la circulation par l'effet de nos diverses crises révolutionnaires, n'ont pas accru la mienne d'un seul volume autrement que par les voies ordinaires et ouvertes du commerce; rien des dépôts publics, rien des maisons religieuses, rien des bibliothèques d'émigrés, ni de semblable source.

La première acquisition que je fis autrement que volume à volume, est celle des éditions aldines du cardinal de Loménie-Brienne, que venoit de lui acheter le libraire G. Cl. Molini. Celui-ci paroissant disposé à ne s'en dessaisir que pièce à pièce, et à des prix exagérés, je pris le parti de la lui acheter toute entière en une fois. Avec un certain nombre de beaux et rares volumes, cette

acquisition mit dans mes mains une quantité d'assez mauvais exemplaires qu'insensiblement j'ai rejetés de ma collection, et convenablement remplacés. Un peu plus tard, M. Brunck me proposa l'acquisition d'une partie de sa belle et savante bibliothéque, the virtù part, comme le diroient les rédacteurs anglois de catalogues (Voy. tome IV, page 271). Point assez riche pour faire les avances entières de cette importante acquisition, je fis un choix parmi ces livres, et je cédai tous les autres à un M. de Lunas, qui en revendit quelques-uns, et conserva le reste jusqu'à sa mort arrivée douze ou quinze années après. M. Brunck a beaucoup déploré, dit-on, privation de cette partie de ses livres; mais ils lui furent très chèrement payés; et d'ailleurs l'usage qu'il fit d'un Hesychius qu'il avoit porté dans son compte à un prix fort élevé, et que je rendis gratuitement à ses doléances (Voy. tome II, page 17), me préserva de tout le regret que m'auroit certainement inspiré la situation d'un savant réduit à se priver de ce qu'il avoit de plus cher; et ce ne fut point le cas de M. Brunck. Il vendit, parce qu'il crut de son intérêt de le faire.

la

La vente de La Serna Santander que je fis en 1809, des voyages multipliés dans les diverses parties de l'Europe, une correspondance active, et, je le répète, mon attention continuellement dirigée vers cet objet de prédilection, voilà la baguette qui a rassemblé toutes ces merveilles bibliographiques.

Trop souvent les goûts du chef de la famille sont ou en contradiction, ou au moins en dissemblance complète avec ceux de tout ce qui l'entoure. Chez moi, il n'en est

pas ainsi. Non pas que je me persuade que la conquête d'un beau classique du xvme siècle, d'un Elzevier broché, d'une édition aldine depuis long-temps désirée, fasse à tout autre un plaisir égal à celui que j'en éprouve; mais j'ai le bonheur de voir que l'on est heureux de la satisfaction que je ressens; et, ce qui n'est pas très ordinaire, je puis vivre en même temps au milieu de ma famille et de mes livres. Si quelque circonstance m'eût mis dans le cas de croire qu'il conviendroit d'opter, bientôt les trop magnifiques Virgiles, les somptueux Télémaques, et tout l'attirail bibliomaniac, comme le nomment les Anglois, eussent été avec empressement sacrifiés sinon à mon bonheur, au moins à celui des miens.

Cet heureux accord de volontés, et en bien des points même, cet accord de goûts, m'a donné aussi la satisfaction d'avoir pour ce Catalogue des coopérateurs qui me le rendent bien cher. Chacun autour de moi y a travaillé; et dans plus d'une de ses pages je retrouve avec un plaisir indicible le tribut de tendresse de l'un ou l'autre de mes bien-aimés.

Lorsque je fus décidé à imprimer ce Catalogue, ma première pensée fut d'en tirer seulement cinquante ou cent exemplaires, pour les offrir aux personnes que je crois avoir pour moi quelque bienveillance, ou pour lesquelles un livre de cette nature m'auroit semblé avoir de l'intérêt; l'importance de l'ouvrage et mes devoirs de père de famille m'ont nécessairement détourné d'adopter ce mode de publication qui, de tous, m'eût été le plus agréable. Libraire, j'ai dû faire de ce Catalogue un livre de mon commerce, sinon comme spéculation lucrative,

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