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supérieure à toutes les autres, contient une grande
quantité d'excellents matériaux rassemblés par
Orelli, entre autres les collations de deux an-
ciens et importants manuscrits, dont l'un ap-
partient à Saint-Gall et l'autre à Berne. Il existe
plusieurs traductions françaises de Dictys; la
meilleure est celle d'Achaintre, publiée sous le
titre de Histoire de la guerre de Troie attri-
buée à Dictys de Crète, trad. du latin avec
des notes et éclaircissements; Paris, 1813,
2 vol. in-12.
L. J.

sous

Dissertation de Perizonius, en tête de l'édition de Smids et celle Dederich. Wopkens, Adversaria critica in Dictyn. Hildebrand, Remarques sur Dictys, dans le Jahrb. fur Philol., de Jhan, XXIII, 3, p. 278. DICUIL, moine et géographe irlandais, du neuvième siècle, écrivait en l'an 825, époque où il devait avoir une cinquantaine d'années, puisqu'il parle d'observations qui lui avaient été communiquées trente ans plus tôt. Un manuscrit sur des mesures de l'empire romain, Théodose, étant tombé entre ses mains, il y joignit quelques détails, qu'il puisa dans le petit nombre d'auteurs qu'il avait à sa disposition, Pline, Orose, Solin, Priscien, Isidore de Séville, indépendamment de quelques récits que lui fournirent des moines voyageurs; de là le livre intitulé: De Mensura orbis Terræ ; de là un de ses commentateurs, s'éloignant de la partialité habituelle des savants en faveur des ouvrages qu'ils expliquent, l'a qualifié d'effroyable rhapsodie. Dicuil ne se faisait aucune idée de la situation respective des pays; il adopte la division de la terre en trois parties, l'Europe, l'Asie et la Lybie. Quant à l'Asie, il copie Pline, et ses connaissances positives s'arrêtent au Gange. Ce qu'il a trouvé dans Isidore de Séville et dans Solin résume toutes ses connaissances au sujet de l'Afrique; il soutient que le Nil a sa source dans les montagnes du sud de la Mauritanie, non loin de l'Océan, et il renferme au delà de l'équateur le vaste continent africain. La découverte de l'Islande par une colonie irlandaise, l'ouverture du canal entre la mer Rouge et le Nil sont des circonstances dont Dicuil a conservé la trace. Après avoir été cité comme manuscrit par divers savants, tels que Saumaise, Vossius et Hardouin, le livre De Mensura Orbis fut publié pour la première fois en 1807, à Paris, par M. Walckenaër, d'après deux manuscrits de la Bibliothèque impériale: il avait entrepris de reproduire sans changement un texte fort corrompu, et il se proposait de le corriger et de le commenter plus tard. Cette tâche a été accomplie par un érudit qui débutait alors dans la carrière qu'il devait parcourir avec tant d'honneur: M. Letronne mit au jour en 1814 le texte restitué de Dicuil, et l'accompagna de Recherches géographi❘ ques et critiques qui ne laissent à peu près rien à dire de neuf au sujet de l'écrit du vieux cosmographe hibernois. Dans cette édition de 1814, le texte occupe 71 pages et les notes 242.

B.

S. Pittarelli, Lettera al signore Walckenaer, nella quale si tratta d'alcuni punti di storia e di geografia relativamente al libro di Dicuil; Torino, 1810, in-8°. — Vicomte de Santarem, Essai sur l'histoire de la Cosmographie, 1, 34.

* DIDACE (Saint), appelé Diego en Castille et JAIME en Aragon, franciscain espagnol, né à Saint-Nicolas (Andalousie),,mort à Alcala de Henarez, le 12 novembre 1463. Il prit l'habit de frère lay ou convers de l'ordre de Saint-François au couvent d'Arrezafa, près Cordoue, et fut envoyé en qualité de gardien au monastère de Forte-Ventura, l'une des îles Canaries. Il convertit presque tous les infidèles de l'île, et chercha plusieurs fois sans succès l'occasion de se faire martyriser. Rappelé en Espagne en 1449, il y rapporta, suivant son chroniqueur, le don de faire des miracles; néanmoins, saint Didace ne paraît pas avoir usé de ce pouvoir. Il alla en 1450 faire son jubilé à Rome, soigna avec zèle les religieux de son ordre malades au couvent d'Ara-Cœli, et revint mourir en Espagne. Le pape Sixte V le canonisa, le 2 juillet 1588, et plaça sa fête au 12 novembre. Innocent XI la fixa au 13 du même mois.

Wadding, Scriptores ordinis Minorum.
Vies des Saints, III, 188.

:

Baillet,

* DIDELOT (Nicolas), médecin français, né à Bruyères (Lorraine), vivait en 1782. Il quitta sa patrie pour venir s'établir à Remiremont, puis devint successivement premier chirurgien du roi de Pologne, associé correspondant du Collége de Chirurgie de Nancy, correspondant de l'Académie de Chirurgie de Paris, etc. On cite de lui Instructions pour les sages-femmes; Nancy, 1770, in-8°; Lettre à Messieurs du Collège royal de Médecine sur une maladie bilieuse épidémique qui a régné à Bruyères et dans les villages voisins; 1771, in-12; Avis aux gens de la campagne, ou traité des maladies les plus communes, avec des Observations sur les causes des maladies du peuple; Nancy, 1772, in-12; - Précis des Maladies chroniques et aiguës, etc.; Nancy, 1774, 2 vol. in-12; Description topographique minérale et médicale des Vosges ; 1780, in-8°; Avis aux personnes qui font usage des eaux de Plombières, ou Traité des eaux minérales, dans lequel on expose les diverses manières d'user de ces eaux, Bruyères, 1782, in-8°. Éloy, Dictionnaire historique de la Medecine. Quérard, La France Litteraire.

etc.;

DIDEROT. La famille Diderot exerçait à Langres la profession de coutelier, de père en fils, depuis deux cents ans lorsque Denis Diderot vint au monde, au mois d'octobre 1713. Son père était un homme d'un caractère antique, ferme et sévère, qui, revêtu de son tablier d'artisan, avait su gagner l'estime et le respect de tous ses compatriotes. Il était distingué dans sa profession, et même avait imaginé des lancettes d'une forme particulière. Denis était son premier-né : il le destina à l'état ecclésiastique, et à la suc

cession d'un oncle bénéficier. Les parents de Racine dans les mêmes circonstances avaient fait le même calcul; le succès fut pareil le neveu du chanoine Racine fut poëte dramatique; le neveu du chanoine Diderot fut philosophe, et, qui pis est, philosophe matérialiste, et les canonicats s'envolèrent en de plus dignes mains.

Afin de préparer la vocation religieuse du jeune Diderot, on le confia aux soins des pères jésuites, qui avaient la réputation de façonner leurs élèves mieux que ne faisait l'université, et qui dans ce moment précis mettaient la dernière main à Voltaire. Diderot, âgé de neuf ans, entra au collége des jésuites de Langres; à douze ans, il fut tonsuré par provision.

Les jésuites étaient trop fins pour ne pas apprécier ce que valait déjà et ce que pourrait un jour valoir leur élève. Ils lui persuadèrent de s'enfuir de la maison de son père; un jésuite, à qui il était attaché, devait lui servir de guide. Heureusement l'esprit de prosélytisme qui possédait alors Diderot fit qu'il ne voulut pas se sauver tout seul : il confia son projet à un sien cousin, l'exhortant à profiter d'une si belle occasion de salut. Le cousin feignit de se laisser Séduire, et quand il fut bien maître du secret, alla tout conter au père Diderot. Minuit était l'heure marquée pour l'évasion; mais les clefs de la porte cochère ne se trouvèrent pas : contre son habitude, le père Diderot, en s'allant coucher, les avait prises. Tout à coup il parut devant son fils « Où allez-vous? Aux jésuites de Paris, où je dois entrer. Pas ce soir; demain nous verrons. Commencons paraller dormir (1).»

Le lendemain le père et le fils montèrent dans le coche de Paris, et peu de jours après Diderot était installé au collège d'Harcourt.

Au collége d'Harcourt Diderot faisait les devoirs de ses camarades plus faibles, et leur en laissait l'honneur. Une fois il composa de cette façon une pièce de vers si éloquente qu'elle faillit faire chasser celui qui l'osa signer : c'était le discours du serpent à notre mère Ève, pour la séduire. Aussi pourquoi donner à des écoliers à faire le discours du serpent? Hors du collége Diderot continua de faire les devoirs de Grimm, de l'abbé Raynal, et de bien d'autres, qu'on ne sait point. Son temps, sa peine et ses idées furent toute sa vie au service du premier venu.

Au sortir du collége, il entra chez un procureur, M. Clément de Ris, qui', en sa qualité de compatriote, voulut bien se charger de lui faire étudier le droit. Diderot apprenait l'anglais, l'italien, se perfectionnait dans le grec, le latin, les mathématiques, mais ne touchait pas au code. M. Clément de Ris lui demanda de s'expliquer nettement. Voulait-il être procureur?

(1) Cette scène est exactement celle du Philosophe sans le savoir ( troisième acte, cinquième scène.) Je ne serais pas surpris qu'elle eût été fournie par Diderot à son ami Sedaine,

Non. Avocat? Non. Médecin peut-être? Pas davantage. Quoi donc? « Rien du tout! J'aime l'étude je suis fort heureux, fort content; je ne demande pas autre chose. >>

Le père, averti de cette réponse et de cette vocation particulière de son fils, lui ordonna de choisir une profession sur-le-champ ou de revenir à Langres. Le fils fit la sourde oreille, et resta à Paris. Le père supprima la pension; le fils se mit à donner des leçons pour vivre. Il enseignait les mathématiques, le latin, le grec, tout ce qu'on voulait, tout ce qu'il pouvait. La moitié du temps on le payait en livres, en meubles, en petits cadeaux. Le moindre grain de mil eût bien mieux fait son affaire. D'autres payaient en politesses; il s'en trouva qui ne payaient pas du tout. N'importe : Diderot allait toujours. De temps en temps il écrivait à son père, qui ne répondait pas, ou ne répondait que par une sommation de retour. Madame Diderot était moins dure: elle envoyait ses pauvres épargnes en cachette, par une servante dévouée, qui, sans rien dire, y joignit souvent les siennes, et pour les apporter à son jeune maître faisait cent-vingt lieues à pied, soixante pour venir et soixante pour s'en retourner.

Il crut un moment avoir enfin trouvé un poste à sa convenance, en se chargeant de l'éducation des fils d'un financier appelé M. Randon d'Hannecourt. L'illusion fut de courte durée. Le gouverneur s'était fait l'esclave de ses élèves, dormant, jouant, se promenant, prenant tous ses repas avec eux, ne les quittant pas une minute, et ne voyant personne que ces marmots. Au bout de trois mois de cette galère, il pria M. Randon de le remplacer: il n'y pouvait plus tenir, il était jaune comme un citron, et son intelligence se perdait avec sa santé : « Je fais de vos enfants des hommes, mais je sens que je deviens un enfant avec eux. » Le financier offrit de l'argent. Diderot répondit qu'il se trouvait déjà trop riche. Ce qu'il lui fallait, c'était la liberté; son désir n'était pas de vivre mieux, mais de ne point mourir.

Il remonta donc à son grenier, où il retrouva la misère et l'étude. L'étude le ravissait; l'autre ne l'effrayait guère. Pour la combattre il faisait courageusement arme de tout. Une fois il composa sur commande, pour un missionnaire, six sermons à cinquante écus pièce. A la fin de sa vie, il estimait cette affaire une des meilleures qu'il eût faites. Parfois encore il rencontrait à Paris des compatriotes, à qui il empruntait quel. que légère somme, fidèlement restituée par son père. Enfin, comme Panurge, Diderot avait soixante-trois manières de trouver de l'argent; mais tous ces expédients ne l'empêchaient pas d'être parfois réduit à l'extrême détresse. Par exemple, le jour du mardi gras 1741 il se trouvait, à vingt-huit ans, sans un écu dans sa poche. Il essaye de travailler; mais le souvenir du temps passé et des joies de famille troublait

son application. Il sort, il promène sa mélancolie aux endroits les plus écartés, sans autre résultat que d'aiguiser encore la faim qu'il ne peut satisfaire. Le soir il rentre à jeun à son auberge, s'assied, et s'évanouit. Son hôtesse, émue de compassion, se hâta de lui faire une rôtie au vin, avec quoi il s'alla coucher. « Ce jour-là, ditil, je jurai, si jamais je possédais quelque chose, de ne refuser de ma vie un indigent, de ne point condamner mon semblable à une journée aussi pénible. Jamais, ajoute madame de Vandeul, jamais serment ne fut plus religieusement observé. »

)) (

Diderot, doué d'une belle figure, d'une santé robuste, d'une complexion ardente, apprend un matin que deux dames logeaient près de lui, dans la même maison; deux dames pauvres, retirées, vivant de leur travail. Curieux, il s'in⚫ forme c'est la mère et la fille. Madame Champion, née mademoiselle de Malville, est veuve d'un mari qui l'a ruinée par sa fureur de spéculations. Mademoiselle Annette Champion est une jeune personne grande, belle, pieuse et sage. Diderot s'introduit, se fait aimer, et demande la main de mademoiselle Champion. « Vous marier! disait madame Champion, et avec quoi? sans état, sans autre bien qu'une langue dorée, dont vous renversez la cervelle de ma fille? » Elle y consentit cependant; et Diderot fit un voyage à Langres, pour aller chercher ses papiers et le consentement de son père, Les papiers, il les eut facilement; mais pour le second point, il fallut s'en passer. Le vieux coutelier traita son fils de fou, et le menaça, s'il réalisait ce projet de mariage, de sa malédiction. Diderot, de retour, rendit un compte fidèle de ce qui s'était passé tout fut rompu, et on le pria de supprimer ses visites. Il en fit une maladie, durant laquelle ses pitoyables voisines vinrent le soigner; et lorsqu'il put sortir, ce fut pour aller à l'église épouser mademoiselle Champion. On les maria secrètement, à minuit, Saint-Pierre, en 1743 (1). Diderot avait trente ans; il n'avait encore rien publié.

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Les besoins de son ménage amenèrent ses premiers rapports avec le public: il traduisit de l'anglais l'Histoire de Grèce, de Stanyan. Ce travail lui fut payé cent écus. On conte que le libraire ayant apporté cet argent en l'absence de Diderot, le remit à madame Diderot, et que celle-ci, dans sa naïveté, ne comprenant pas qu'une liasse de papier pût valoir une si énorme somme, fit à son mari de vifs reproches d'avoir trompé ce pauvre homme de libraire, et le voulait contraindre à restitution. Une femme d'un esprit aussi simple ne pouvait plaire longtemps à un homme du caractère de Diderot, non plus que la vie étroite à laquelle il lui fallait s'assujettir. Le bruit du mariage était allé jusqu'à Langres,

(1) Madame de Vandeul dit 1744; mais la traduction de Stanyan est de 1743, et madame de Vandeul dit ellemême que son père la fit étant déjà marié.

grossi de toutes sortes de calomnies contre la jeune femme le père Diderot écrivit pour avoir des explications. Diderot embarque simplement dans le coche sa femme et son fils nouveau-né, et il répond à son père : « Elle est partie hier, elle « vous arrivera dans trois jours; vous lui direz << tout ce qu'il vous plaira; et quand vous en << serez las, vous la renverrez. » On la garda trois mois, et Diderot profita de l'intervalle pour se lier avec une autre femme.

Cette femme était une manière de bel esprit femelle, qu'on appelait madame de Puisieux, mariée à un littérateur, comme elle, des plus médiocres. Pendant dix ans elle désola madame Diderot, et ne cessa d'importuner Diderot de ses demandes d'argent. Ce fut pour y satisfaire que Diderot composa ses premiers ouvrages : l'Essai sur le Mérite et la Vertu rapporta cinquante louis à madame de Puisieux, qui n'avait ni vertu ni mérite. Il paraît que cinquante louis étaient la taxe imposée par la maîtresse à l'amant; car à ce même prix furent vendus suc cessivement les Pensées philosophiques, l'Interprétation de la Nature, et les Bijoux indiscrets. Ce dernier ouvrage est tout à fait digne de son origine. La bourse de madame de Puisieux se trouvait-elle vide, Diderot, avec sa facilité pleine de verve, improvisait une brochure philosophique ou licencieuse, n'importe. Les Pensées philosophiques lui coûtèrent trois jours, du vendredi saint au jour de Pâques. Il mit quinze jours aux Bijoux indiscrets, honteuse ordure, qu'on a prétendu excuser un peu par l'originalité de la donnée, car on avoue que le reste est sans esprit; mais on ignore que cette donnée, Diderot l'a prise dans un vieux fabliau du treizième siècle (1), où elle est mise en œuvre avec plus de retenue et d'habileté; en sorte qu'il ne reste à l'imitateur que la turpitude de ses détails. Il faut être Naigeon l'Athée, c'est-àdire l'Absurde, pour trouver à louer la sagesse et la philosophie des Bijoux indiscrets.

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De nouveaux besoins de madame de Puisieux produisirent la Lettre sur les Aveugles (1749). La philosophie de Diderot a fait bien du chemin depuis trois ans ! Dans les Pensées philosophiques il détestait les faux athées et plaignait les vrais. -«XXII, Je distingue les « athées en trois classes. Il y en a quelques-uns qui vous disent nettement qu'il n'y a point de Dieu, et qui le pensent ce sont les vrais « athées; un assez grand nombre qui ne savent << qu'en penser, et qui décideraient volontiers la question à croix ou pile : ce sont les athées « sceptiques; beaucoup plus qui voudraient qu'il n'y en eût point, qui font semblant d'en «< être persuadés, qui vivent comme s'ils l'é« taient : ce sont les fanfarons du parti. Je déteste «<les fanfarons: ils sont faux ; -- je ́plains les << vrais athées : toute consolation me semble

"

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(1) Voyez Barbazan, Fabliaux, t. III.

« morte pour eux; et je prie Dieu pour les « sceptiques, ils manquent de lumières. »

:

Mais dans la Lettre sur les Aveugles ce n'est plus cela Diderot ne plaint déjà plus les athées d'aucune espèce, et ne prie plus Dieu pour eux; bien au contraire, l'athéisme de l'aveugle-né Saunderson lui semble ce qu'il y a dans le monde de plus logique.

Voltaire était alors à Cirey; Diderot lui envoya son ouvrage, et ce fut l'occasion de l'estime et de l'amitié qui les unirent toute leur vie. Voltaire donne de grands éloges à ce livre, qui dit beaucoup et qui fait entendre davantage. « Mais, ajoute-t-il, je vous avoue que je ne suis point du tout de l'avis de Saunderson, qui nie un Dieu parce qu'il est né aveugle. Je me trompe peut-être ; mais j'aurais à sa place reconnu un être très-intelligent qui m'aurait donné tant de suppléments de la vue... Il est fort impertinent de prétendre deviner ce qu'il est, et pourquoi il a fait tout ce qui existe ; mais il me paraît bien hardi de nier qu'il est. » Naigeon a publié pour la première fois la réponse de Diderot à Voltaire : :- « Le sentiment « de Saunderson n'est pas plus mon sentiment « que le vôtre; mais ce pourrait bien être parce que je vois. » Diderot part de là pour rentrer dans les développements d'une métaphysique si subtile, qu'il est difficile d'y rien comprendre; il est douteux qu'il se comprit bien lui-même. Ce qu'il y a de plus clair, c'est son désir de montrer sa déférence pour l'opinion de Voltaire; mais au fond ils ne s'entendirent jamais parfaitement sur ce point l'un toute sa vie soutint l'existence de Dieu; l'autre la contesta, et parfois la nia, dans le dépit de sa raison révoltée (1).

On avait brûlé les Pensées philosophiques; l'auteur de la Lettre sur les Aveugles füt enfermé à Vincennes.

:

Vincennes avait alors pour gouverneur le marquis du Châtelet, l'époux de la célèbre Émilie. Il adoucit la captivité de Diderot par tous les moyens en son pouvoir : le prisonnier mangeait à la table du gouverneur, et recevait toutes les visites qu'il lui plaisait c'est ainsi qu'il reçut entre autres la visite de Rousseau, avec qui depuis longtemps il s'était lié d'une étroite amitié. Rousseau raconte dans le VIIIe livre des Confessions comment cette visite devint une ère dans dans sa vie. C'est en se rendant à Vincennes à pied qu'il conçut l'idée de son fameux Discours à l'Académie de Dijon; mais les deux philosophes ne sont pas d'accord sur un point essentiel Rousseau en racontant l'anecdote de la prosopopée de Fabricius. tracée au crayon, sous un chêne, établit qu'il avait conçu l'idée de son discours dans le sens où il fut écrit, c'est-à-dire contre les lettres et

(1) On lit dans la Biographie Michaud que Diderot traitait Voltaire de cagot. C'est un de ces petits contes en l'air forgés ou trop facilement admis par l'esprit de parti qui dirigeait ce livre. On verra plus loin quelle confiance mérite la Biographie Michaud quand elle parle des philosophes.

les sciences. Suivant le récit de Diderot (et Diderot n'était pas menteur), le projet de Rousseau était au contraire de résoudre la question en faveur des lettres; et c'est lui, Diderot, qui l'en aurait détourné comme du pont aux ánes, et lui aurait indiqué la voie du paradoxe où Jean-Jacques rencontra son premier succès et demeura engagé le reste de sa vie. La version de Diderot se trouve confirmée par les témoignages circonstanciés, positifs, de madame de Vandeul, de Marmontel et de l'abbé Morellet. L'abbé nous apprend de plus que cette opinion était celle de toute la société du baron d'Holbach. (Mémoires, I, p. 115 et 116.)

Si Diderot avait laissé Jean-Jacques suivre son premier mouvement et prendre parti pour les sciences et les arts, qui sait ce qui en fût arrivé? Peut-être la destinée de Rousseau eutelle été complétement différente. L'orgueil de la persévérance enchaîna Jean-Jacques à son début. Une fois posé en ennemi de la civilisation, ce premier pas détermina la route qu'il suivit jusqu'au bout, et où il rencontra tant d'épines! Ne serait-ce pas cette réflexion secrète qui lui arrachait à la fin de ses jours ce cri douloureux sur le parti qu'il choisit alors: Je fus perdu!.... Là peut-être se cache la cause intime de sa rupture avec Diderot, qu'il regardait comme l'auteur de ses misères, mais trop fier pour les avouer ni les lui reprocher. Jean-Jacques sentait bien que sa gloire lui venait de la même source que son malheur; aussi son amertume contre Diderot ne put-elle jamais s'exhaler sans un mélange de tendresse et de regrets.

Cependant Diderot s'ennuyait d'être enfermé à Vincennes ; il imagina d'interroger le sort, afin de connaître le terme de sa captivité. La tentative, pour un esprit fort, n'était pas trop philosophique, mais l'ennui excuse bien des choses; et il n'employa pas un procédé vulgaire, comme de souffler sur un chardon, d'effeuiller une marguerite, ou de jeter à croix ou pile. Fi donc ! c'est de la superstition, cela! Diderot releva sa faiblesse d'un air d'érudition et d'antiquité : « J'avais un petit Platon dans ma poche, et « j'y cherchai, à l'ouverture, quelle serait la « durée de ma captivité, m'en rapportant au « premier passage qui me tomberait sous les « yeux. J'ouvre, et je lis au haut d'une page : « Cette affaire est de nature à finir promp«tement. Je souris, et un quart d'heure après « j'entends les clefs ouvrir les portes de mon « cachot: c'était le lieutenant civil Berryer, qui << venait m'annoncer ma délivrance pour le len<< demain (1).

On voit avec plaisir que l'incrédulité de Diderot était d'une espèce intermittente. Qui croit aux sorts platoniques doit à plus forte raison croire en Dieu, sinon en Jésus-Christ.

Peu de temps après qu'il fut rendu à sa fa

(1) A mademoiselle Voland, du 23 septembre 1762.

mille et à ses travaux, son père, qui se faisait vieux, lui témoigna le désir d'embrasser encore une fois sa petite-fille avant de mourir. Sur le champ madame Diderot se mit en route pour Langres avec son enfant. Elles restèrent trois mois en Champagne; c'était trop long pour Diderot. Une infidélité constatée de madame de Puisieux avait amené une rupture avec cette indigne maîtresse; madame Diderot, hélas! n'y gagna pas grand chose. Pendant sa première absence, son mari s'était lié avec madame de Puisieux; pendant la seconde, il se lia avec mademoiselle Voland. Il avait alors quarante-six ans. Mademoiselle Voland vivait avec sa sœur et sa mère, veuve d'un financier; elle paraît avoir été une personne spirituelle, sensée, honnête (à cette faute près), digne en un mot de l'attachement qu'elle inspira pendant plus de vingt ans, et qui dura jusqu'à la mort de l'un et de l'autre. La maturité, qui aurait dû préserver Diderot, lui inspira du moins un meilleur choix : le premier avait été l'effet de la passion; celui-ci, fondé plutôt sur l'amitié que sur l'amour, ne dérangea point la paix du ménage : madame Diderot se résignait; mais cette résignation n'efface point les torts de son époux. Il les sentait bien, car, dans un accès de remords, pénétré de sa fragilité et désespérant de lui-même, il s'écrie : « Qu'attendre de «< celui qui a oublié sa femme et sa fille, qui « s'est endetté, qui a cessé d'être époux et << père (1)? »

On a retrouvé en Russie les lettres de Diderot à mademoiselle Voland (2). Cette correspondance, souvent interrompue, va du mois de mai 1759 au mois de septembre 1774. De tous les écrits de Diderot, c'est peut-être le plus amusant et le plus intéressant, car c'est là qu'on apprend le mieux à connaître l'homme : c'est le vrai miroir de Diderot; il s'y montre naïvement avec tous ses défauts et toutes ses qualités, comme Dieu l'a fait, philosophe, poëte, artiste, homme d'esprit, bon homme, convaincu de ses forces et de son mérite, et bavard... ah, bavard par-dessus tout! Les anecdotes pleuvent, toujours racontées avec une verve inépuisable. Ce sont les mémoires les plus piquants sur le dix-huitième siècle. L'intérieur de la famille d'Holbach y est peint à ravir. Quelle société, quels personnages! Madame d'Aine, mon fils d'Aine, le baron, l'ami Grimm, le père Hoop surtout, cet excellent père Hoop, l'abbé Galiani, madame Geoffrin, tout y est. C'est le cas de dire, avec le poëte: Sufficit una domus.

L'art dramatique était un des sujets sur lesquels Diderot aimait le mieux à s'étendre. Il se croyait appelé à régénérer le théâtre, et cette conviction était partagée par tous ceux qui l'a

(1) Regrets sur ma vieille robe de chambre.

(2) Mais non les réponses de mademoiselle Voland. Cette perte paraît regrettable.

vaient entendu exposer ses théories: il restait à essayer la pratique. Ce moment, attendu avec impatience, arriva enfin l'année 1758 vit la première représentation du Père de famille, par laquelle le drame fut inauguré sur la scène française. Diderot ne cachait pas l'estime qu'il faisait de sa pièce et les hautes espérances qu'il y fondait. Le Père de famille devait créer un nouveau genre, qui serait le plus large, le plus fécond, le plus vrai, ou, pour mieux dire, le seul vrai, le genre sérieux et honnéte; comme si la comédie et la tragédie eussent été des genres frivoles et malhonnêtes. Diderot avait prétendu se peindre lui-même au caractère de Saint-Albin, et retracer l'histoire de sa passion pour sa femme lorsqu'elle était mademoiselle Champion. D'autres circonstances prises dans la vie réelle lui semblaient devoir produire cet effet de vérité irrésistible après laquelle il courait toujours et lui garantir le succès. Cette grande attente fut trompée. Malgré les talents réunis de Préville et de mademoiselle Gaussin, Le Père de famille ne put dépasser huit ou neuf représentations. La critique fit son devoir d'observer que les trois premiers actes étaient effrontément pillés de Goldoni (Il vero Amico), auxquels l'auteur avait cousu un dénoûment postiche et embrouillé. On trouva insupportable la manière d'écrire adoptée par Diderot, et qui consistait à ne jamais finir une phrase, mais à en remplacer la seconde moitié par des points; on se fatigua pardessus tout des prétentions prodigieuses de Diderot à la vérité, à la naïveté, à la sensibilité, à la profondeur, à la vertu, etc., etc. Cette pédanterie et ces défauts avaient paru encore plus choquants dans Le Fils naturel, joué l'année précédente, et où le romanesque, les pleurnicheries, l'emphase et l'ennui des sermons sont portés au comble (1). Diderot écrivit d'amples théories à l'appui de son système dramatique: tout ce fatras est depuis longtemps oublié, et mérite de l'être. Il est bon cependant de remarquer que Diderot réussit complétement de l'autre côté du Rhin. Les bons Allemands donnèrent en plein dans le système. Il faut entendre Bouterweck louer Diderot sur le naturel et la vérité de ses drames : « Il avait un tact si déli«< cat à saisir les rapports moraux, tant de talent << pour imiter dans ses écrits le langage naturel << de la vie commune!... Bien qu'il s'avance pas « à pas comme un géomètre, mesurant sa route dramatique d'après ses principes, et calculant très-méthodiquement l'effet de chaque scène et << presque de chaque mot, néanmoins il évite, à « force d'art, l'apparence d'un travail tendu. H << y a peu de pièces de théâtre plus naturelles que « Le Père de famille et Le Fils naturel (2). »

«

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(1) Palissot affirme que l'on ne put aller jusqu'au bout de la première représentation; cela est inexact. On voit dans la correspondance de La Harpe que Le Fils naturel fut joué deux fois.

(2) T. VI, p. 372 de l'éd. allem.

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